Le Colosse de Rhodes/1/7

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 75-82).

VII

Les portes du Temple étaient toutes grandes ouvertes, et le peuple venait en foule pour faire, à la suite d’Hercule-Sauveur, les stations du chemin céleste. De grands tableaux étaient appendus au mur. Ils représentaient les douze travaux accomplis par le dieu, avant qu’il eût conquis la domination éternelle. Leur signification était double : symbole pour les uns, vérité exacte pour les autres, ils satisfaisaient en même temps la science des initiés et la foi aveugle des croyants. À tous ils disaient la gloire du dieu souverain dont le nom régnait dans le ciel et sur la terre.

Cette histoire merveilleuse, racontée par les mères aux enfants et dont s’entretenaient les jeunes hommes, était là, traduite en images aux nuances vives, aux gestes larges et puissants. Devant chaque tableau les gens s’arrêtaient avec dévotion ; après avoir longuement regardé, ils se prosternaient le front sur les dalles. — Voici Héraclès naissant aux prises avec les deux Dragons qui le veulent étouffer dans son berceau : ne sont-ce pas les deux solstices de l’Été et de l’Hiver que l’enfant, de ses mains courageuses, parvient à étreindre et à dominer ? La jalouse Junon, qui lui a suscité ces embûches, se penche vers lui ; il mord le sein gonflé de lait qu’elle lui tend, et, de la papille déchirée jaillit dans le ciel une traînée d’étoiles. — Voici le Lion de Némée terrassé et dans la peau duquel Hercule adolescent se taille un manteau. — Voici l’Hydre de Lerme, dont les cent têtes sont abattues. — Voici le Sanglier d’Érymanthe que les Centaures n’avaient pu vaincre et qu’il extermine d’un seul coup. — Et la Biche fugitive aux cornes d’argent, aux cuisses agiles, qu’il fait trébucher dans ses filets. — Plus loin, ce sont les oiseaux du lac Stymphale, que le dieu disperse en faisant résonner les accords stridents du tambour d’airain ; car la ruse autant que la force habite sous sa chevelure, et rien ne lui résiste lorsqu’il a entrepris de triompher. — Il nettoie avec les torrents d’eau du ciel les étables du rayonnant Augias, et met en déroute la cohorte des Amazones qui veulent lui disputer l’empire de la Nuit. — Puis il descend aux Enfers, dont il sort victorieux pour cueillir les fruits d’or du Jardin d’Hespéros et de Vesper. Alors son apothéose commence ; ses travaux sont terminés ; il offre à l’admiration des hommes son front éclatant dans les vastes cieux.

Dieu-soleil ! Hercule, taureau sacré, la Phénicie et l’Égypte, la Crète et toutes les îles semées sur les rivages de l’Orient, reconnaissent ta suprême puissance. Mais c’est ici, dans cette Rhodes bâtie à ta gloire, que tu domines, que tu règnes, que tu triomphes, Colosse !

La foule pieusement accomplissait les stations saintes, en attendant l’heure du sacrifice. Dans le vestibule, des peintures de Protogène attiraient aussi son admiration. Trois cent soixante urnes en pierre dure, marquant les trois cent soixante jours de l’année, décoraient les bas-côtés du Temple ; sur leurs flancs couraient des rondes de femmes échevelées, la tête infléchie en arrière. Et partout des Emblèmes, des Allégories et des Signes évoquaient cette double vie que chaque être projette au-delà de lui-même et qui est le reflet astral de son âme.

Cependant les Prêtres s’étaient groupés autour de l’autel. Au milieu d’eux, Stasippe, les épaules enveloppées d’un éphod blanc, faisait lentement brûler les parfums. L’odeur courait comme une prière le long des colonnes jusqu’aux voûtes ; elle s’élevait des lourds encensoirs et s’accumulait aux franges des draperies, aux broderies des étoffes précieuses dont la cella était tapissée. Bientôt un nuage opaque obscurcit l’atmosphère. Alors on ouvrit de nouveau les portes qui avaient été fermées pour l’oblation des parfums.

