Le Colosse de Rhodes/2/1

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 85-97).

I

L’amour dominait maintenant la vie de Lyssa. Elle l’avait connu tout à coup dans sa plénitude. Tous ses rêves, tous ses désirs s’étaient incarnés en Likès qui l’avait prise, qui l’avait subjuguée et enchantée. La volupté, la tendresse, et, plus encore, cette sorte d’exaltation intérieure qui augmente le jeu de toutes les facultés, faisaient d’elle un être nouveau. Dornis et les autres gardiennes du trépied sacré avaient peine à reconnaître la petite veuve de Carie dans cette créature que le bonheur transfigurait.

D’ailleurs elle s’absentait fréquemment ; chaque jour elle trouvait moyen de rejoindre Likès, tantôt dans la ville, tantôt hors des murs, et quelquefois très loin, dans quelque parage isolé de l’île. Aujourd’hui ils étaient allés tous deux visiter la vieille capitale de Lindos, où Likès avait été élevé et qu’à cause de cela Lyssa désirait connaître.

— Emmène-moi, lui disait-elle, toujours, emmène-moi dans les lieux où tes pas ont marqué leur première empreinte, où tes regards d’enfant ont contemplé la lumière. Je veux ressentir tout ce que tu as senti et aimer tout ce que tu as aimé.

Mais ce qu’elle cherchait surtout, c’était de s’isoler avec lui davantage.

Ils avançaient lentement, car le chemin était rocailleux. Des rosiers quand même croissaient à travers les pierres, et jetaient dans le soleil l’éclat rouge et ardent de leurs fleurs. Sur ces routes impraticables aux chars, de grands figuiers étendaient leur ombre protectrice. Tout était austère, recueilli et solennel. Lyssa se serra davantage contre l’épaule de Likès.

— Comme je suis heureuse d’être à toi, cher Likès ! Sais-tu qu’il y aura six mois ce soir que l’on a célébré à Rhodes la fête du Taurobole ? Six mois ! Il me semble que c’est à peine si nous avons eu le temps de nous appartenir… T’ai-je seulement dit toutes les raisons que j’ai de te chérir plus que ma vie ?

— Tu me les diras mieux quand nous serons arrivés là-haut, dit Likès en montrant l’Acropole qui se dessinait comme un triangle sombre au-dessus des quelques maisons de la ville. Là-haut nous pourrons converser tout à notre aise. Je connais un vieux modeleur qui habite le temple de Bacchus-Thionée et qui nous donnera asile. Je lui dirai que tu es ma femme, petite Lyssa, afin qu’il nous mette dans la même chambre pour dormir.

— Ta femme ! murmura Lyssa, en lui adressant un regard passionné. Ne la suis-je pas, en effet ? N’es-tu pas mon époux, plus encore que mon amant ? Tu es le premier homme qui m’ait arraché le cri qu’Éros met sur les lèvres des vierges vaincues ; tu es le seul qui m’ait possédée en réalité et tout entière.

— Tais-toi ! fit Likès en la pressant sur son cœur.

Ils s’embrassèrent sous l’ombre d’un figuier géant, dont les branches tordues traînaient jusqu’au milieu de la route. Baiser divin ! Leurs bouches frémissantes, qui se convoitaient d’avance, furent la source intarissable où ils burent sans rassasier leur désir. Puis ils reprirent le chemin de l’Acropole. Lyssa se faisait plus pesante au bras de son jeune amant.

— Écoute, reprit-elle au bout d’un instant, il faut que je t’avoue quelque chose : Je projette de quitter l’Aleïon pour être libre de me rapprocher de toi.

— Hélas ! dit Likès, à quoi cela nous servirait-il ? Ne suis-je pas, moi, obligé de demeurer à l’Arsenal pour surveiller la fabrication des armes et des galères ? La responsabilité qui pèse sur moi est terrible. Quand je m’éloigne comme aujourd’hui, j’ai toujours peur de quelque surprise fâcheuse au retour.

— N’y pense pas, supplia Lyssa. Soyons tout à la joie de cette heure. Ce serait trop demander aux dieux que de vouloir dérober l’avenir qu’ils tiennent enfermé dans leur main puissante.

— Oui, tu parles sagement, Lyssa ; cueillons le jour qui nous est donné. Ne faisons pas comme ces mortels inquiets et stupides, qui laissent passer la félicité présente pour courir après un bonheur chimérique.

