Le Collier des jours/Chapitre LXVII

Félix Juven, Éditeur (p. 273-275).




LXVII




Un après-midi, Rodolpho, que je n’avais pas vu depuis bien longtemps, vint nous rendre visite. Il amenait avec lui un grand jeune homme, blond, qui portait encore l’uniforme de collégien, et qu’il nous présenta comme notre frère.

Notre frère !… On ne nous avait jamais parlé de lui. Je crus que Rodolpho se moquait de nous.

— Regarde-le donc, me dit-il, tu ne vois pas comme il ressemble au portrait de ta grand’-mère, qui est dans la chambre des tantes, à Montrouge.

Il avait, en effet, le nez aquilin, les yeux bleus, la carnation blanche et blonde, du portrait que je connaissais bien.

Il était notre frère, sans être le fils de notre mère, ce qui nous parut singulier, sans nous préoccuper davantage.

— Comment t’appelles-tu ?

— Théophile, mais on prononce Toto, me répondit-il, en me faisant sauter presque jusqu’au plafond.

Une partie monstre, un peu violente pour nous, et qui emplit l’appartement de tumulte, s’organisa. Je ne sais trop en quoi consistait le jeu, ni comment il se fit que j’avalai un bouton de cuivre, ce qui arrêta net le tintamarre.

À cause du vert-de-gris, on était très inquiet, et on me fit avaler beaucoup de lait.

Rodolpho me parla des tantes, que je devrais bien aller voir, pour les distraire un peu. Elles avaient quitté la maison de la route de Châtillon. Maintenant, leur déménagement était fini ; elles étaient installées dans un appartement, rue du Grand-Montrouge, et il y avait un très grand jardin, un vrai parc.

J’y allai, en effet, passer quelques jours.

Je trouvai les tantes plus vives, et comme rajeunies, dans leurs robes noires. Cependant, elles semblaient ne savoir que faire de leur liberté, qui lui venait, pour la première fois, trop tard, malheureusement.

L’appartement, aux pièces vastes, aux larges fenêtres, se trouvait dans l’hôtel même des La Vallière, et le parc, commun à tous les locataires, était superbe. C’était au premier, et on avait vite fait de dégringoler l’escalier, pour aller courir sous les grands arbres.

Les tantes se trouvaient, là, moins isolées, moins perdues, que sur la route de Châtillon ; elles avaient des amies parmi les voisines, dans la maison même, et j’y trouvai tout de suite d’agréables compagnons de jeu.

Le mobilier s’était enrichi d’un vieux clavecin, venu je ne sais d’où, et qui m’émerveilla par ses sons fêlés, lointains et mystérieux. Il me faisait penser à Mlle du Médic, et, peut-être, venait-il d’elle.

Je revis l’aristocratique demoiselle, plus mince et plus pâle, plus droite que jamais, et qui semblait se retrouver dans son vrai cadre, sous ces hauts plafonds, devant ces boiseries claires et enrubannées de sculptures. Ses longues mains, voilées de mitaines, faisaient toujours du filet, et la levrette Flox, fragile et gracieuse, continuait à ne pas vouloir poser ses pattes sur le parquet.

Je me serais vite reprise à cette vie libre et aux courses au grand air ; mais mon père vint me chercher, après une semaine ; il ne voulait plus me laisser longtemps éloignée de la maison ; peut-être aussi s’était-il déjà accoutumé à moi, et il trouvait que je lui manquais.