Le Colosse de Rhodes/1/1

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 3-14).

I

« Rhodes, épouse du soleil ».

Cette épigraphe se lisait en lettres de feu au fronton de tous les édifices. C’était le soir, et depuis le matin entre le théâtre et les ports une foule infatigable s’écoulait, emplissait les rues vastes et sonores et se ruait aux bosquets du mont Philerme ; et sur la place du Peuple, autour de l’énorme Taureau d’or, recommençait ses circuits dans un bruit incessant de pas et d’haleines.

On fêtait l’anniversaire de la ville merveilleuse qui deux cents ans auparavant avait été érigée à la pointe septentrionale de l’île, comme une sentinelle avancée guettant le double horizon des mers. Longtemps l’île heureuse, assoupie dans le parfum de ses roses, avait goûté la paix profonde que les dieux versaient sur elle à chaque aurore, et tourné vers le seul Orient la face de ses vieilles cités. Le souffle de l’Asie la caressait d’une si douce langueur qu’elle lui faisait oublier la gloire de ses origines antiques. N’étaient-ce pas les Géants qui l’avaient peuplée autrefois, lorsqu’une éruption volcanique l’avait fait jaillir des entrailles de l’Océan ? Partout ils avaient laissé leur trace ; leur histoire était écrite partout, jusqu’au sommet de la grande montagne chevelue où des cylindres de pierre, dressés à la face du ciel, semblaient le défier de jamais les anéantir. Puis des siècles innombrables avaient passé ; des amours, des baisers avaient amolli l’âme des descendants de ces ancêtres héroïques. De paisibles pasteurs avaient remplacé les Géants, et l’île s’était appelée Macaria, la Bienheureuse. Autour d’elle passaient les courts navires des Phéniciens et les longues trirèmes d’Égypte ; autour d’elle les flots de la mer Égée se peuplaient de lourdes galères chargées d’or. L’odeur de la richesse, l’aile du commerce rapide l’effleuraient sans cesse. Un jour des hommes rouges venus de Tyr ou de Sidon avaient abordé ses rivages ; alors l’île avait changé de nom ; elle s’était appelée Telchinia, la terre des Enchantements. Tour à tour les rois de Crète et ceux de Carie avaient essayé de la conquérir. Ensuite, ç’avait été les Grecs qui, séduits par la beauté incomparable de ces bords, y avaient apporté leurs artistes et leurs dieux ; et ils l’avaient appelée Rhodaïa, parce qu’elle était une fleur vivante, aux suaves parfums.

Mais des heures mauvaises étaient venues ; et le joug de l’étranger avait pesé lourdement aux épaules de Rhodaïa ; et le sang des Géants avait frémi dans ses veines. Un jour elle s’était souvenue de l’oracle sibyllin : « Et toi, Rhodes, épouse du Soleil Levant, tu reconquerras ton indépendance, et tu gagneras d’immenses richesses. » Les habitants des trois vieilles cités, de Ialysos, de Lindos et de Camire, s’étaient réunis sur la montagne qui avait été le Thabor de leurs ancêtres, l’Atabyrion chevelu où se dressaient toujours les cylindres de pierre indestructibles. Leurs yeux luisaient d’une flamme étrange ; c’était leur tour : trop longtemps la Guerre Sociale les avait opprimés et affaiblis ; c’était leur tour maintenant de devenir les maîtres et de posséder l’empire des mers, cette « thalassocratie » que les Phéniciens et les Grecs s’étaient si âprement disputée au cours des siècles. Que leur manquait-il pour cela ? Une ville, rien qu’une ville maritime assez vaste pour leur dessein. Ils la construiraient. Elle serait plus puissante et plus riche qu’Halicarnasse et que Tyr, où les maisons érigeaient leurs façades de dix étages à côté des temples de cèdre consacrés à l’adoration d’Hercule-Soleil. Et, eux aussi, ils auraient leurs héliades et leurs mages. Le culte du dieu nouveau, dans la capitale glorieuse, remplacerait, ou plutôt absorberait en lui seul celui de tous les dieux anciens. L’antique Minerve de Lindos, la Minerve aux yeux bleus des profonds mystères, et la Junon telchinienne de Ialysos, et la Vénus de la blanche Camire, et même le Jupiter trois fois sacré du mont Atabyrion, tous ils céderaient la place à l’Hercule divin qui deviendrait l’emblème de leur force et de leur génie.

