Le Colosse de Rhodes/1/4

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 43-54).

IV

Stasippe, ce jour-là, était monté à l’Observatoire plus tôt que de coutume. C’était l’époque émouvante où Hercule, le dieu-Zodiacal, après avoir accompli triomphalement ses douze travaux dans les douze stations célestes, entrait dans la constellation de la Vierge pour y commencer une année nouvelle. Les Héliades devaient porter cet instant sacré à la connaissance du peuple : ils réglaient le calendrier, connaissaient les jours propices ou néfastes, ceux où l’on devait garder le repos et ceux où il fallait entreprendre les grands desseins ; de très loin on venait les consulter sur ces choses ; le ciel était pour eux un livre ouvert où toute destinée était écrite. Mais Stasippe, le Père des Pères, était seul revêtu du pouvoir suprême, qui lui permettait d’interpréter dans le sens de l’antique magie chaldéenne les manifestations sidérales, les Concordances et les Signes. Lui seul, sur une table de porphyre, transcrivait chaque matin ce que la nuit divine lui avait révélé.

Debout sur la tour octogone de l’Observatoire, il regardait la sanglante tunique de pourpre que le dieu venait de jeter dans la mer. Une traînée de feu incendiait bientôt l’Occident. Tout pâlissait autour de cette splendeur irradiante. À l’autre extrémité de l’horizon, la lune, comme une rose blanche, semblait prête à s’effeuiller. Les écharpes légères des nuages se déliaient, filaient vite à travers l’espace. L’Époux vainqueur prenait possession de sa nouvelle conquête. Longtemps on le devinait encore dans le mystère du soir commencé. Une douceur infinie se répandait sur la terre ; et bientôt une à une les étoiles tremblantes sortaient de la voûte céleste ; elles arrangeaient leur cortège en figures mystérieuses, se groupaient en triangles, en trapèzes, en chars, en couronnes. Des lueurs fugitives les traversaient ; une poussière lactée saupoudrait la nue bleue et dure qui s’ouvrait parfois pour donner passage à d’autres étoiles.

Et Stasippe ne se lassait pas de contempler ces soleils sans nombre. Ses yeux, exercés à les suivre, en mesuraient les moindres vicissitudes. Cette nuit, leur beauté était vraiment incomparable. Pas une parcelle d’or ne manquait dans le fourmillement radieux qui se reflétait sur la mer. Le disque de Jupiter, rayé de bandes claires et sombres, semblait une épée à double tranchant au-dessus de l’Aleïon ; il signifiait l’abondance et la richesse pour l’île heureuse endormie dans les fleurs roses de ses lauriers.

Un pas incertain montait les degrés de la tour. Stasippe, arraché à sa contemplation, se retourna et vit Likès qui venait à lui. Les deux hommes autrefois avaient fréquenté la célèbre école où Apollonius enseignait la philosophie, les mathématiques, la physique et l’astronomie ; puis ils avaient suivi des voies différentes : Stasippe était entré dans le sacerdoce, et Likès s’était tourné vers les réalités pratiques de la science. Depuis cinq années ils ne s’étaient rejoints qu’à de rares intervalles. Le jeune pontife, étonné, interrogeait du regard son ancien ami.

— Un singulier moment que j’ai choisi, n’est-ce pas, pour pénétrer dans l’Aleïon ? dit enfin Likès en souriant. Heureusement mon titre de mastère me permet de m’introduire partout, et il m’a suffi de montrer mes insignes pour que le gardien du temple me laissât passer. Excuse-moi, Stasippe, si je suis indiscret ou importun.

— Nullement. Je pensais à toi tout à l’heure. Devant ce ciel constellé d’étoiles, nos rêveries d’adolescents me revenaient à l’esprit. Et je me demandais si tu étais heureux ?

— Tu dois le savoir mieux que moi, puisque tu connais toutes choses.

— Toutes choses ! Hélas ! je n’en perçois que les reflets, des ombres lointaines et fugitives. Et la raison de tout m’échappe comme à toi-même. Mais, dis-moi ce qui t’amène, Likès ?

Likès hésita une minute ; son beau visage pâle portait les traces d’une émotion qu’il avait grand’peine à dissimuler. Il fit un geste vague de la main droite, tandis que sa main gauche retenait les plis de son manteau.

— Je voudrais te répondre aussi nettement que tu m’interroges. Pourquoi suis-je venu ici ? À la vérité, je n’en sais rien. Il y a des heures où il semble que notre cœur fait naufrage dans notre poitrine. Je traverse une de ces heures troubles, Stasippe ; et le souvenir de notre amitié m’est apparu comme un phare sur une mer dangereuse.

Stasippe lui tendit la main :

— C’est bien. Nous allons veiller ensemble devant les étoiles. Assieds-toi. Et garde un instant le silence.

Il céda à Likès le siège de marbre sur lequel il se tenait, et s’en fut au bord de la tour, que baignait la lumière nocturne. Un changement subit s’était produit dans le ciel, toujours aussi brillant, mais strié maintenant d’une infinité de raies lumineuses pareilles à de petites barres de feu. À l’Occident, la lourde perle d’Orion semblait prête à se détacher de la nue. La mer tendait sa robe violette pour recevoir le précieux joyau. Stasippe se toucha rapidement le front.

— Héraclès, murmura-t-il, préserve-nous de tout malheur !

Puis il retourna près de son ami :

— Parle, raconte-moi ta vie. Confie-moi ce qui t’oppresse.

— Le désir d’aimer, fit Likès d’une voix défaillante.

