Le Colosse de Rhodes/2/3

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 110-120).

III

« Les hirondelles sont revenues ; les hirondelles sont revenues.

« Elles ont retrouvé leurs nids, elles ont refait leurs amours. Au creux des pierres, aux corniches recourbées des temples, elles ont caché leurs petits. Les hirondelles sont revenues ! Les hirondelles sont revenues !

« Que le printemps glorieux, que le doux Éros vous protège ! Que l’abondance règne sous votre toit ! Et que les Heures qui se tiennent par la main vous montrent en effleurant votre seuil un visage souriant ! Les hirondelles sont revenues ! Les hirondelles sont revenues ! »

Ainsi chantaient les enfants qui, de porte en porte, allaient quêter un triobole en échange de leurs vœux. C’était la fête des Kélidonies, et c’était aussi celle de tous les amants. Des fleurs suspendues en guirlandes ornaient chaque maison où l’amour était entré, et du myrte jonchait les rues, le myrte cher à Vénus, dont les petites baies noires et rouges s’écrasaient en exhalant leur parfum sous les sandales des passants. Dehors, on ne voyait que de frais visages ; des couples récemment unis ne craignaient pas de laisser paraître leur tendresse ; et quelquefois deux jeunes filles enlacées, le front couronné de violettes, suivaient lentement les sentiers capricieux qui conduisaient aux pentes du mont Philerme.

D’ailleurs, beaucoup de ces hymens ne duraient qu’un jour. Une rencontre, un salut échangé, un sourire, c’en était assez pour que dans le printemps joyeux un nouvel amour fût éclos. Il fleurissait, puis s’effeuillait avant les ombres du soir. Mais qui donc eût osé laisser passer les Kélidonies sans les marquer par la libation féconde du baiser ?

Likès et Lyssa s’étaient donné rendez-vous dans un endroit isolé qui se trouvait à quelques stades de la ville, entre le bourg d’Ochyrème et celui de Ialysos. Là ils pourraient se rejoindre sans risquer d’être aperçus. Quelle occasion charmante pour eux de dérober à leur existence si austère quelques instants de bonheur ? Likès était arrivé le premier près d’un petit autel dédié aux Nymphes Telchiniennes, où il devait attendre Lyssa. Un bois d’arbres à mastic et de térébinthes était à l’entour. Il s’y promenait à grands pas, fiévreusement, en essayant d’oublier l’heure ; il essayait aussi d’oublier ses inquiétudes. Certes, il savait qu’en laissant l’amour se glisser ainsi dans sa vie, il avait commis une faute grave contre l’ambition qui devait la gouverner. Mais il n’avait pas su résister à temps. Le charme de Lyssa, sa douceur, sa candeur à la fois naïve et perverse l’avaient enveloppé de liens d’autant plus puissants qu’ils étaient plus frêles ; c’était le réseau d’Arachnide aux mille replis dans lequel le frelon captif bourdonne sans pouvoir s’en échapper. D’ailleurs il ne songeait pas à s’échapper, bien au contraire. Il avait soif de ces caresses dont sa jeunesse vouée au travail avait été privée trop longtemps. Il avait soif de cette bouche qui sentait l’encens, de ces prunelles humides qui reflétaient le bleu du ciel, de tout ce corps docile qui se pliait comme un roseau sous son étreinte. Maintenant il ne rêvait plus le soir à des choses mélancoliques. L’image de Lyssa veillait avec lui, et le souvenir de leurs heures d’ivresse lui donnait une joie virile et forte.

Pourquoi aujourd’hui tardait-elle tant à venir ? Il aurait voulu l’avoir à lui sans réserve dans l’enchantement de cette matinée de printemps où l’amour semblait renaître avec les tendres feuillages. Aujourd’hui tout le monde était libre, tout le monde était joyeux. Tout le monde « hirondellisait » comme les enfants qui de porte en porte allaient chanter la chanson des hirondelles. Cette chanson avait été composée dans des temps très vieux par le grand Cléobule de Lindos ; et elle était devenue si populaire qu’il n’était pas une bourgade de l’île où on ne la chantât lorsque la sève nouvelle faisait éclater les premiers bourgeons. Likès se souvenait de l’avoir répétée souvent lorsqu’il était petit. Et le refrain voltigeait encore sur ses lèvres : « Que le doux Éros vous protège ! Que l’abondance règne sous votre toit ! »

Enfin Lyssa parut dans le bois de mastics et de térébinthes. Il la vit un peu pâle et eut peur qu’elle ne souffrît. Mais elle souriait en l’apercevant, et de loin agitait un bouquet de roses blanches qu’elle tenait dans la main. Alors il oublia tout à fait ses inquiétudes. Tous deux, d’un pareil élan, ils se jetèrent aux bras l’un de l’autre.

— Tiens ! dit Lyssa, je t’ai apporté des roses. J’ai voulu les cueillir moi-même dans le jardin de l’Aleïon. C’est pour cela que je suis en retard. Et puis, si tu savais, j’ai fait une mauvaise rencontre : un garçon qui, au lieu de me souhaiter les bons vœux, m’a prédit un fâcheux destin !