Dehors, un immense cri salua l’apparition des Héliades. Mais ce qu’on attendait surtout, c’était le taureau, image du dieu jeune et triomphant, qui ouvre l’année de ses cornes d’or et qui va renouveler la fécondité de la Terre. On l’avait choisi parmi les troupeaux du mont Atabyrion. Sa robe était d’un jaune fauve que pas une tache n’interrompait, et ses lourds fanons autour de sa tête puissante formaient un collier plus sombre. Quand on le vit descendre les marches du temple, conduit par deux jeunes dadophores dont l’un portait un flambeau levé, l’autre, une torche inclinée vers la terre, — symbole de la vie et de la mort, — ce fut un transport unanime. Et des bras se tendaient vers lui, et des paroles d’amour lui étaient adressées par des lèvres idolâtres ; mais la bête magnifique et dédaigneuse gardait la même démarche pesante et tenait ses regards pleins d’infini fixés sur les campagnes lointaines. Une gerbe d’épis était attachée à sa queue ; des pavots s’écrasaient autour de ses reins. Il allait au sacrifice avec l’orgueil d’un héros qui donne son sang pour la multitude.

Le cortège grossissait à chaque minute ; on traversait le quartier des Hôtelleries qui bordaient le Grand Port ; au-delà, sur une voie plus déserte, il y avait une rangée de mûriers sauvages, et une petite fontaine dont l’eau retombait dans une vasque de pierre bleue. C’était là, sous l’ombrage épais des mûriers, que l’on avait creusé la fosse au fond de laquelle les adeptes allaient recevoir le baptême purificateur. On attendait pour le sacrifice l’instant tragique où le soleil disparaîtrait dans le rouge Occident…

Likès et cinq autres jeunes Rhodiens s’étaient couchés au fond de la fosse ; des poutrelles à jour la recouvraient, et sur cette estrade branlante le taureau avait été amené ; un voile jeté sur sa tête devait lui épargner l’horreur de la péripétie suprême. La foule silencieuse attendait toujours ; puis, comme l’horizon tout à coup se teignait de nuées violettes, l’un des dadophores, celui qui jusque-là avait tenu la torche funèbre, fit un signe et le sacrificateur plongea le couteau à double tranchant dans les flancs de la bête immobile. Alors on ne vit plus que du sang. Le sang giclait de la blessure profonde et se répandait en pluie dans la fosse, tandis que, debout encore, le taureau chancelait, lent à exhaler son dernier souffle. Le sang éclaboussait le visage des prêtres et les vêtements des profanes. Le sang inondait le bois des poutrelles et courait en ruisseaux le long des mûriers. Une odeur âcre et puissante, où fermentaient des atomes de vie, montait et échauffait l’air. Alors, ce fut une folie qui passa, une inconcevable ivresse. Les assistants se ruèrent autour de la bête râlante, maintenant affaissée ; ils frottèrent leurs sandales dans le sang qui coulait toujours ; ils plongèrent leurs mains dans les entrailles fumeuses. Des cris rauques, des hoquets, des spasmes… Au fond de la fosse, Likès et ses compagnons râlaient, eux aussi, à demi asphyxiés par la pluie sanglante.

Enfin on emporta la victime ; la nuit venue jetait son ombre sur les mûriers et sur la pierre bleue de la fontaine ; des formes légères aux gestes rapides se glissèrent à la place des dadophores. Et Likès, qui s’était relevé le dernier, sentit une main de femme caresser sa face. La voix de Lyssa retentit à ses oreilles :

— Ô Likès ! Te voilà un homme nouveau ; prends ce manteau, que j’ai apporté pour toi ; essuie tes cheveux avec les pans de mon écharpe. Et viens !

— Où me mènes-tu ? demanda Likès avec émotion.

— Sur la terrasse du Temple, devant le mystère des étoiles.

Mais Likès l’avait prise sous l’aisselle et l’entraînait, par une ruelle étroite, du côté des hôtelleries de la ville.

— Qu’importent les étoiles, et le ciel, et Héraclès lui-même ? N’est-ce pas pour t’obéir que je suis venu ici ! C’est à ton tour de me suivre, ô Lyssa ! Je te veux, non point comme une prêtresse insensible, mais comme une femme amoureuse ; et mes lèvres, chaudes du sang du taureau, vont se coller sur ta bouche.