Le Colosse de Rhodes/1/2

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 15-28).

II

Pendant que la ville, exaltée d’un frémissement d’orgueil, prolongeait dans la nuit son glorieux anniversaire, au temple d’Hercule dans le secret de l’Aleïon, les Veuves-gardiennes entretenaient le feu perpétuel du dieu. Deux d’entre elles veillaient devant le trépied profond où tour à tour elles jetaient des grains d’encens et des baies de myrtes. C’étaient deux jeunes femmes d’origine étrangère : l’une venait de Crète et l’autre d’Halicarnasse en Carie. Vêtues de la robe soyeuse qui dessinait les contours harmonieux de leurs corps, les cheveux enfermés dans une résille d’or fin, et les yeux cernés de poudre violette, elles restaient en face l’une de l’autre recueillies et immobiles. Les bruits du dehors montaient jusqu’à la pointe extrême de l’estuaire où le temple étageait ses monuments, ses jardins clos, et son Observatoire dans lequel chaque soir au coucher du soleil les prêtres montaient pour étudier la marche des astres. De temps en temps, un cri, une clameur plus aiguë entrait dans l’Aleïon silencieux ; alors les deux jeunes femmes tressaillaient et échangeaient un regard rapide.

Il y avait trois ans que presque ensemble, elles s’étaient offertes pour le service du dieu. Elles savaient qu’on n’exigerait d’elles ni vœu solennel, ni serment, mais seulement la promesse de veiller fidèlement à l’entretien du trépied sacré. En dehors de cela, elles étaient libres ; elles pouvaient sortir comme leurs compagnes lorsque d’autres les remplaçaient dans leur pieux devoir ; parfois dans les rues de la ville on les voyait passer, rapides et le front voilé, avec cette démarche glissante que donne l’habitude du silence ; mais le plus souvent elles restaient dans le Temple, où elles étaient venues chercher un refuge. Car, parmi ces jeunes Veuves-gardiennes, presque toutes apportaient avec elles quelque secrète blessure ; les unes pleuraient un bonheur envolé, d’autres un bonheur dont elles n’avaient eu que le mirage ; quand leurs traits se flétrissaient et que les premiers fils d’argent blanchissaient leur chevelure, elles disaient adieu à l’Hercule divin, symbole de la force et de la jeunesse, et elles retournaient vivre au milieu des hommes.

Ici une paix ravissante les enveloppait. Les Héliades, dont le collège sacré se divisait en deux ordres, les Éperviers et les Aigles, habitaient dans leur voisinage sans qu’elles fussent troublées par leurs paroles lentes et douces, par la beauté de leur visage pâle et par la magie de leurs gestes. Stasippe, le Père des Pères, qui était le grand prêtre du Temple et qui tout jeune encore avait été revêtu de ses hautes fonctions, vivait avec elles dans une familiarité presque fraternelle. Tous les jours, quand le dieu, sortant des ténèbres de la nuit, couvrait la terre de ses rayons, le Pontife le saluait d’une invocation ardente :

« Seigneur, dieu Zodiacal, prince des dieux, père générateur des dieux et des hommes ; créateur de tout ce qui est bon.

« Dans le ciel, qui est sublime ? Toi seul es sublime ! Sur la terre, qui est sublime ? Toi seul ! »

Et les Veuves, toutes ensemble, le front tourné vers l’Orient, continuaient l’hymne liturgique :

« Toi !… Ta volonté dans le ciel, tu la manifestes. Les Esprits célestes prosternent leur face.

« Toi !… Ta volonté, tombant d’en haut, féconde la prairie et le pâturage.

« Toi !… Ta volonté élargit le parc et l’étable, et multiplie les êtres vivants.

« Toi !… Ta volonté est vaste comme le ciel lointain, profonde comme la terre.

« Toi !… Qui connaît ta volonté ? Qui peut s’opposer à ta volonté ?

« Seigneur, dans les cieux ta domination ; sur la terre ta domination ; parmi les dieux tu n’as pas d’égal.

« Roi des rois, chef du grand cycle divin, dont nul homme ne peut dire la puissance… »

Ce mystère profond, la beauté des chants et des symboles berçaient ces existences et les engourdissaient dans une volupté aussi douce que celle dont on jouit pendant le sommeil. Il était bien rare que l’une des Veuves-gardiennes quittât le temple avant l’heure fixée par le grand prêtre. Entre elles des amitiés ferventes se nouaient ; mais rarement elles échangeaient des confidences sur leur passé. Il semblait qu’en prenant la robe soyeuse frangée d’or — presque semblable à celle que portaient les Héliades, — elles eussent en même temps mis dans leur poitrine un cœur sans désir et nouveau.