Et Rhodes-capitale s’était bâtie presque en un jour, sous l’impulsion enthousiaste d’un peuple entier. Le plan en avait été confié à l’architecte milésien Hippodamos, — celui-là même qui venait de restaurer et d’embellir le Pirée. C’était un habile homme et un fier artiste. Avant de laisser poser une seule pierre de la nouvelle cité, il savait comment se profileraient en beauté les nombreux monuments que l’on devait apercevoir de toutes les rues, de tous les carrefours. Il savait où seraient érigées les cent statues différentes du Soleil et quels sanctuaires s’élèveraient sur l’Acropole, et quels palais le long du rivage doré par une lumière si abondante et si pure que les yeux en restaient pénétrés comme les lèvres qui ont bu une enivrante liqueur. Il avait prévu des hôtelleries immenses pour les voyageurs dont les navires séjourneraient dans les trois ports. Il avait tracé lui-même les proportions de la Deigma qui serait la Bourse cosmopolite, le marché universel, où tous les négociants du monde civilisé depuis Massillia jusqu’à Trébizonde, depuis Athènes jusqu’à Carthage, viendraient échanger ou réaliser leurs produits. D’ailleurs tout était colossal dans la ville neuve. Elle avait la forme d’un théâtre qui s’échancrait un peu sur la lisière de la mer. Une double rangée de portiques aux colonnes de marbre et d’or, les Stoa, encadraient la place du Peuple, au milieu de laquelle se tenait le Taureau Géant. Trois mille statues avaient été posées le même jour autour de cette place vide encore et sous ces galeries désertes. Mais bientôt tout s’était rempli d’une vie intense. L’Arsenal s’était garni de navires, et le Temple de symboles sacrés. Ces deux masses énormes se faisaient face aux deux extrémités du grand estuaire dans lequel on avait établi les ports ; elles étaient les deux forces, les deux pensées de ce peuple qui avait rêvé de dominer la terre, et elles étaient revêtues, l’une de pourpre et l’autre d’azur. Les pirates ciliciens, en sortant des Échelles Levantines, les voyaient se dresser dans la clarté de l’aurore ou dans la lente agonie des soirs.

Ensuite on s’était occupé de la forme du gouvernement. Une République dirigée par des chefs à la fois militaires et civils qui s’appelaient les Mastères ou les Maîtres avait remplacé les rois fabuleux. La marine avait été réglée par des lois si sages qu’elles devaient plus tard servir de modèle aux autres nations maritimes. Le pavillon de Rhodes courut sur toutes les mers, s’implanta aux extrémités des continents ; son alliance fut recherchée par les plus puissants empires : Hercule veillait sur les destinées de son épouse.

Or, un jour, une nouvelle image du dieu s’éleva au bord du rivage. Celle-là était tellement colossale qu’elle surpassait en grandeur tous les édifices de la ville et toutes les autres statues érigées à la Divinité. Elle était plus haute que l’Apollon de Tarente, que la Minerve de Platée et que la Junon d’Argos qui jusqu’ici avaient fait l’admiration des peuples. Debout sur son socle formidable, les pieds rejoints et les bras supportant un disque d’or, elle dominait l’étendue de la mer et des campagnes. Son front, tourné vers le soleil levant, se nimbait des rayons lumineux de l’astre et servait de phare aux navigateurs lointains. On disait qu’il avait fallu neuf cents chameaux pour porter les blocs de pierre qui comblaient les cavernes de ses membres, et que le bronze qui le vêtait avait coûté à lui seul trois cents talents. L’orgueil des Rhodiens était satisfait. Ils posséderaient désormais le signe ostensible de leur puissance. Et les vieux Géants du mont Atabyrion devaient se réjouir dans leurs tombeaux.

