Le Colosse de Rhodes/1/3

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 29-42).

III

De l’autre côté de la ville, dans les bâtiments de l’Arsenal, une activité extraordinaire régnait. Il fallait augmenter le nombre des unités de la flotte, remettre en état les navires avariés et préparer de nouvelles forces. Le temps pressait. On avait promis aux envoyés du Sénat romain que cinquante bâtiments haut-pontés seraient avant un mois sur la côte de Thrace, seul rivage par où la Macédoine était accessible. Cinquante autres galères de fond devaient louvoyer sur la côte de Syrie, pour empêcher le vieil Antiochus qui s’attardait en Grèce de rejoindre son royaume. L’instant était solennel, la guerre était partout et Rome, après avoir battu Annibal à Carthage, se dressait menaçante devant l’Asie.

Des ouvriers nombreux venus de l’intérieur de l’île avaient été embauchés pour ce surcroît de travail. Leur habileté était prodigieuse : Dix Rhodiens, dix navires, proclamaient ces hommes avec orgueil. Les bras nus, le torse libre dans une tunique de lin roux, ils creusaient avec une ardeur infatigable les longues poutres de cèdre et de chêne, descendues des forêts du mont Atabyrion. Le bruit des marteaux s’élevait en même temps que ronflaient les meules que d’autres hommes tournaient, attelés ensemble comme des chevaux dociles. La sueur coulait de leur front ; leurs lèvres ouvertes laissaient passer un léger filet d’écume. Mais la joie de créer décuplait leur courage. Sur l’immense mer devant eux flottaient d’autres navires où une âme légère vivait, où des voiles tendues en triangle se gonflaient nerveusement au souffle du vent. Demain cette matière inerte sur laquelle ils étaient penchés prendrait, elle aussi, son essor ; un peu de la patrie rhodienne s’en irait conquérir l’Océan ; la force du Colosse de plus en plus dominerait le monde…

Un quai étroit reliait entre eux les différents bassins de radoub et les chantiers de construction. Au milieu était la partie la plus secrète de l’Arsenal dont Likès avait la garde et où, sous peine de mort, il était interdit aux étrangers de pénétrer. Là se fabriquaient les engins de défense, les armes merveilleuses qui assuraient à l’île le respect des nations rivales. Une porte cintrée, lourde comme un mur d’airain, séparait cette partie secrète du reste des bâtiments. Likès, avait seul le droit de l’ouvrir. Chaque jour, quand le soleil étendu sur la mer en faisait un grand miroir étincelant, et que dans tous les carrefours de la ville on frappait treize coups sur des gongs sonores, le jeune mastère sortait par cette porte. Il parcourait les chantiers, s’arrêtait au bord des bassins et regardait la longue théorie des ouvriers qui, le dos courbé et les membres las, s’en allaient repaître leur faim dans les hôtelleries voisines.

Or, ce jour-là, Likès ne paraissait point. Depuis la fête anniversaire de la ville, il se sentait dans une disposition d’esprit singulière. La prédiction du petit Telchine, à laquelle tout d’abord il n’avait attaché aucune importance, le poursuivait malgré lui. Il revoyait l’enfant pervers juché sur le candélabre à neuf branches, un miroir poli à la main, et il entendait sa voix ricanante lui jeter cet horoscope : « Tu seras désiré à la fois de l’amour et de la fortune, et tu devras choisir entre les deux. » Et Likès se demandait avec anxiété si vraiment ses vœux ne seraient qu’à moitié remplis. Comme tous ses concitoyens, il était ambitieux et avide d’honneurs, mais il était jeune et il portait dans sa poitrine un cœur ardent. Aimer, être aimé, connaître dans toute leur ivresse ces joies incomparables qui font la beauté de la vie, que tous les poètes ont chantées, que tous les adolescents ont attendues, et qui sont les mêmes pour les plus glorieux héros que pour les plus humbles mortels : voilà ce qu’il souhaitait avant tout. Les dieux, en créant le monde, avaient obéi eux-mêmes aux lois inflexibles de l’amour. Ils savaient bien qu’au-dessus de l’Olympe, au-dessus des vastes cieux comme aux entrailles profondes du Cosmos, une force éternelle menait la ronde de la vie et qu’un baiser sans trêve faisait éclore tout ce qui respire. Si les forêts étaient vertes et si les plaines resplendissaient de fleurs charmantes, c’est que l’amour vivait en elles, mystérieux et fécond toujours. Si les cigales chantaient la gloire du soleil, c’est que dans leurs petits flancs obscurs l’amour continuait son œuvre. Le soir, quand les jeunes filles rhodiennes venaient au bord du rivage, si leurs bras étaient blancs, et si leurs seins se gonflaient comme les vagues, c’est que l’amour les préparait à la création de demain. Et l’Amour, dans son frêle corps d’enfant, le visage rieur et les cheveux couronnés de roses, semblait à Likès plus formidable que le Colosse en qui Rhodes avait voulu incarner l’image de sa fortune.