— Je m’en doutais. Quand on a recours à l’amitié, c’est que l’amour nous trahit ou nous opprime. L’amitié n’a été faite par les dieux que pour nous consoler de l’amour. Tu subis comme tous les autres hommes, Likès, cet impérieux attrait, cette illusion adorable et mensongère qui drape de beauté notre vie et sous laquelle est le néant. Je le sais bien, moi qui te parle, car j’ai aimé aussi, avant de subir l’initiation sacrée. Un peu de mon cœur est resté dans le tourbillon du monde, dont ce temple m’isole comme une forteresse inviolable.

— J’envie ton sort, dit Likès en s’animant ; — oui, je t’envie de toute mon âme. J’aurais voulu être un de tes Héliades, un Épervier ou un Aigle, planer au-dessus des existences terrestres, et recueillir mes pensées dans le centre de toute intelligence. Mais on ne règle pas son destin. Mon frère Alexios a voulu faire de moi un homme riche, considéré et glorieux comme lui.

— Peut-être a-t-il sagement agi, répondit gravement le jeune pontife. La raison d’être de nos existences, c’est l’effort que nous faisons pour la réaliser dans sa plénitude. Tu es jeune, bien doué, et ardent. Un peu d’ambition ne te messiérait pas, Likès !

— J’en ai eu ; j’en ai encore. Mais d’autres sentiments m’assiègent. Je suis placé, comme Héraclès, entre deux sentiers différents.

— Laissons là ces fables, dit Stasippe en étendant la main. Aussi bien l’amour n’a jamais empêché un homme d’être tout-puissant ; il ne terrasse que les faibles, et aux forts il donne l’énergie de vaincre les difficultés de la route.

Il s’était tu. L’odeur d’encens qui sortait de sa robe brodée d’or rappelait à Likès celle qu’il avait respirée dans l’étroit Port des Parfums, et l’apparition qui l’avait enchanté la veille reparut devant ses yeux. Mais il n’osa pas interroger directement Stasippe. Il dit seulement, en montrant la terrasse dont la ligne blanche s’allongeait au-dessous de la tour de l’Observatoire :

— Souvent je lève mes regards de ce côté, et je vois des formes vagues passer entre le ciel et la mer. On dirait des cigales d’or suspendues au balcon de la terrasse. Ne sont-ce pas les Veuves-gardiennes qui viennent prendre là quelque repos ?

— Ce sont elles. Elles ont consacré leur vie aux soins du trépied sacré et à l’ornementation du sanctuaire. Quelques-unes, plus avancées dans la vie contemplative, poursuivent avec nous l’étude des astres. Toutes sont venues offrir au dieu-Zodiacal leur jeunesse découronnée par la mort d’un époux chéri.

— Et aucune ne regrette son sacrifice ?

— Je ne le pense pas. Leurs sens et les harmonies secrètes de leurs âmes se sont transposés dans l’infini. Elles ont recouvré la pureté des vierges, tout en gardant cette compréhension du divin que seule donne la science de la volupté. Elles sont nos sœurs mélancoliques et douces, et nous aimons à les rencontrer sur notre passage.

— Que te disais-je ? fit Likès avec feu. Ton sort est plus heureux que le mien, Stasippe, et de nous deux, c’est toi qui as choisi la bonne part. Adieu ! Si tu consultes pour moi les étoiles et si leur arrêt n’est pas inflexible, demande-leur de m’accorder l’amour en partage. Dussé-je en mourir, je veux connaître un jour l’amour dans sa plénitude !

Il s’était levé et, roulant son manteau sur son poignet, se disposait à sortir. Mais à ce moment un pas léger effleura l’escalier de la Tour et Lyssa parut, les bras chargés d’une gerbe d’asphodèles. Elle s’agenouilla devant Stasippe.

— Père, dit-elle, mes compagnes m’ont choisie comme la plus jeune d’entre nous toutes pour venir t’apporter ces fleurs de l’année nouvelle : La joie d’Héraclès soit avec toi !

— Merci, dit doucement Stasippe. Je t’attendais, ma fille ; je savais qu’en cette nuit solennelle une voix de femme, douce comme un rayon de lune, caresserait mon front. Relève-toi : dispose toi-même ces fleurs dans les cylindres de pierre où elles sécheront lentement jusqu’à ce que le dieu ait de nouveau accompli son cycle dans l’espace. À ce moment d’autres signes auront remplacé dans le ciel ceux que nos yeux y contemplent aujourd’hui. Puisses-tu, Lyssa, venir encore apporter à Stasippe la gerbe de fleurs odorantes !

Lyssa s’était relevée et Likès la regardait ardemment. Ce corps d’enfant, cette grâce et cette jeunesse achevaient de séduire son cœur. C’était bien là l’apparition troublante dont il avait gardé le souvenir. Mais en ce moment Lyssa ne semblait point prendre garde à lui. Avec des gestes délicieusement puérils elle distribuait les hautes tiges qui se pliaient obéissantes sous ses doigts. Elle répandait dans ce lieu élevé, à la face des étoiles, les subtils effluves de sa vie mystérieuse comme l’immensité, et secrète comme la nuit.

Quand elle eut achevé, Likès n’était plus là, et Stasippe avait repris sa méditation profonde. Elle redescendit sur la terrasse. Des voix harmonieuses chantaient, des voix fraîches et pures saluaient la naissance de l’année nouvelle et invoquaient pour elle la sauvegarde d’Héraclès, le divin Pilote, qui conduit à travers l’Ouranos plein de dangers, le vaisseau du Temps :

Sur la terre, qui est sublime ? — Toi seul es sublime !

Dans les cieux, qui est sublime ? — Toi seul !