— Il ne faut pas y prendre garde, répondit Likès. Les jours de fête, les rues sont pleines de gamins errants qui s’amusent à renouveler les enchantements des Telchines. Celui que tu as rencontré devait descendre des hauteurs d’Ochyrème ou de Ialysos. D’ailleurs, si tu conserves la moindre crainte, nous effeuillerons tes roses sur l’autel des Nymphes ; elles sauront te préserver de tout malheur.

— Tant que tu m’aimeras, cher Likès, reprit Lyssa en le regardant ardemment, je ne redouterai rien du sort.

Likès avait pris le bouquet de roses et cherchait à en respirer le parfum. Mais l’odeur brûlante des térébinthes et des mastics empêchait ses narines de percevoir la douce senteur ; et, sans qu’il le voulût, par un ressouvenir de ses sens, il pensa tout à coup à Namourah, autour de qui flottaient les mêmes odeurs brûlantes ; un geste d’impatience lui fit jeter les roses loin de lui.

— Oh ! Likès ! fit Lyssa avec un accent de reproche.

Et, ramassant les fleurs une à une, elle se mit à pleurer.

— Tu pleures, Lyssa ! est-ce possible ? Essuie tes larmes, je t’en conjure. Comment peux-tu te chagriner pour un mouvement dont je n’ai pas été maître ? Qu’importent d’ailleurs ces fleurs éphémères que tu as cueillies aujourd’hui, qui seront fanées demain ? C’est toi que je veux respirer tout entière, ta chevelure qui filtre les arômes de ton corps.

— Allons à l’autel des Nymphes, dit Lyssa, devenue grave soudain.

Ils marchèrent l’un à côté de l’autre sans se toucher. Pourtant leurs pas s’accordaient au même rythme, et ils sentaient bien que leurs cœurs étaient unis. L’autel, qui reposait sur deux colonnes cannelées, était orné d’une frise où couraient des têtes de chèvres aux cornes entourées de feuillages ; une inscription tracée avec le stylet sur la pierre rappelait aux passants qu’il était dédié aux Nymphes Telchiniennes de Ialysos. De ce plateau, d’ailleurs, on apercevait le bourg de Ialysos, qui avec Lindos et Camire avait été une des trois cités puissantes de l’île avant que la capitale nouvelle eût absorbé toutes les forces vives des Rhodiens. Et plus haut, la forteresse d’Ochyrème, démantelée mais solide encore sur sa base, témoignait de son passé glorieux. Toute cette contrée avait été habitée pendant un siècle par une colonie de Telchines, venus de Crète, qui y avaient laissé des traces de leur génie maléfique. Partout à l’entour ils avaient répandu leurs enchantements ; on les accusait d’avoir fait jaillir les eaux noires du Styx dans les campagnes voisines pour en diminuer la fertilité ; ils savaient des formules secrètes qui rendaient les hommes impuissants et les épouses stériles. Et maintenant encore quelques survivants de leur race pratiquaient, disait-on, les mêmes sortilèges. Aussi nul ne passait devant l’autel qu’ils avaient élevé sur ce plateau du mont Philerme sans effeuiller des couronnes, ou sans déposer une offrande, afin d’apaiser le courroux de leurs nymphes protectrices.

Likès et Lyssa s’étaient approchés. Sous un noyer, poussé seul de son espèce en ces parages, une source bruissante coulait : son jet clair se faufilait entre les deux tambours des colonnes qui soutenaient la pierre de l’autel, et il emportait avec lui un amas de petits coquillages nacrés, roses et verts, mêlés à du sable fin. Pourtant la mer était loin, et c’était à peine si de ces hauteurs on entendait son perpétuel murmure. Mais la petite source, qui plus tard devenait torrent, courait à elle, se hâtait de se perdre en elle, se souvenant du temps où l’île tout entière était ensevelie dans ses abîmes…

Quand Lyssa eut achevé d’effeuiller ses roses sur l’autel, elle vint s’asseoir au bord de la source. Elle avait repris son visage souriant. Likès la retrouvait telle qu’il l’avait aimée le premier jour, simple et confiante, occupée uniquement à lui plaire. Il la désira nue au bord de la source, et elle se dévêtit entièrement. Son corps étroit apparut dans la transparence de l’air bleu. Les papilles roses de ses seins fleurissaient sa jeune poitrine. Et ses bras minces, ses jambes lisses, la courbe harmonieuse de ses hanches offraient un dessin parfait qu’eussent envié les nymphes de cette source, si elles avaient pu l’apercevoir. La beauté de son visage changeait d’expression avec la nudité de son corps. Ce visage devenait une effigie précieuse, une médaille aux traits si purs, si délicats que c’était comme l’inscription votive d’un temple posée sur une stèle de marbre. Du moins Likès le jugea-t-il ainsi. Il s’agenouilla devant la jeune divinité, baisa ses pieds qui reposaient sur le frais gazon.

Dans le bois des térébinthes, les ombres du soir commençaient à descendre. Le long des chemins bordés de lauriers-roses, des couples passaient, heureux et las. La volupté gonflait les veines du monde. À l’Orient, la lune s’épanouissait, pareille à une rose blanche prête à s’effeuiller sur la terre.