Le Colosse de Rhodes/1/6

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 65-74).

VI

Ce matin-là, dès l’aube, Lyssa était descendue dans le Port des Parfums où des essences précieuses devaient venir de Syrie pour la fête du lendemain. En réalité, ce n’était point seulement dans le but de recevoir ces précieuses essences, que la petite Veuve-gardienne était descendue sur la grève et qu’elle épiait l’arrivée des barques légères, — mais une curiosité, un secret espoir peut-être, dominait ses pensées ; le souvenir de Likès la poursuivait ; Likès que déjà à deux reprises elle avait vu, et qui lui était apparu comme le plus beau des enfants des hommes…

L’aimait-elle ? Elle l’ignorait vraiment. Elle ne cherchait même pas à savoir ce qui se passait en son âme. Elle obéissait à quelque chose de très fort et de très doux qui lui commandait de quitter la haute terrasse et la contemplation des étoiles, et de descendre vers la vie avec sa beauté fragile et ses vingt ans.

Enveloppée dans une exomide légère, elle marchait à petits pas sur le sable d’or. Son cœur battait : elle apercevait là-bas, de l’autre côté de la grande mer, les lointains rivages de la Carie où s’était écoulée son enfance ; elle se souvenait de ce frère qui avait été son époux, et que même dans la couche conjugale elle n’avait cessé de chérir chastement ; elle souriait au soleil, à la mer bleue ; mais des larmes mouillaient ses paupières et le souffle du large oppressait sa poitrine. Un immense désir de bonheur entrait en elle avec le souffle du large et les embruns de la mer.

Des matelots, assis à l’écart, la regardaient passer sans se douter qu’elle était une des prêtresses du Temple. Elle semblait si jeune dans ses voiles transparents ! Ses cheveux se gonflaient comme des touffes de verveines autour de ses tempes, et sa petite bouche avait l’éclat luisant d’une fleur de grenade.

— Une vierge qui va à son premier rendez-vous d’amour, dit l’un d’eux.

— Oui, répondit un autre, et celui qui l’attend ne regrettera point de s’être levé avant le jour.

Ils rirent avec cette indulgence complice des hommes pour les faiblesses de leurs semblables. Mais Lyssa ne les entendit point. Elle venait d’apercevoir Likès qui contournait le rivage. Il avait dû quitter l’Arsenal à la hâte et traverser rapidement l’Étable et le Grand Port, car ses vêtements flottaient autour de ses reins, et sa belle tête pensive n’avait pas reçu les onctions d’huile d’aneth qui en augmentaient la caractéristique douceur. Tel, il semblait plus vivant et plus près de la nature ; et Lyssa se réjouit intérieurement qu’il fût comme ces matelots à la peau cuivrée et nue qui la regardaient passer tout à l’heure. Elle-même n’avait surchargé son visage d’aucun fard. Elle avançait dans la brise matinale, s’offrant toute aux désirs d’amour qui planaient sur elle.

Ils s’étaient reconnus et se souriaient déjà. La même pensée sans doute les avait sollicités au réveil. Et ils ne s’étonnaient pas de cet accord mystérieux qui leur avait fait prendre le même chemin. Les Génies célestes, dont la mission est de guider les pas des hommes, avaient sans doute très longtemps d’avance décidé que leur sort à tous deux se déterminerait à cette minute. Des larmes, des joies, de l’extase, du désespoir, tout cela était enfermé dans le salut rapide qu’ils venaient d’échanger de loin.

Cependant Likès hâtait le pas pour la rejoindre plus vite. Il aurait voulu la prendre et l’emporter dans ses bras sans rien dire. La passion éclatait en lui avec une violence soudaine. Son sang jeune battait à ses tempes, et éblouissait ses yeux. Lyssa continuait à lui sourire. Il remarquait la finesse de ses cheveux blonds et la blancheur de ses dents, enchâssées dans ses gencives comme dans du corail humide. Mais il cessa de la regarder, car il craignait de l’effaroucher par une trop sensible admiration. Ils s’abordèrent. Et ce fut Lyssa qui parla d’abord. Prudente, elle lui confia qu’elle était venue chercher les aromates pour le Temple dans ce petit Port des Parfums. La barque qui les apportait de Syrie ne devait pas tarder à aborder le rivage.

— Veux-tu que je t’accompagne jusque-là ? demanda Likès avec une réserve feinte.

— Très volontiers. D’ordinaire une de mes compagnes vient avec moi, Dornis qui est, de toutes, celle que je préfère. Aujourd’hui je suis seule pour rapporter au Temple les boîtes pleines d’encens de cinamone et de myrrhe.

Puis elle se ravisa :

— Mais peut-être es-tu pressé ? Peut-être habites-tu loin d’ici ? N’est-ce pas à l’Arsenal que tu demeures ? N’est-ce pas à toi qu’est confiée la garde du bâtiment secret où se fabriquent les armes ?

— Justement, dit Likès, et je surveille aussi la construction des galères. J’ai deux cents ouvriers sous mes ordres. Ils travaillent jour et nuit en ce moment pour être prêts lorsque la flotte rhodienne sera appelée à quitter le port.

— Hélas ! soupira Lyssa sans lever les yeux, Stasippe, notre Père des Pères, nous ordonne toujours de prier que la paix règne parmi les hommes. Je crains bien que ces prières soient vaines. Peut-être ne les adressons-nous pas au dieu avec un cœur assez pur ?