Cependant Likès, après s’être fait attendre quelques minutes, parut enfin sur le seuil. Il referma derrière lui la lourde porte et jeta un coup d’œil rapide sur les travaux entrepris dans les chantiers. Il était coiffé d’un bonnet de forme conique semblable à ceux des autres ingénieurs de l’Arsenal ; mais, comme il était originaire de Lindos, il avait conservé l’habitude commune aux habitants de l’ancienne capitale de l’île, de porter les cheveux longs et bouclés. Son visage était d’une beauté tout orientale. La finesse de ses traits leur donnait une suavité féminine, et ses yeux bruns aux cils recourbés avaient la langueur de ceux d’une vierge. Et cela contrastait avec l’énergie de son maintien et de son geste. Il avait le parler bref, la voix nettement timbrée. Lorsqu’il descendit sur le quai étroit, les ouvriers, jeunes et vieux, le regardèrent avec un respect mêlé de crainte.

Il passa sans s’occuper d’eux ; ce qu’il voulait voir, c’était, dans les bassins intérieurs, les embarcations achevées, prêtes à prendre la mer. Il examina leurs rostres ferrés, leurs carènes ceinturonnées de cuivre. Les unes étaient à trois rangs, les autres à cinq rangs ; d’autres enfin, à douze rangs de rameurs. Mais les plus grandes paraissaient encore si souples et si légères qu’un homme vigoureux eût pu les emporter sur ses épaules. Et c’étaient ces joujoux fragiles qui allaient se mesurer aux longs pentécontores de Philippe, aux lourdes galères d’Antiochus. Car les navires de fond, en préparation dans les chantiers selon le désir des Romains, serviraient seulement pour la parade, — Likès ne l’ignorait point, — et aussi pour le chargement des machines de guerre. Quand l’attaque serait commencée, quand le corps à corps des flottes ennemies se produirait sur les vagues mouvantes, ce serait les plus petites de ces barques qui, grâce à l’habileté de leurs pilotes, s’attacheraient aux gros navires et les feraient couler à fond.

Likès, satisfait de son examen, quitta l’Arsenal. Il longea rapidement le port des Galères, que le peuple avait surnommé l’Étable, parce que, vers le soir, quand on ouvrait les chaînes qui le fermaient sur la haute mer, on voyait les bateaux pêcheurs s’y réfugier pêle-mêle comme des brebis pressées. Un canal, long de deux stades, faisait communiquer le port de l’Étable au grand port de commerce. C’était là que se rendait Likès pour y rencontrer son frère Alexios, qui était un des plus riches armateurs de la ville. Et bientôt il l’aperçut en effet, très affairé, au milieu d’un groupe de marchands étrangers. Alexios portait, lui aussi, les cheveux bouclés à la mode lindienne, mais il avait le visage dur et la lèvre bridée par un pli d’orgueil. C’était un homme aventureux et hardi, dont on disait qu’il avait fait un pacte avec la Fortune. En dix ans, il avait conquis une des plus belles situations de la ville. Grâce à son influence, il avait fait entrer Likès à l’Arsenal, il l’avait fait nommer, l’année précédente, membre du Conseil des Mastères, et constamment il le dirigeait, le soutenait, travaillait à développer ses énergies. Likès subissait sans se plaindre cette autorité fraternelle. Alexios lui inspirait beaucoup d’admiration ; il aurait voulu lui ressembler, être, comme lui, toujours prêt à la lutte, tendu, ramassé sur l’effort. Mais il se sentait double et très différent par certains côtés de sa nature. Il ne pouvait se dérober à ce besoin de rêve, de douceur et de tendresse qui le reprenait chaque fois que, sa tâche achevée, il était libre de suivre la pente de son esprit. Certes, le travail ne le rebutait pas. Il aimait les graves problèmes qu’il était appelé à résoudre. Il était fier de la responsabilité qui pesait sur lui. Souvent le soir, quand le silence s’était fait dans tous les chantiers de l’Arsenal, il prolongeait son labeur jusqu’à ce que toutes les étoiles se fussent levées dans le ciel. Et le sommeil ne le gagnait pas encore. Il s’accoudait à sa fenêtre et songeait…

