Le Collier des jours/Chapitre LXV

Félix Juven, Éditeur (p. 264-270).




LXV




Une jeune Espagnole, finement jolie, accompagnée, elle aussi, d’une mère qui faisait penser à « la vieille Maugrabine » ; de Gastibelza, vint solliciter « l’éminent critique ». La gracieuse enfant s’imaginait faire de la peinture. D’un pinceau, qui semblait trempé dans du miel, elle léchait, en effet, de petites toiles, qui le plus souvent la représentaient elle-même, bien enlaidie… À cause de ses beaux yeux andalous et de sa passion sincère pour la peinture, mon père recommanda, le mieux qu’il put, la jeune artiste, et, très reconnaissante, la vieille Maugrabine, apporta un jour, dans un petit panier, un angora blanc, tout bébé, qui lui était né d’une noble chatte…

On baptisa le nouveau venu : Don Pierrot de Navarre, et ce fut un chat très aimé.

Il n’y avait alors à la maison aucun animal, sauf des oiseaux dans une grande volière, qu’une amie, s’expatriant, avait donnée à garder à ma mère et ne reprenait plus. Don Pierrot est le premier chat que j’aie connu chez mon père.

Tous les solliciteurs n’étaient cependant pas accueillis aussi cordialement que ces aimables Espagnoles, surtout quand ils s’avisaient de vouloir offrir un don, pour acheter la faveur…

Un jour, nous entendîmes des rugissements dans le salon, où mon père recevait un inconnu ; puis le monsieur, reconduit à coups de pieds, traversa comme une flèche l’antichambre et, poursuivi jusque sur le palier, dégringola l’escalier la tête la première.

Mon père était blême et tremblant de fureur ; il continuait à couvrir d’injures véhémentes « le misérable, qui avait osé lui offrir une somme énorme, pour louer je ne sais quoi d’idiot !… »

Dans sa colère, d’un mouvement nerveux, il avait descellé la tablette de marbre de la cheminée, avec l’idée de la jeter à la tête de cet imbécile ; la pendule et les bibelots précieux l’avaient échappé belle ! Le monsieur aussi !…

Se défendre des importuns et des solliciteurs était la grande affaire et c’était extrêmement difficile. Cet appartement, situé d’une façon si centrale, s’offrait naturellement aux visiteurs et toutes les personnalités du jour y venaient journellement saluer mon père, qui, à cause de cela n’osait pas consigner sa porte, craignant de voir un ami éconduit par la maladresse du concierge.

Je ne me souviens pas d’avoir vu Gérard de Nerval, mais j’ai bien souvent entendu parler de lui. Il avait été le camarade de collège de mon père et c’est certainement l’ami qu’il a aimé avec le plus de tendresse. Jamais, il ne cessa de regretter « ce pur et charmant écrivain, qui, à l’esprit le plus ingénieux, au caprice le plus tendre, joignait une forme sobre, délicate et parfaite, » celui à qui Gœthe écrivait, après la traduction de Faust en français, que Gérard publia à l’âge de dix-huit ans : « Je ne me suis jamais si bien compris qu’en vous lisant. » Le chagrin causé par sa mort tragique ne s’effaçait pas ; mon père et ma mère en parlaient souvent entre eux, avec de vagues idées d’enquête et de représailles, car ils n’avaient jamais cru au suicide. N’ayant pas de preuves suffisantes, mon père n’osait pas écrire ce qu’il pensait, mais il le disait ; d’après lui, Gérard de Nerval n’avait matériellement pas pu se pendre là où il était accroché ; on l’avait assassiné, pour lui voler le prix d’un travail, qu’il avait touché la veille.

Paul de Saint-Victor, qui venait souvent, était un des mieux accueillis. Il se proclamait le disciple de mon père et ils avaient, entre eux, une similitude extraordinaire de goûts et d’opinions artistiques ; une parenté d’esprit très singulière, qui leur créa même, à propos du feuilleton du lundi, qu’ils faisaient tous deux dans des journaux différents, de bien curieux embarras. Ils évitaient, cependant, de se faire part de leurs impressions, quand ils se rencontraient au théâtre. Ils causaient de littérature ou discutaient des questions d’art, mais ne soufflaient mot de la pièce qu’on représentait : ils savaient bien que, même sans se rien dire, ils ne seraient que trop du même avis. Plusieurs fois, en effet, il leur était arrivé, sans qu’il fût possible de soupçonner l’un ou l’autre de plagiat, les articles paraissant à la même heure, d’avoir écrit des pages presque identiques. Mon père racontait que, maintes fois, en commençant son feuilleton, il avait biffé ce qu’il venait d’écrire, pour prendre un autre point de départ, se disant : « Saint-Victor va commencer comme cela » et il était rare qu’il ne trouvât pas exprimée, dans les premières lignes de l’article de son confrère, l’idée qui s’était d’abord présentée à lui.