Une même vision d’amour passa devant eux, et ils se sourirent. Puis ils devinrent silencieux, car ils touchaient aux portes de la capitale antique, si vieille, si abandonnée, si déserte, mais si noble encore dans la rigidité de son visage tourné vers l’Orient, qui lui avait donné la vie ! C’était là que Danaüs, débarquant d’Égypte avec ses filles, avait institué les anciens mystères ; c’était là que la Nature était révérée sous le nom de la Minerve Lindienne, comme elle l’était à Saïs sous les traits de l’Isis impérissable. Le temple de la Déesse couvrait le sommet de l’Acropole, tandis qu’un vieux sanctuaire de Bacchus-Thionée, presque en ruines et qui ressemblait à un tombeau, occupait la partie occidentale de la colline. Et de l’autre côté, c’était le théâtre immense et vide dont les gradins de pierre grise descendaient en cercles concentriques jusqu’à la mer. Dans cette enceinte, les Rhodiens des temps héroïques avaient célébré leurs fastes et leurs victoires. Mais, maintenant, plus rien que des souvenirs ! Du jour où la capitale nouvelle avait été construite à coups de lingots d’or, du jour où Hercule-Colosse avait dominé l’espace et défié le monde, toute l’île s’était vidée pour courir à cette splendeur, à cette richesse. Et, mélancoliques, les rares habitants de la ville morte continuaient à adorer en silence leurs anciens dieux…

— Où allons-nous ? demanda timidement Lyssa.

— Chez mon ami, le vieux modeleur Praxitas. Tu dois avoir besoin de te reposer, Lyssa. C’est lui d’ailleurs qui te montrera les trésors que Lindos renferme. Il saura mieux que moi t’expliquer leur beauté et leur histoire.

— Oh ! dit Lyssa en secouant doucement la tête, je n’ai pas besoin d’autre guide que toi, cher Likès. Mais je me reposerai volontiers. Ce chemin si âpre m’a mis les chevilles en sang.

Elle montra ses pieds délicats, chaussés de sandales que retenaient des liens de soie écarlate. Likès se baissa et, la faisant asseoir sur le seuil d’une porte, il dénoua les chaussures, dont il secoua la poussière.

— Maintenant, appuie-toi à mon épaule. Ne crains pas de me fatiguer. Si j’osais, je te prendrais dans mes bras.

Il avait l’orgueil de ses muscles forts, de sa jeunesse dont l’alacrité chantait en lui. L’amour décuplait ses ardeurs. Il était, lui aussi, un jeune Hercule triomphant.

Pour arriver auprès de Praxitas, ils longèrent le versant de la colline qui se trouvait de l’autre côté de la ville. Des oliviers étendaient leurs branches grises sur l’écrin bleu pâle du ciel. Sous leur feuillage quelques maigres saxifrages poussaient dans la terre pierreuse qui décourageait l’effort des plantes et rejetait au dehors les racines bosselées des arbres. L’idée de la lutte s’inscrivait partout. Mais plus loin un jardin de vignes avait réussi à vaincre l’animosité de la terre. Des pampres joyeux couraient au tour des grappes abondantes, et des roses naissaient encore au milieu des ceps surchargés.

— C’est par ici, dit Likès en passant le premier dans le sentier étroit.

Un portique dorique, taillé dans la roche même et formé de douze colonnes, donnait accès à une rotonde assez vaste où la lumière pénétrait par ondes rampantes. C’était le vieux temple de Bacchus-Thionée, bâti au flanc de l’Acropole avant même celui de Minerve. On voyait l’image du dieu sculptée dans un fût de sycomore, son thyrse dans la main et les cheveux secoués par le vent. Des autels en marbre bleu, à demi écroulés et de forme ronde, avaient dû supporter d’autres statues de divinités secondaires ; et des figures de Bacchantes, dont les traits étaient presque effacés, dansaient sur les voûtes revêtues de stuc luisant. Mais il y avait longtemps qu’on ne célébrait plus les orgies nocturnes, et qu’elles avaient cessé de tressaillir, les souples et agiles Bacchantes, au son du tambourin et du sistre. Le dieu qu’elles aimaient, le divin enchanteur, était endormi ; et, comme l’avait dit Lykès à Lyssa, son sanctuaire était devenu un tombeau.

Cependant Praxitas avait entendu les deux jeunes gens causer à voix basse, et, sortant d’une chambre voisine, taillée également dans le roc, il marchait vers eux comme un fantôme d’outre-tombe. Il portait une longue simarre de lin, et sur sa tête une petite calotte qui retenait les boucles de ses cheveux blancs. Ses mains maigres répondaient à son visage expressif, anguleux, plein d’animation et de finesse. Dans la pénombre ses yeux vifs et brillants se posèrent d’abord sur le visage de Lyssa.

