Le Colosse de Rhodes/1/5

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 55-64).

V

Le chef de l’Arsenal, Isanor, habitait un palais somptueux à l’extrémité du Port des Galères. Une galerie souterraine faisait communiquer ce palais avec les chantiers où l’on construisait les bâtiments de la flotte et avec la partie secrète où se fabriquaient les armes. Mais il y avait longtemps qu’Isanor avait cessé de prendre une part active à ces travaux. Il se contentait de les surveiller de loin et de donner pour le surplus des réceptions magnifiques auxquelles il conviait les hauts personnages de la ville et les étrangers de marque qui passaient à Rhodes. Sa femme Namourah l’aidait admirablement dans cette tâche. C’était une Juive tyrienne d’une grande beauté, mais déjà épanouie comme une rose du Liban vers le soir. Elle avait apporté avec elle dans cette capitale au luxe brutal tous les raffinements, toute la splendeur asiatiques, et cet arôme particulier que les épouses des Hébreux portaient dans leur sein et qui exaltait dix siècles auparavant le ravissement de Salomon quand il s’écriait : « Ouvre ta tunique, ô ma bien-aimée, ouvre ta tunique, et que le nard dont ton corps est imprégné se répande sur notre couche. »

C’était dans l’intérieur de ce beau palais que Likès se disposait à pénétrer pour la première fois. Il avait transmis à Isanor la proposition de son frère Alexios, et Isanor lui avait répondu en le conviant à un banquet auquel devaient prendre part le navarque Pausistrate, Eudanus son lieutenant, et Pamphilidas qui commandait en second les navires rhodiens. Ainsi on pourrait causer et examiner l’offre du riche armateur dont le patriotisme égalait la générosité.

Quand Likès, après avoir revêtu une longue calasire de soie verte, et parfumé d’essence ses cheveux bouclés, entra dans la salle du festin, ses yeux tout de suite rencontrèrent ceux de Namourah. — Elle était assise sur une sorte de trône en bois de cèdre, incrusté de trèfles d’ivoire ; sa tête brune était coiffée d’un diadème à trois rangs d’émeraudes, de saphirs et de rubis, et sa gorge resplendissait sous un collier de perles ovales. Ses paupières étaient peintes en dedans à la façon syrienne, et ses sourcils, allongés au pinceau, barraient son front d’une seule ligne brillante. Ses bras, très beaux et nus du poignet à l’aisselle, montraient la qualité précieuse de sa chair au grain serré, veloutée comme une mandarine des jardins de Saron ; toute sa personne donnait l’idée d’un fruit savoureux, et la sensualité était marquée sur ses lèvres charnues et dures, rougies par le fard. Cependant Likès n’éprouva, à la regarder face à face, aucune émotion. Souvent il l’avait aperçue de loin lorsque, portée sur sa litière par quatre nègres libyens, elle parcourait les rues de la ville et s’arrêtait sous les Stoa, devant les boutiques des orfèvres, pour examiner les pierres précieuses enchâssées dans l’or des gorgerins et des bagues. Et elle aussi devait bien le connaître, car elle lui souriait, d’un sourire presque amical ; et, sans attendre qu’Isanor le lui eût amené familièrement elle lui adressait la parole, comme à un ancien ami :

— Sois le bienvenu aujourd’hui, Likès. Assieds-toi. Je me réjouis de te posséder à notre table. Veux-tu baigner tes doigts dans cette coupe d’eau parfumée où je vais aussi tremper les miens ? Elle est le symbole de la douce fraternité qui doit régner entre les convives.

Elle fit signe à un vieil esclave qui toujours se tenait debout derrière elle.

— Machaon ! N’attends pas que les autres convives soient arrivés pour passer la coupe lustrale. Offre-la d’abord au seigneur Likès, notre hôte bien-aimé.

Likès plongea ses mains dans l’eau opaline et tiède. Ce contact lui fut agréable. Il sourit dans sa barbe d’or, et ses yeux se portèrent sur les mains proches de Namourah. Il en admira la blancheur limpide traversée de petites veines d’un bleu d’ardoise. À l’index droit une turquoise énorme couvrait toute la première phalange ; des caractères hébraïques y étaient tracés.

— Tu regardes ma bague, dit la Juive tyrienne. Elle m’a été donnée par un mobed qui grava lui-même, au moyen d’un poinçon rougi au feu, les mots que tu vois. Sais-tu ce qu’ils signifient ?

— Non, dit Likès en se penchant sur elle.

« Une femme dominera le monde. Elle aura les yeux couleur de cendre, les cheveux couleur de safran et la bouche comme un tison embrasé. »

— Tu crois aux prophéties ? demanda Likès ; — et il l’examinait avec une curiosité dont il ne pouvait se défendre.

— Je crois au mystère, répondit Namourah, devenue pensive.

