Le Collier des jours/Chapitre LXVI

Félix Juven, Éditeur (p. 271-272).




LXVI




Depuis longtemps, je demandais qu’on me laissât aller voir ma nourrice ; la permission était accordée, mais on reculait toujours la visite. Marianne n’avait pas le temps, le Conservatoire la mettait en retard pour son ouvrage, ou bien il fallait faire une course pour mon père ; coudre quelque chose de pressé pour ma mère. Mais je revenais sans cesse à la charge, et un jour, enfin, suivies de Marianne, nous nous mîmes en route, ma sœur et moi, vers les Batignolles.

Je trouvai la chère nounou triste et vêtue de noir. Le père Damon était mort, de la maladie qui le tenait depuis longtemps. On avait beau s’attendre au malheur, c’était dur tout de même, quand il arrivait.

Pauvre père Damon ! Je l’aimais bien, aussi lui ; il se faisait si doux pour moi, si soumis à mes caprices. Sur les genoux de la Chérie, comme autrefois, j’essayais de la consoler, et je vis bientôt, au fond des orbites plus creusés, ses beaux yeux rayonner de tendresse.

Rien n’est changé dans ces deux petites chambres où j’ai commencé à vivre ; mon pseudo-portrait est toujours accroché au mur ; mon berceau est à la même place ; « il y restera tant que je serai là », dit ma nourrice.

Et Marie, et Sidonie, et Pauline, où sont-elles ? À leur ouvrage. Eugène est à l’école. Pour rencontrer tout le monde, il faudrait venir un dimanche. Mais puisque j’étais sortie du couvent, heureusement, elle viendrait souvent me voir, avec l’un ou avec l’autre.

Quand nous partons, pour nous accompagner un peu, la Chérie fait un bout de toilette ; elle met son auréole tuyautée, attache, sur ses épaules, un châle à franges…, et je reconnais le cher petit châle vert à palmes, qui a été teint en noir et où les dessins ne sont plus visibles… Et, tout à coup, je me souviens de la noce de Marie où, à cette même place, le petit châle vert, dans toute sa fraîcheur, fit sa première apparition… J’ai le cœur serré par un regret poignant. Je comprends mieux la mort, les tristesses, la méchanceté du temps, devant cette pauvre étoffe qui a dû prendre le deuil.