Le Colosse de Rhodes/2/2

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 99-109).

II

Le lendemain de ce jour les mastères étaient réunis, sur la place du Peuple. Une grande nouvelle venait d’arriver : les Romains avaient triomphé d’Antiochus dans ce même défilé des Thermopyles où quatre cents ans auparavant Léonidas avait remporté une inoubliable victoire ; Flaminius, leur lieutenant, se préparait à venir remercier les Rhodiens de leur appui.

Des cris, des exclamations de joie retentissaient de tous côtés, et le navarque Pausistrate, qui venait de déboucher sur la place, était entouré par les mastères qui commentaient avec lui l’heureuse nouvelle.

— Où donc est Likès ? Serait-il absent ? demanda soudain le navarque.

Alexios, qui se trouvait dans la foule, s’avança vers lui :

— Mon frère est sans doute retenu à l’Arsenal par les devoirs de sa charge. Veux-tu que j’aille le chercher et que je le ramène ici ?

— Non, dit Pausistrate, je parlerai à Isanor lui-même, près duquel je vais me rendre. Il faut que nous fassions à Flaminius, quand il viendra, une réception digne de lui.

— Nous avons le temps d’y penser, répondit négligemment Alexios. Flaminius ne débarquera pas dans notre île, avant qu’Antiochus lui-même se soit décidé à prendre la mer. Or tout le monde sait que l’amour retient le roi de Syrie sur le rivage de la Grèce.

Pausistrate dédaigna de répondre. Son âme de soldat goûtait peu les propos vains du riche armateur. Puis il était préoccupé d’une autre question plus grave : il venait d’apprendre que l’un des anciens capitaines de la flotte rhodienne, Polyxénidas, s’était mis au service d’Antiochus. C’était là le rival dangereux, celui qui connaissait à fond les ressources navales de l’île, celui pour qui la science technique des chefs n’avait pas de secrets, qui tout jeune avait appris avec les matelots à gouverner un navire, comme on gouverne un coursier rapide, docile au mors. En passant dans le parti ennemi, Polyxénidas s’était vengé de n’avoir pas grandi assez vite. Et ce Rhodien déserteur inquiétait davantage le navarque que toute la puissance légendaire du roi de Syrie.

Quand les mastères se furent retirés et que le peuple enthousiaste et parlant haut se fut dispersé sous les Stoa, Pausistrate prit le chemin de l’Arsenal. Le palais d’Isanor, revêtu d’une couche de carmin comme le reste des bâtiments, mais se détachant sur l’ensemble par la sveltesse de ses tourelles, miroitait devant ses yeux. Et le Colosse, entre l’Étable et le Grand Port, semblait plus formidable que jamais, dressé, devant l’étendue sans fin de la mer.

Sous le portique de la Deigma, le navarque s’arrêta un instant. Une rumeur incessante en sortait. Des voix innombrables, dont on ne distinguait aucune, mais qui formaient un bruit pareil à celui d’une forge où tous les marteaux frappent à la fois sur l’enclume, des voix qui parlaient toutes les langues, dont les accents étaient pittoresques et divers, remplissaient l’immense Bourse qui était bâtie comme un temple, comme une basilique aux salles de marbre. Des statues d’or décoraient l’entrée ; elles représentaient la Fortune debout, assise, couchée, en marche vers l’occasion favorable, la Fortune avec sa roue, la Fortune avec son bandeau, la Fortune clairvoyante et aveugle, la Fortune toujours, qui s’offrait aux désirs des ambitieux venus là pour conquérir ses faveurs. Le jeune navarque sourit. Il lui plaisait que Rhodes répondît ainsi à son destin, et qu’à l’Occident de la ville cette Deigma, poussée comme un champignon énorme et vénéneux, absorbât l’activité des désœuvrés, des inutiles, de tous ceux qui ne pouvaient manier la rame ou l’épée. Mais bientôt il reprit son chemin. Il avait hâte de causer avec Isanor des événements de ce jour et de ceux qui se préparaient. Puis il pensait aussi à Namourah, à cette juive opulente et désirable dont il avait souvent admiré la beauté. Était-elle fidèle à son vieil époux, ou cachait-elle à l’ombre de son palais quelque amant juvénile avec qui elle dépensait ses ardeurs ? Les femmes à Rhodes étaient vertueuses. Celle-ci était une Tyrienne au sang vermeil comme la pourpre liquide dans laquelle on teignait les éblouissantes tuniques des rois. Celle-ci était savante, informée et redoutable, et c’était bien à une de ses pareilles, à une de sa race que le serpent antique avait enseigné les secrets de l’art de séduire dans les jardins enchantés de l’Éden. Elle intriguait le navarque, qui voyait en elle l’énigme de l’éternel féminin. Moins prudent, moins absorbé par le commandement de ses galères, il eût peut-être essayé de s’en rapprocher…

Pour entrer dans le palais d’Isanor, il fit le tour des bassins à flots. La mer clapotait sur les carènes des navires ; le soleil faisait étinceler leurs rostres d’acier. Dans les trirèmes, les rames au repos semblaient des bras croisés sur des poitrines. Les vaisseaux à voiles avaient leurs mâts repliés comme des ailes sur les flancs d’un oiseau qui dort. Mais qu’il fît un signe, lui, le navarque, et tout cela allait se réveiller, s’animer, devenir une force terrible, dévastatrice… Un frisson d’orgueil le secoua et la volupté de son métier abolit devant ses yeux la vision troublante de Namourah.