L’aube claire naissait dans l’Aleïon ; au-dessus de la flamme du trépied tournoyait une impalpable poussière blanche. Lyssa, la plus jeune des Veuves, dit à Dornis la Crétoise qui veillait avec elle.

— Cette nuit m’a semblé longue ; elle a pesé sur moi autant que pèse sur un mort la pierre du sépulcre. Veux-tu, Dornis, que nous sortions tout à l’heure dans la ville, lorsque le jour sera entièrement levé ?

— Pourquoi faire ? répondit Dornis, d’une voix tranquille. Les rues seront pleines encore de l’animation de cette nuit de fête. Les pierres sueront l’odeur des viandes et du vin, et des fleurs fanées traîneront au milieu des carrefours. Crois-moi, Lyssa, nous serons mieux sur la terrasse à guetter le retour triomphant du dieu.

Lyssa secoua la tête et poursuivit :

— Dans les hôtelleries qui longent les ports, il doit y avoir des couples heureux et qui s’embrassent ; sous les portiques, entre les colonnes des Stoa, des enfants nubiles à peine, garçons et filles, se poursuivent et cachent sous l’ardeur de leurs jeux la morsure cuisante et meurtrière de l’amour. Oh ! Dornis, écoute : la vie, toute la vie, monte autour de ce temple et le domine. Ici, nous ne sommes que des ombres, des fantômes d’êtres, — rien !

Dornis ouvrit tout grands ses yeux où coulait de l’ambre liquide.

— Tu m’étonnes, Lyssa, dit-elle. Jamais je ne t’avais entendu parler ainsi, et je te croyais heureuse, — heureuse comme je le suis moi-même, comme nous le sommes toutes dans l’Aleïon.

— J’ai vingt ans, dit Lyssa, et je voudrais, moi aussi, aimer…

Elles se turent, et pendant quelques minutes le crépitement des baies de myrte troubla seul le grand silence. Puis la voix de Stasippe, lente et grave, résonna au fond du sanctuaire :

« Père qui illumines la Terre, Seigneur Zodiacal, prince des dieux,

« Regarde favorablement ton temple,

« Regarde favorablement ta ville,

« Que ton épouse obéissante te dise : Seigneur, apaise-toi !

« Que les guerriers te disent : Seigneur, apaise-toi !

« Que les Esprits du ciel te disent : Seigneur, apaise-toi !

« Que les hommes te disent : Seigneur, apaise-toi !

« Roi des dieux et de la Terre, sans qui ni ville ni nation ne peuvent subsister, entre dans ce temple de l’allégresse et répands sur nous tes bienfaits… »

Lyssa et Dornis avaient baissé le front. Quand Stasippe eut achevé sa prière, elles se prirent par la main et montèrent les degrés qui les séparaient d’une longue terrasse sur laquelle un velum de soie transparente était tendu. La grande mer, encore rose des feux de l’aurore, était pleine de frémissements. Elles s’assirent au pied d’une colonne et fixèrent leurs yeux passionnés sur l’horizon.

Dornis était inquiète et n’osait plus reprendre l’entretien commencé. Mais Lyssa, dont le cœur battait trop vite et qui se sentait ce matin prise d’une angoisse étrange, ne tarda pas à soupirer de nouveau. La fièvre brûlait ses traits ardents. Son corps menu, qui était à peine celui d’une femme, se ramassa dans un pelotonnement frileux. Et ses doigts blancs, dont les ongles semblaient des pierres précieuses, se nouèrent dans un geste désolé :

— Pourquoi ne veux-tu pas, Dornis, descendre avec moi sur le rivage ? Je te raconterais des souvenirs qui me montent en foule sur les lèvres, ce matin. Oh ! ce serait bon de causer ailleurs que dans ce temple où tous les murs, tous les portiques sont imprégnés de l’odeur des aromates, et où toutes les paroles prennent un sens mystérieux et terrible. N’as-tu pas, toi aussi, Dornis, besoin de t’épancher dans un cœur ami, et ne regrettes-tu pas le passé ?

— Je ne regrette rien, dit Dornis, car j’ai connu un bonheur sans mélange. Que pourrais-je demander de plus aux dieux ? À l’âge où le désir s’éveille, ils ont envoyé dans ma couche un époux jeune, aux membres parfaits ; tant que nous avons vécu ensemble, nous avons goûté toutes les délices de la volupté. Puis un jour il est mort, emporté par les Moires rapides ; et j’ai béni les dieux que notre bel amour n’ait pas subi la flétrissure des années, — car les choses qui durent deviennent des serpents, dit le proverbe de Crète.

