Le Colosse de Rhodes/2/5

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 130-139).

V

La blanche Camire se penchait au-dessus des eaux. Bâtie à l’est des monts Atabyriens qui traversaient toute l’île dans sa longueur, elle était, avec Ialysos et Lindos, l’une des trois anciennes villes fondées par Tiépolème, et que les filles de Danaüs avaient visitées. Des trois, elle était la plus gracieuse et la plus fleurie, la moins déchue aussi, car elle avait su garder le charme de sa jeunesse à travers le temps. Une longue avenue de peupliers conduisait à la petite place taillée en exèdre où chaque mois, à la lune nouvelle, les adolescents s’exerçaient à des jeux en l’honneur des dieux camiréens, Junon et Neptune, qui y avaient leurs temples ; et, sur le sommet de la montagne, Jupiter conservait l’antique hiéron, où il avait été adoré par vingt générations d’hommes. Mais un peu plus loin, un sanctuaire avait été élevé à Hercule. C’était là désormais que les éphèbes vainqueurs venaient recevoir leurs couronnes. Le culte de la Force remplaçait là aussi celui de l’Idée. La blanche Camire sur ses épaules d’argile avait jeté le manteau du lion.

Or Lyssa connaissait bien ce sanctuaire, et, chaque mois, elle y venait tresser les couronnes de peuplier dont elle choisissait les branches les plus souples ; d’un vert très sombre ou d’un blanc argenté, selon que le vent inclinait ou relevait leur feuillage, ces branches de l’arbre consacré à Héraclès symbolisaient le jour et la nuit, les ténèbres et la lumière. Les jeunes prêtresses les touchaient avec respect : n’était-ce pas le dieu solaire qui déterminait le travail des sèves, qui fécondait sans cesse la nature, qui animait, qui embellissait les forêts, les vergers et les plaines ? Chaque plante, chaque brin d’herbe avait sa vertu secrète, sa puissance inconnue et redoutable. Une fleur vénéneuse pouvait donner la mort ; une autre recélait une énergie abondante sous les plis de sa corolle. Tout s’enchaînait, tout se complétait dans le grand mystère des mondes… Lyssa ne cherchait pas à en comprendre davantage ; et, depuis qu’elle aimait, ces choses obscures lui paraissaient simples et n’intriguaient plus son esprit.

Elle avait dit à Likès : « Tu viendras avec moi tresser les couronnes. Nous irons ensuite nous reposer sous les peupliers. Voici la fin du mois de Boedromion, et la mauvaise saison est proche. Cher Likès, profitons encore de cette occasion de nous rejoindre loin de la ville, sans la crainte incessante d’être reconnus ou devinés. Il est si doux de se donner l’illusion de s’appartenir comme des fiancés, comme des époux… »

Likès avait cependant hésité, car de plus en plus il était pris par l’effort incessant que nécessitait la surveillance des travaux de l’Arsenal. Alexios, inquiet et ambitieux pour son frère, était constamment auprès de lui. La visite de Flaminius se faisait proche. Ce jour-là on devait mettre à l’eau les vingt-cinq galères et le nouveau pentécontore, chef-d’œuvre de légèreté et de robustesse, que le Sénat romain avait demandés à Rhodes, sachant que nulle part ailleurs on ne construisait des navires aussi parfaits. Likès chaque jour descendait voir les progrès de cet énorme travail. Pour stimuler le zèle des ouvriers, il avait établi entre eux une sorte de rivalité permanente, et, d’accord avec les autres mastères, il avait décidé que la ville doterait richement ceux qui feraient preuve de plus d’activité et de plus d’adresse. Les heures, les minutes devenaient précieuses. Comment les chefs ne donneraient-ils pas eux-mêmes l’exemple de la discipline et du dévouement à la patrie ?

Pourtant les instances de Lyssa et le propre désir que Likès portait dans son cœur avaient triomphé de ces hésitations. Lui aussi, il avait pris le chemin de la blanche Camire ; et, pour arriver plus vite, il avait fait seller un cheval dont il avait souvent éprouvé l’endurance et l’ardeur. Sur la route argileuse, il galopait éperdument ; ce qu’il laissait derrière lui, l’ambition, l’orgueil et même la noble folie de la gloire, tout cela valait-il l’extase amoureuse où le plongeait la présence de sa jeune maîtresse ? Tout cela valait-il un de ces baisers par lesquels leurs deux êtres, pris de vertige, touchaient aux confins de l’éternité ? Échappé à l’atmosphère de la capitale, à l’influence d’Alexios, à la contagion de tous ces gens enfiévrés qui couraient après la richesse, il respirait librement, comme un homme seul et nu qui se réveille d’un songe pesant. Des adolescents passaient, portant sur leur front les belles couronnes de peuplier argenté ; ils venaient de combattre sur la place étroite de leur bourg natal, et sans doute ils allaient rejoindre la vierge qu’ils aimaient. Ceux-là ne cherchaient point d’autre bonheur que le simple bonheur qui leur était dévolu. Likès tourmentait les flancs de son cheval. Pourvu que Lyssa l’ait attendu ! Pourvu qu’elle n’ait pas perdu patience, une fois la fête terminée ! Le jour commençait déjà à décroître. Un peu de brume enveloppait la crête de la grande montagne ; le vieux temple de Jupiter Atabyrien, entouré de ses grands cylindres de pierre, s’entrevoyait à peine comme un palais fantastique dans les nuages ; et, sur le bord des eaux, la blanche Camire, basse et paisible, rêvait de son homérique passé…