En ce moment, sous le Colosse, la foule rapetissée et fourmillante circulait. Il y avait des hommes de tous les pays mêlés aux habitants de Rhodes, et les trois races se coudoyaient dans l’île devenue le centre du monde. Les faces noires, les faces cuivrées, les faces jaunes avaient le même sourire de ravissement. Les Crétois, qui tour à tour avaient été les maîtres et les esclaves de leurs voisins redoutables, se promenaient sous leurs aigrettes multicolores ; des Égyptiens passaient les joues frottées de carmin ; et les Chanéens maritimes, les Sémites, et les Sidoniens étaient descendus de la chaîne du Liban et avaient quitté pour cette rive hospitalière leur côte hérissée d’écueils. Et il y avait aussi des Grecs dans leur chlamyde courte et des Romains dans leur toge traînante. À cette heure la guerre était partout ; Annibal et Scipion, Antiochus et Philippe de Macédoine se poursuivaient d’une haine acharnée ; mais ici, sous ce ciel clément, dans cette atmosphère enchantée, on oubliait les atrocités des combats ; ici on se trouvait heureux de vivre. Et tous, les hommes pâles, les hommes rouges, les hommes noirs tournaient autour du Colosse ; et ils s’approchaient du socle de marbre pour lire l’inscription orgueilleuse écrite en lettres d’une coudée :

« En ton honneur, ô Soleil, les habitants de Rhodes ont élevé vers l’Olympe ce colosse d’airain lorsqu’ayant calmé les tempêtes de Mars ils ornèrent leur ville des dépouilles de leurs ennemis. Car, à la face du ciel, ils font briller les rayons de la liberté ; et c’est à eux, fils d’Hercule, qu’appartient à titre d’héritage l’empire de la Terre et des Mers. »

Un éclat de rire strident s’égrena tout à coup parmi l’incessant et confus murmure des races ; et un enfant de douze ans à peine, presque nu et les cheveux bouclés dru autour du front, sauta sur le piédestal d’un des candélabres à neuf branches qui étaient rangés autour du Colosse. Il tenait dans ses mains un miroir d’acier poli où se reflétait l’image des promeneurs innombrables ; et il les interpellait tour à tour, leur annonçant que, s’ils voulaient s’approcher, ils verraient leur destin marqué là par quelque signe. Mais tous s’éloignaient sans prendre garde à ses objurgations. Cependant, un jeune homme, qui avait passé l’âge de l’éphébie et qui portait le long manteau des mastères s’arrêta et d’une voix brève ordonna à l’enfant de descendre :

— Que fais-tu par ici, vaurien, enchanteur, fils des Telchines ?

— Je prédis l’avenir pour rien, pour le plaisir d’étonner les gens. Tiens, regarde au fond du miroir, Likès. Qu’y vois-tu ?

— Descends, te dis-je, ou je te fais conduire aux cachots.

— Un jour de fête ! Tu ne serais pas si méchant. D’ailleurs, je t’obéis. Écoute seulement un mot : Il n’y a pas que les faces des hommes qui se reflètent dans mon miroir ; les étoiles du ciel viennent d’elles-mêmes s’y placer aussi, tantôt scintillantes comme du feu, tantôt couvertes d’une buée légère. Autour de ton visage, Likès, j’en ai vu briller deux tout à l’heure, et je puis te dire déjà le sort qui t’attend ! Tu seras désiré à la fois de l’Amour et de la Fortune. Mais il te faudra choisir. Prends garde ! Likès, prends garde ; imite la prudence du serpent qui se glisse entre les épines des fleurs.

Et le gamin, riant de nouveau de son rire aigu qui résonnait comme une fanfare, dégringola prestement du piédestal. Sa tête bouclée disparut bientôt dans la foule.

Likès, drapé dans son manteau, restait debout au pied du Colosse. Il regardait la vaste coupe du firmament étinceler sur son front et, inquiet malgré lui, consultait du regard le chœur mouvant des étoiles.