Likès ne lui répondit pas. C’était à peine s’il entendait ses paroles. Le son de sa voix flexible le charmait comme une musique. Il marchait auprès d’elle, enivré et vaincu d’avance. Leurs bras par instants se frôlaient et l’empreinte de leurs pas se marquait côte à côte dans le sable. Certainement Lyssa devait cacher sous le tourbillon des mots une émotion véritable. Le silence l’effrayait ; c’était la brèche ouverte par où l’amour se glisserait entre eux et leur apparaîtrait soudain. L’amour, il était là invisible et flagrant quand même, dominateur et les membres souples, prêt à les enfermer tous deux dans ses rêts. Et la grande mer, ruisselante d’azur, leur montrait l’immortelle Aphrodite, radieuse et nue, dont le pied allait se poser sur le rivage…

Lyssa tout à coup désigna l’une des embarcations qui approchaient du port :

— Voici la barque que j’attends ; je reconnais à leur costume bariolé les matelots syriens qui la mènent.

Une sacolève d’Asie, pas plus grande qu’un oiseau marin, se dessinait en effet sur les vagues ; deux petites ombres se tenaient à l’arrière ; on distinguait le mouvement rythmé de leurs bras, ainsi que leur torse immobile, plié sous un capuchon à raies rouges et vertes. Elle avançait doucement, comme portée par une âme intelligente. Autour de sa coque fragile un ourlet d’écume s’épaississait. Et elle grandissait à mesure ; on voyait maintenant le visage des deux matelots ; on pouvait compter le nombre des boîtes à parfums posées sur la planche luisante qui s’arrondissait à la proue.

Likès et Lyssa s’étaient pris la main ; ils regardaient flotter doucement cette chose libre et légère ; et la même pensée leur venait : partir ensemble, goûter ensemble un bonheur infini comme la mer et le ciel. Mais que de liens les retenaient ! Que d’obstacles les empêchaient de s’unir ! Les deux masses formidables de l’Arsenal et du Temple s’étageaient derrière leurs épaules ; de chaque côté de la ville, cette double force les guettait, les enveloppait, leur imposait à chacun une destinée différente. Comment pourraient-ils jamais s’y soustraire ? Comment feraient-ils pour s’aimer, comme veulent s’aimer tous les amants, en oubliant le temps et l’heure, et la durée et l’espace ? Lyssa poussa un soupir. Likès comprit son tourment. Il se rapprocha d’elle davantage et mit un baiser sur ses cheveux blonds. Elle tressaillit.

— Pars, oh, pars ! murmura-t-elle.

Mais en même temps elle gardait sa main dans la sienne. Ils échangèrent un regard rapide plein d’inquiétude et de désir. Puis, comme la barque atterrissait, ils se séparèrent un instant. Lyssa alla au-devant des matelots, qu’elle appela familièrement par leur nom :

— Nicandre ! Chariclite ! Salut ! M’apportez-vous les parfums qui doivent brûler demain sur l’autel d’Héraclès ? Il les faut vierges de tout contact, et ce sont les prêtres seulement qui les toucheront de leurs mains irréprochables. Donnez-moi ces précieuses boîtes et gardez-vous de les ouvrir ! La colère du dieu retomberait sur vous.

— Tu as raison, prêtresse, dit le plus âgé des matelots ; il est sage de ne pas offenser la divinité. Tant de dangers nous assaillent, alors même que nous nous croyons le plus certain d’être en repos ! Tout à l’heure sur cette plage tranquille nous avons failli périr contre un récif qui nous était inconnu. La Terre et la Mer sont peuplées d’esprits malfaisants qui dressent des embûches sur notre route.

Tout en parlant, il avait ôté de la proue les coffrets revêtus de soie écarlate ; et il les tendait à Lyssa, qui les reçut, le front baissé. Il y en avait trois d’inégale grandeur, mais de forme pareille, celle d’une petite arche sur laquelle reposait la massue d’Hercule ; l’un contenait des grains d’encens, l’autre des larmes de myrrhe, le troisième de la cinnamome récoltée sur les plateaux de l’Aram. Ils pesaient peu dans les bras de la jeune femme. Cependant Likès s’avança pour l’en décharger.

— Laisse, fit-elle ; mais, si tu veux, viens avec moi, sous les portiques du Temple. Tu verras les nouveaux tableaux que Stasippe a fait poser pour le peuple.

— Et je verrai aussi les préparatifs de la fête de demain ! Est-il vrai, Lyssa, que plusieurs Rhodiens sont déjà inscrits pour le sacrifice du Taurobole ?

— Oui, dit la jeune femme en rougissant. Le sang du taureau sacré coulera sur le front des pécheurs, et les lavera de leurs fautes.

Elle leva sur lui un regard hésitant :

— Ne voudrais-tu pas te coucher aussi dans la fosse profonde d’où l’on sort purifié et fortifié ? Ne sens-tu pas que ce serait un moyen d’attirer sur toi la bénédiction du dieu et d’éloigner cette colère des choses dont le matelot syrien me parlait naïvement tout à l’heure ? Oh ! Likès ! Je serai là tout près, et c’est moi qui essuierai ta tête et qui sécherai tes cheveux. Ne refuse pas de faire ce que je te demande !

Elle parlait avec une exaltation mystique qui élargissait ses yeux dans son visage étroit et pâle. La passion faisait trembler ses doigts, et l’exomide qui couvrait son sein se soulevait à demi.