Il allait la retrouver bientôt. Sur une terrasse du palais, elle se tenait à demi couchée, les bras nus, et le visage tourné vers l’Orient qui la baignait d’une lumière plus fluide. Isanor était auprès d’elle. Et le vieil esclave Machaon, étendu à leurs pieds comme un chien docile, faisait brûler des parfums dans une cupule de cuivre posée sur la mosaïque.

— Ainsi Likès est absent ? demanda Namourah, après avoir écouté ce que le navarque venait de dire à Isanor.

— Il n’était pas tout à l’heure sur la place du Peuple, où tous les autres mastères se trouvaient réunis. Mais son frère Alexios m’a affirmé qu’il devait être retenu par les devoirs de sa charge.

— En effet, dit Isanor avec bienveillance, Likès a une mission très lourde à remplir. C’est un homme consciencieux et intelligent, sur qui je me repose volontiers de la surveillance de l’Arsenal.

Le navarque regarda Isanor en face :

— Il ne faut jamais, prononça-t-il, confier à un autre les soins qui nous incombent. Il y a un proverbe rhodien qui dit : « Ne donne pas ta volonté, même à ton frère, si tu ne veux pas qu’il te prenne ensuite ta maison, ta femme et ton bœuf. » Je l’ai pour ma part toujours mis en pratique et je m’en suis trouvé bien.

Namourah l’interrompit avec hauteur :

— Ce proverbe n’est pas de Rhodes, mais il est inscrit dans le Livre de la Sagesse. La sagesse du grand Salomon s’est déversée sur le monde comme l’ombre du figuier sur le chemin.

— Tu as raison, dit Isanor doucement ; mais Salomon se laissa prendre aux charmes de la reine de Saba. Il n’y a de véritable sagesse que dans les livres ; les hommes sont tous sujets à faillir.

Namourah sourit et ce sourire flotta longtemps sur ses lèvres. Cependant elle semblait inquiète ; elle s’adressa de nouveau au navarque :

— Peut-être tiens-tu beaucoup à causer avec Likès ? S’il en est ainsi, veux-tu que j’envoie mon esclave Machaon frapper à sa porte ?

Machaon déjà s’était dressé. Mais Isanor l’immobilisa d’un geste :

— Reste ; ou plutôt, va chercher des coupes et du vin de Chypre. Le navarque demeurera avec nous jusqu’au moment où je descendrai moi-même dans les bâtiments de l’Arsenal.

Pausistrate s’étendit sur un siège d’osier flexible entre les époux. C’était l’heure brûlante où toute la ville prenait du repos. L’air transparent laissait voir les côtes déchiquetées de la Carie, et toutes les petites îles assises sur les flots de la mer Égée. Un peu de brise venait par instants rafraîchir les palmiers immobiles qui bordaient au Sud la terrasse du palais.

— Oui, poursuivit Pausistrate en revenant à sa première idée ; la victoire de Flaminius aux Portes Chaudes est un grand bien pour notre pays ; les gens malavisés qui blâmaient notre alliance avec les Romains ne pourront plus maintenant y trouver à redire. Et quel bel exemple de magnanimité a donné le vainqueur ! Il a pris sous sa protection toutes les contrées menacées par les menées de Philippe et d’Antiochus ; si bien que les Grecs, qui d’abord avaient vu en lui un ennemi, ont fait à Flaminius une ovation, et l’ont porté en triomphe dans les bourgs du Péloponèse !

— J’ai toujours eu confiance dans la force de Rome, déclara Isanor en vidant sa coupe de vin de Chypre. Et je n’ai pas été d’avis de marchander au Sénat les secours qu’il nous a demandés à plusieurs reprises. C’est une ère nouvelle qui commence : tout le vieux système de la guerre orientale, les chameaux et les éléphants chargés de tours, les chars armés de faulx et même les phalanges macédoniennes ont échoué devant le courage des Légions. Il s’agit maintenant de leur faciliter l’entrée de l’Asie.

— Et quel avantage y voyez-vous pour Rhodes ? demanda Namourah, qui suivait l’entretien, nonchalante, mais attentive.

— Quand Rome aura pénétré en Asie et que seront détruites les flottes rivales d’Antiochus et de Philippe, quand les aigles planeront là où jusqu’ici ont flotté les chimères à deux têtes, déclara le navarque sans hésiter, l’Île de Rhodes aura sa part. La Carie, la Crète peut-être, et une partie de la Lycie seront le prix de ses services. Les nations qui autrefois avaient voulu la détruire deviendront l’escabeau sur lequel le Colosse mettra son pied.

Namourah ne répondit point. Ses regards se perdaient dans les profondeurs de l’horizon. Un des voiles qui recouvraient sa tunique traînait à terre, et le pan d’étoffe qui restait sur elle marquait les courbes voluptueuses de son corps.

Alors Isanor se pencha vers elle :

— Nous t’ennuyons avec ces propos, et peut-être aimerais-tu mieux entendre la musique des harpistes ? Machaon, va les prévenir de monter sur la terrasse.

— Non, non, murmura-t-elle ; pas avant le coucher du soleil.

Elle se souleva à demi ; sur la route qui débouchait des campagnes, elle venait de reconnaître Likès. Il marchait vite, comme un homme qui se sent en retard, et son manteau était couvert de poussière. Mais ses pieds semblaient à peine effleurer les cailloux du chemin ; et sur sa tête la lumière faisait danser de blonds rayons.

— D’où peut-il venir à cette heure ? demanda-t-elle en le montrant à Isanor.

L’ombre de Likès grandissait sur la route ; bientôt il fut à la hauteur de l’Arsenal, où il pénétra par une des portes qui donnaient hors de la ville.