— Qui es-tu, jeune étrangère ? lui dit-il, et quelle prière viens-tu adresser au dieu ? Ne sais-tu pas que depuis longtemps ce sanctuaire ne reçoit plus d’adorateurs ? Bacchus-Thionée, le glorieux inspirateur des artistes, a été supplanté par le dieu du sang et de la chair, par l’Hercule de Phénicie qui ne fut qu’un homme avant d’avoir été porté sur les autels. Maintenant, tu le vois, il n’y a plus ici que des ruines. Et je suis le dernier à effeuiller des roses dans cette demeure abandonnée.

Il releva la tête, et tout à coup reconnut Likès :

— C’est toi, mon fils ! et voici sans doute ta compagne. Venez tous deux. Je vous offrirai le miel et les figues dont je me nourris chaque jour ; et pour cette nuit, vous dormirez près de moi.

Il les entraîna dans la pièce qu’il venait de quitter. Elle était presque entièrement obscure, sauf dans un angle éclairé par un candélabre à deux lampes et où le vieux modeleur avait établi son atelier. Là, de petites figurines, des statuettes minuscules, en argent, en électrum ou en cire, atteignaient une perfection qui tenait du prodige. Il en prit une et la mit dans la main de Lyssa.

— Reconnais-tu cette déesse aux traits délicats ? Tu dois l’aimer. C’est l’éternelle Aphrodite, celle que toutes les femmes implorent, celle qu’elles bénissent ou qu’elles redoutent. Je te la donne. Tu la garderas en souvenir de cette journée.

Et, se tournant vers Likès :

— Il y a cinquante ans que je travaille à modeler la cire ou à tailler l’argent avec mon ciseau, comme le faisait mon aïeul Boëthos, dont les chefs-d’œuvre sont enfermés au sommet de cette colline dans le temple de Minerve Lindienne. C’est un métier difficile ; mais il est plein de joies secrètes et fécondes. La volupté de créer est tout entière dans cette action patiente qui fait naître la vie et prolonge notre rêve de beauté.

Il secoua ses cheveux blancs, puis eut un sourire de dédain :

— Je sais bien que dans votre orgueilleuse capitale on n’estime que ce qui est grand ; les statues des maîtres n’attirent l’attention que si elles sont colossales. Il faut étonner, éblouir le peuple avant tout. Mais telle n’était pas la tradition des artistes de notre antique Lindos, qui fut pendant dix siècles le pur foyer où s’élaborèrent les formes harmonieuses et exquises qui servirent de modèles aux plus célèbres artistes du monde. C’est en réduisant les proportions d’une œuvre qu’on arrive à lui donner toute sa perfection, à la parer de toutes ses grâces…

Amoureusement, il caressait de ses doigts nerveux les épaules de l’Aphrodite qui était restée dans la main de Lyssa. Et la petite déesse vivait certainement au milieu d’eux ; certainement elle leur communiquait un peu de son âme.

Il y eut un silence ; le vieil artiste regardait son chef-d’œuvre, et Likès regardait Lyssa. À la lueur onctueuse des lampes, elle avait repris son visage d’enfant, et ses cheveux tirés sur ses tempes en deux bandeaux lourds augmentaient son air candide. Mais il la sentait près de lui passionnée et avide de caresses. Il osa dire à Praxitas :

— Nous n’avons faim, ni l’un ni l’autre ; ne t’inquiète donc pas de nous donner à manger. C’est plutôt de sommeil que nous avons besoin, ma petite compagne et moi.

Praxitas sourit et ne répondit pas. Dans la partie obscure de la chambre se trouvait une consolette chargée de fruits, sur laquelle reposait une longue aiguière d’argent. Il se dirigea de ce côté et fit signe à Likès de le suivre :

— Tu es ici chez toi avec ton épouse. Voici des figues, des dattes fraîches et des olives de nos oliviers dont on dit qu’elles sont supérieures en qualité à celles de l’Attique. Voici dans cette aiguière du vin vieux de quinze ans qui a gardé tout son arôme en perdant son acidité. Et, si vous voulez dormir, voici ma couche que je vous offre. Vous étendrez dessus cette peau de gazelle qui n’a encore servi à personne.

— Mais toi, Praxitas ? demanda Likès avec inquiétude.

— Moi ? Je passerai la nuit dans le Temple ; et mon extase, si elle ne ressemble pas à la vôtre, sera au moins égale. Aimez-vous, jeunes gens, soyez heureux. Le vieux Praxitas a parcouru, lui aussi, le cycle des joies humaines ; maintenant il se réfugie dans la divinité qui connaît tout, qui console de tout, qui fait couler dans nos veines, à mesure que s’use notre sang, l’huile bienfaisante et douce de la paix.

Il sortit, et Likès avait déjà enlacé Lyssa. Leur étreinte, dans la chambre étroite et profonde comme un tombeau, fut pour eux ce terme extrême de l’amour, après lequel la mort paraît désirable, — puisque l’on ne peut revivre deux fois les mêmes ivresses.