— Tu m’aimeras toujours, Lyssa ? avait demandé Likès, en retenant la petite Veuve contre sa poitrine.

Elle avait souri ineffablement. Cette question lui paraissait étrange. L’excès de sa félicité présente lui remontait jusqu’aux paupières et masquait devant ses yeux l’avenir. Si elle-même avait eu des craintes, elles étaient dissipées. Jamais Likès ne s’était montré plus tendre, plus profondément épris. Il était venu, il avait tout quitté pour elle. Comment ne l’aurait-elle pas adoré ? Et s’ils s’aimaient tant aujourd’hui, pourquoi demain ne s’aimeraient-ils pas davantage encore, puisque chacune de leurs entrevues passagères resserrait les liens qui les unissaient ? Pourtant Likès avait réitéré sa demande, et elle sentait qu’il attendait d’elle une réponse décisive. Alors elle s’ôta de ses bras et lui tendit la petite lame d’or avec laquelle elle avait taillé les branches flexibles des peupliers :

— C’est un serment que tu exiges de moi ? Tu veux un gage de ma tendresse, et mes baisers ne te suffisent pas pour que tu sois certain de ma fidélité ? Tous les hommes, dit-on, sont ainsi. Eh bien ! coupe dans ma chevelure la plus longue de mes boucles. C’est l’hommage que les vierges apportent à Vénus lorsqu’elles font vœu de lui appartenir. Moi, je jure de n’avoir jamais d’autre amant que toi, de te préférer à tout, et de mourir pour toi, s’il le faut, cher Likès !

Elle s’était exaltée en prononçant ces paroles. Sa magnifique chevelure, dorée comme du miel, ondoyait sur ses épaules, et ses mains se joignaient dans un geste enfantin et pieux.

Likès avait coupé la boucle blonde et l’enroulait lentement à son poignet. Ce contact soyeux lui rappelait les premières minutes d’amour, sa première caresse sur le front blanc de Lyssa. Et il s’étonnait maintenant d’avoir fait cette chose barbare, d’avoir osé mutiler cette admirable chevelure. Mais Lyssa riait, en secouant sa tête légère :

— Il n’y paraît pas, regarde ! Et je suis heureuse, Likès, si heureuse que tu emportes un peu de moi-même !

Likès la contemplait, ému :

— Et moi, que te donnerai-je en échange ?

— Rien ! Je ne veux rien, ni promesse, ni offrande. En ai-je exigé lorsque je me suis livrée à toi ? À quoi d’ailleurs servent les serments et les paroles ? C’est le cœur et non point la volonté qui décide de l’amour. C’est lui qui ravit ou qui tue, qui suscite la joie ou le désespoir. C’est ton cœur, Likès, que je veux, et, pour me le donner, il faudrait t’ouvrir la poitrine.

Elle riait encore, mais un peu de l’émotion de Likès l’avait gagnée.

— Asseyons-nous, dit-elle, et écoutons la chanson des peupliers.

La brise qui précède le crépuscule s’était levée et faisait doucement frémir les feuillages. Des harpes invisibles vibraient aux branches. Leurs accords se prolongeaient dans le silence, s’enflaient ou s’apaisaient, comme des soupirs sortis de poitrines d’hommes. Il y avait des murmures et des sanglots dans ce concert éolien que le vent arrachait à l’âme des grands peupliers, debout dans la nuit. Des voix lointaines y répondaient, celles de la mer et des torrents qui se précipitaient des hauteurs de la montagne, emportant dans leur course les fleurs pâmées des lauriers-roses penchés sur eux. — Mais toutes les autres voix s’étaient tues, et Lyssa, qui avait mis sa main dans la main brûlante de son amant, n’entendait plus rien que les petits battements de ses artères ; et le bruit de cette vie qui absorbait la sienne lui paraissait plus formidable que toutes les rumeurs de la mer et que la plainte éperdue des torrents. Elle s’endormit, bercée par la chanson des peupliers ; ses cheveux s’épandirent sur les genoux de Likès, comme les rayons d’une blonde étoile, tombée du ciel.