À cet instant, Isanor s’avança vers eux. Il était suivi du navarque Pausistrate. Ce dernier était un homme jeune encore, à la face brune, aux traits fortement accusés, — le vrai type du Rhodien, dompteur de navires, habitué dès l’enfance à manier les rames et l’aviron. Il avait déjà donné à plusieurs reprises des preuves de son habileté et de sa bravoure, et l’on disait de lui qu’il formait le contrepoids nécessaire entre Pamphilidas trop hardi et Eudanus trop prudent. Aussi était-ce à lui tout d’abord que le vieil Isanor s’était adressé pour lui confier la proposition d’Alexios. Après l’avoir écouté, Pausistrate hocha par deux fois la tête, et, se tournant vers Likès :

— Ton frère a des bateaux admirables : tant mieux pour lui ! Qu’il les garde ! Qu’il les fasse encore naviguer sur toutes les mers du monde ! Qu’il les remplisse de marchandises précieuses, et les attende, au retour, chargés d’or de la proue à la poupe ! Pour nous, ce n’est point cela qu’il nous faut. Nous voulons des galères vierges de toute pollution avec la fortune, des galères héroïques et guerrières, dont les flancs n’aient jamais contenu autre chose que les longues piques d’acier. Nous les voulons faites exprès pour supporter les éperons et les rostres, semblables à celles qui se sont déjà mesurées avec les ennemis de Rhodes depuis l’antique guerre de Troie. Construis-nous-en de semblables, Likès, et, si tu le peux, de meilleures, de plus souples encore. Les Romains attendront. Antiochus, d’ailleurs, n’est pas près de les attaquer. Savez-vous à quoi il passe son temps depuis l’hiver ? À filer le parfait amour avec une fille de l’Eubée qu’il a rencontrée comme il allait rejoindre Philippe en Macédoine, et qu’il s’est décidé d’épouser, ne pouvant en venir à bout autrement.

— À son âge ?

— Oui, à son âge, près de soixante ans ! Le grand vainqueur qui a porté jusqu’aux Indes les limites de son royaume, celui que ses sujets ont surnommé le Très glorieux, celui qu’Annibal flatte et que les deux Scipions redoutent, est enchaîné aux charmes d’une bergère chalcienne comme Hercule au pied de la tendre Omphale.

Namourah, en l’écoutant, avait souri et, montrant sa bague à Likès :

— Cette inscription n’a-t-elle pas raison une fois de plus ? murmura-t-elle. La puissance dangereuse qui gouverne le monde, c’est nous qui la détenons.

— Oui, c’est toi, fille d’Israël, dit Isanor en l’enveloppant d’un regard passionné ; toi et tes sœurs de l’Orient et de l’Occident, toutes celles en qui les dieux ont enfermé le don redoutable de la beauté.

Mais il se tut, car Pamphilidas et Eudanus venaient d’entrer, la tête surmontée d’aigrettes de diamant.

— N’attendons pas davantage, fit-il après les avoir salués et en reprenant le ton familier. J’ai à vous faire goûter un vin exquis récolté sur les coteaux de Ialysos.

Namourah s’avança la première vers la table somptueusement servie. Sa taille opulente se dessinait sous la draperie de pourpre attachée à ses épaules. Elle marchait sans hâte, d’un pas balancé qui faisait saillir ses hanches et onduler ses reins lourds. Ce fut seulement quand elle eût gagné sa haute chaise que les convives vinrent prendre place autour de la table. Isanor fit un signe muet ; alors une nuée d’adolescents, garçons et filles, apparut, les mains chargées de luths à trois cordes et les cheveux parsemés de fleurs de jasmin. C’était la coutume en ce palais de dîner au son des musiques, et l’on choisissait de préférence les airs vifs qui disposaient l’esprit à la gaieté. Mais ce soir une mélopée lente et voluptueuse sortait de l’âme des tétracordes ; les éphèbes et les vierges, vêtus des mêmes robes de lin, semblaient se complaire à augmenter l’intensité de cette émotion et promenaient leurs mains étroites sur les luths qu’elles déchiraient d’accords passionnés. Et les conversations commencées s’éteignaient, tandis que des esclaves aux bras frottés de benjoin versaient dans les coupes le vin capiteux qu’Isanor avait annoncé à ses convives.

Likès se sentait pris d’un malaise étrange. Il n’avait ni faim, ni soif ; sa tête devenait pesante sur ses épaules dans cette atmosphère surchauffée où l’on ne respirait que d’artificielles odeurs. Les tentures de soie de Damas qui couvraient les murs de la vaste salle renvoyaient le reflet des lampes suspendues au plafond par des chaînes d’or ; tout ruisselait de lumières et de parfums ; et Namourah, sur qui Machaon agitait sans cesse un éventail de plumes couleur de flamme, jetait au jeune mastère des regards languissants et lourds. Brusquement il détourna le front ; l’image fraîche de Lyssa venait de reparaître devant ses yeux ; il revoyait la petite veuve, délicate et frêle, avec son corps d’enfant et ses prunelles candides ; il la revoyait pressant sur ses seins menus les hautes tiges d’asphodèles, et s’agenouillant devant le pontife pour lui souhaiter au seuil de l’année nouvelle les joies fécondes d’Héraclès ; il la revoyait posée comme une cigale d’or sur la haute terrasse de l’Aleïon ; leurs âmes ne s’étaient-elles pas rencontrées à travers l’espace, et la magie de l’amour ne les avaient-elles pas rapprochées soudain ? Et Likès devenu songeur n’entendait pas la voix épaisse d’Isanor qui disait au navarque assis à sa droite :

— Tous les échelons de la Fortune, je les ai montés un à un ; j’ai d’abord été simple ouvrier dans les bassins de radoub, puis surveillant des navires de la flotte, puis gardien de la partie secrète de l’Arsenal, comme Likès que vous voyez devant vous. Maintenant j’habite ce palais magnifique, et je suis le roi de la ville.