Voici qu’Alexios, au milieu du groupe de marchands, lui faisait signe d’avancer. Il se hâta, enjamba pour aller plus vite des sacs remplis de poudre d’or qui gisaient là. Les deux frères se saluèrent en se touchant l’épaule. Puis l’armateur dit aussitôt :

— J’ai une proposition à te faire, Likès, et je pense qu’elle te ravira. Ce n’est un secret pour personne que les Romains ont envoyé demander ici de nouvelles galères de fond, afin de renforcer leur flotte épuisée par la guerre de Carthage. Or, ces bâtiments sont longs à construire et coûteux. Moi, j’en sais de tout prêts et qui feront l’affaire admirablement. Ils sont pontés et machinés comme des navires de guerre pour résister aux attaques des pirates qui infestent la Méditerranée. Je puis en répondre : ce sont les miens !

— En as-tu parlé à Isanor ? demanda Likès. C’est lui qui seul a le droit d’accepter ou de refuser ton offre.

— Isanor ! Ce vieux Rhodien usé dans les plaisirs et asservi aux charmes de la Juive tyrienne qu’il a épousée ! À quoi peut servir l’opinion d’Isanor en tout ceci ? Depuis longtemps il a cessé de gouverner l’Arsenal, et c’est toi qui le remplaces, Lykès, de fait sinon officiellement. D’ailleurs tu peux lui soumettre mes projets et lui rappeler le vieil adage rhodien : « Une flotte pour protéger le commerce, un commerce pour enrichir la flotte ; » demain, s’il le veut, trente navires avec leurs agrès et leur équipage seront à la disposition de nos alliés.

— Mais, dit encore Likès, à quoi serviront alors toutes les galères qui sont en construction dans nos chantiers ?

— On verra plus tard, la guerre n’est pas finie ! fit Alexios en levant les épaules. En tous cas, va faire un tour du côté du Port des Parfums et ouvre les yeux. Quatre de mes navires sont là, enchaînés comme des monstres et les flancs vides de toute cargaison. Tu les reconnaîtras parmi les autres à la tête d’éléphant qui brille sur leur proue. Cette enseigne m’a porté bonheur. Elle servira aussi, je l’espère, à augmenter la gloire de Rhodes.

— Ne préfères-tu pas que nous allions les voir ensemble ?

— Grand merci ! Je n’ai pas déjeuné encore. Depuis l’heure du réveil, je suis ici ou à la Deigma à débattre des échanges et des chiffres. Une mine et dix talents, voilà le résultat de mes opérations de ce matin. Cela creuse l’appétit plus que de gagner des batailles.

Likès n’insista point et continua sa route. Maintenant l’Aleïon était devant lui, revêtu entièrement d’une couche de peinture étincelante. La longue terrasse, la tour de l’Observatoire et les portiques du temple formaient trois étages de largeur inégale et sur lesquels ruisselaient des cascades de lumière. Il contourna l’édifice et se trouva dans le Port des Parfums. C’était une petite anse à l’est de la ville, où la mer était plus bleue et le ciel plus transparent encore. Des Syriens, des Sidoniens et des Juifs se reposaient là, assis à terre, les jambes croisées, devant les sacalèves légères qui, elles aussi, étaient au repos. Quelques navires plus grands stationnaient au large. Likès n’eut pas de peine à reconnaître parmi eux ceux qui portaient à leur proue la tête d’éléphant, avec la trompe recourbée comme une corne d’abondance. Mais il s’assit à l’écart et se laissa aller à contempler le ciel et la mer. Il faisait si doux sur cette grève, dans ce port mollement dessiné, au pied de l’Aleïon géant, et loin des rumeurs de l’énorme capitale ! Il faisait si doux ! Et l’amour, lui semblait-il, devait être proche ! La suavité des parfums remplissait sa gorge et ses narines ; l’ambre et l’encens pénétraient en lui comme une haleine de femme. Il promena dans l’air des mains caressantes ; il aurait voulu étreindre une forme chère, serrer sur son cœur un être vivant. Mais il était seul et personne ne se souciait de cette plénitude de vie qui l’oppressait. Il était seul comme toujours, devant la beauté des choses. Et la suavité des parfums lui était un supplice, et la glauque animation des vagues, et les vapeurs roses du ciel exaspéraient ses sens irrités.

Il se leva, puis retint un cri de surprise : de la terrasse de l’Aleïon quelqu’un le regardait, une femme vêtue d’une longue robe soyeuse et les cheveux poudrés de safran. Elle se penchait tellement que son corps paraissait suspendu dans le vide. Le soleil frappait sa gorge blanche et ses bras encerclés d’or. Et longtemps elle resta ainsi. Likès, d’en bas, lui tendit les mains comme à une apparition céleste…