— Hélas ! fit Lyssa à voix basse, moi, je n’ai eu ni les transports de l’amour heureux ni les délices de la volupté ; ma vie conjugale fut unie comme un lac sans rides que ne caresse aucune brise embaumée. Selon la coutume de la Carie, c’est mon frère qui devint mon époux lorsque parurent sur notre corps les premiers signes de la puberté ; et nos embrassements furent chastes, même alors que s’accomplissait en nous le mystère charnel. Sa main tenait la mienne si tendrement quand nous nous endormions côte à côte que j’aurais rougi de penser à lui comme à un amant ; son sang et le mien en se confondant ne nous convulsaient d’aucune secousse. Il prenait ma tête et souriait de la voir pareille à la sienne. Au réveil, il m’appelait son épouse et sa sœur, et ces deux noms sur ses lèvres avaient la même suavité tranquille. Une nuit il s’est trouvé frappé par un mal mortel. Je le veillai avec angoisse : « Voilà, me disais-je, que je vais perdre de nouveau en lui mon père et ma mère. » Et c’est ce qui arriva, Dornis : une petite orpheline, telle fut celle qui vint frapper à la porte de ce temple. Stasippe me reçut et étendit sur moi le pan de son écharpe brodée d’or. Depuis, oh ! depuis, j’ai pleuré bien souvent dans le secret de cette demeure ; j’ai pleuré ma jeunesse évanouie comme l’ombre, ma vie fanée avant d’avoir été en fleur…

— Lyssa, oh ! Lyssa, arrête-toi, je t’en conjure. Pourquoi m’as-tu révélé cette blessure de ton âme ? Maintenant je n’oserai plus ni te regarder ni te sourire, et, quand nous serons toutes deux debout devant le trépied sacré, je penserai que, cette flamme qui s’élève en l’honneur de l’Hercule divin, elle brûle aussi en toi, inextinguible, et te consume, pauvre petite créature ! Mais, ne te désole pas ; les années passeront et elles useront ta douleur ; un jour viendra où, docile et apaisée, tu t’agenouilleras sur la mosaïque, et, les mains tendues vers le dieu Zodiacal, qui règle toutes les destinées, tu lui abandonneras les dernières palpitations de ta vie.

Lyssa se tut. Au fond de la terrasse, Stasippe venait de paraître ; derrière lui marchait un autre prêtre qui portait sur sa poitrine l’image de l’Épervier. Sans apercevoir les deux jeunes femmes, ils s’arrêtèrent devant un escalier tournant qui conduisait à l’Observatoire ; et le Père des Pères étendit son bras vers l’horizon :

— Encore des galères romaines qui font voile vers le grand Port ! Encore des secours qu’elles viennent demander à notre république pour combattre Philippe de Macédoine et le vieil Antiochus ! Le Sénat romain s’appuie sur Rhodes comme un homme lassé sur un jonc flexible. Fasse le ciel que nous ne soyons pas entraînés à notre perte !

— L’arsenal de Rhodes est riche en armes de toute sorte, dit le prêtre à symbole d’épervier. Ses bateaux sont les plus rapides et les plus légers qui existent. Ils ont déjà fait leurs preuves ; ils sauront résister à la flotte d’Antiochus comme à celle des Grecs.

— N’importe ! fit le jeune pontife avec lenteur ; la guerre est un mal. Rhodes florissante devrait donner l’exemple de la modération et de la sagesse et tenir la balance entre les forces du monde. Je la vois, au contraire, dévorée d’ambition, prêter la main aux plus puissants, s’abaisser pour acquérir de l’or, toujours plus d’or !

Tandis qu’il parlait, le jour avait achevé de naître ; les cent statues du Soleil, drapées aux cent carrefours de la ville, sortaient d’une buée lumineuse, et le Colosse formidable surgissait de son piédestal de marbre, le front irradié de clartés.

L’Épervier le montra d’un geste à Stasippe :

— Notre dieu ne nous ordonne-t-il pas d’être puissants comme lui, riches comme lui, glorieux comme lui ?

— Ce n’est pas notre dieu, répondit Stasippe en regardant dédaigneusement le Colosse. Ce n’en est que le simulacre grossier et périssable. Notre dieu, qui règne dans les cieux, n’a pas de visage ; et nos adorations ne sauraient s’attacher à une image de bronze.

À ce moment il aperçut les deux jeunes femmes blotties au pied de la colonne comme deux oiseaux frileux. Il s’approcha d’elles et leur sourit.

— La joie d’Héraclès soit avec vous ! leur dit-il.

Un léger frémissement agita les lèvres de Lyssa et de Dornis : elles se levèrent et allèrent à leur tour s’accouder sur la terrasse. L’enchantement du matin, l’harmonie du ciel et de la mer s’étendirent peu à peu sur elles ; et l’amertume des souvenirs anciens fit place en leur âme à cette quiétude sans mélange qu’elles étaient venues chercher dans la demeure du dieu Zodiacal.