Quelquefois, c’était plus étrange encore. Tandis que mon père se disait : « Saint Victor va penser ainsi », Saint-Victor, de son côté, pensait : « Gautier aura cette idée-là » et, tous deux alors, pour éviter la rencontre, laissant la route qui s’était d’abord offerte à eux, prenaient un même sentier de traverse, qui, à leur joyeuse surprise les remettait face à face.

À nous, Paul de Saint-Victor faisait un peu peur, par sa gaîté moqueuse, la torsion de ses sourcils, ses moustaches en crocs, si noires et si aiguës, et par la raideur de son cou, qui semblait ankylosé par le carcan du faux-col éblouissant.

Edmond About, que l’on appelait toujours, je ne sais trop pourquoi : « Le jeune About, âgé de vingt-sept ans », venait aussi. Mon père savait très bien imiter sa manière de rire en fronçant le nez et en fermant tout à fait les yeux ; il s’exécutait sans se faire prier, dès que nous lui disions : « Papa, fais About. »

Mais celui qui m’enthousiasma du premier coup, ce fut Gustave Flaubert. Il m’apparut tout de suite comme un personnage prodigieux et colossal, avec sa haute taille, ses larges épaules, ses beaux yeux bleus, frangés de longs cils noirs et sa moustache de chef gaulois.

Il disait souvent : « C’est énorme ! » en rejetant ses bras en arrière et en se penchant vers son interlocuteur, comme s’il eût voulu lui donner un coup de tête dans l’estomac.

À table, il racontait de monstrueux paris, dans lesquels on s’engageait à boire des barils d’eaux-de-vie, à dévorer des monceaux de nourriture, à accomplir des prouesses fantastiques ; le tout énoncé avec une richesse d’images, une abondance de gestes et une ampleur de voix, qui me stupéfiaient et me comblaient d’admiration.

J’aurais voulu l’écouter toujours, et un de mes désirs était de lire ses œuvres, mais j’avais beau fouiller la bibliothèque, je ne trouvais aucun livre de lui.

Un soir, il avait promis de lire, devant quelques intimes, un fragment de la première version de La Tentation de saint Antoine. Quand le moment fut venu, on m’envoya me coucher. Je suppliais, avec des pleurs et des cris, qu’on me permît d’entendre Flaubert, mais on déclara que ce qu’il allait dire n’était pas du tout pour les petites filles. Mon père était assez disposé à me laisser rester. Flaubert lui-même était attendri ; leur influence fut vaine et je dus céder à la force.

Une fois couchée, tout émue encore de la lutte, j’essayai de me résigner, mais les échos du Gueuloir arrivaient jusqu’à moi et je n’y pus tenir. Me glissant, pieds nus, sans bruit, je gagnai la salle à manger, séparée du salon par une porte à deux battants, qui était poussée sans être fermée tout à fait. Par l’entrebâillement, je pouvais très bien voir, et entendre sans perdre un mot.

Flaubert, debout devant la cheminée, ployant un peu sa haute taille, lisait à pleine voix, en faisant de larges gestes.

C’était l’épisode de la Reine de Saba, la description de sa parure superbe, de sa robe de brocard d’or à falbalas de perles, dont la longue queue était portée par douze négrillons, et l’extrémité tenue par un singe, qui la soulevait, de temps à autre, pour regarder dessous. J’eus l’idée que c’était à cause de cette malice du singe que l’on n’avait pas voulu me laisser entendre.

Quand Flaubert eut fini de lire, au moment où j’allais me sauver, on lui demanda de contrefaire l’ivrogne. Il se défendit longtemps, puis finit par céder à l’insistance de tous.

J’assistai, alors, à une scène extraordinaire, d’un réalisme qui me parut si effrayant, que je ne pus le voir jusqu’au bout et que je regagnai mon lit, plus vite que je ne l’avais quitté, pour m’y blottir, en me cachant la tête sous les couvertures.