Le Collectivisme, Tome I/Chapitre V

Imprimerie Louis Roman (Tome Ip. 21-27).

V

Comment passer de la forme capitaliste de la production à la forme collective ou collectiviste ?

Tel est le problème qui devrait préoccuper tous ceux qui s’intéressent réellement à l’amélioration du sort des foules humaines.

Tous les hommes politiques, tous les administrateurs publics, tous les penseurs devraient ne songer qu’à cet unique et redoutable problème.

Il faudrait qu’en un identique et géant élan d’amour pour tous les déshérités et tous les miséreux, les moindres bonnes volontés se liguent, se soutiennent, s’additionnent.

Malheureusement, nous vivons à une époque de scepticisme rare et de dilettantisme élégant : les gens préfèrent pleurer leurs illusions perdues que de croire à la venue de temps nouveaux. Ils dirigent obstinément leurs yeux vers la nuit qui leur enveloppe encore et se refusent à regarder derrière eux se lever les premières lueurs de l’aube prochaine.

Il faut prévoir dès lors les cataclysmes nécessaires et savoir que l’évolution, désirée par les meilleurs d’entre nous, peut devoir céder le pas à une révolution brutale et brusque.

Que serait cette révolution ? Elle serait la reprise directe, sans indemnité préalable, de toutes les richesses mobilières et immobilières accumulées entre les mains des individus isolés.

De telles reprises ont été effectuées déjà, lorsque la bourgeoisie enleva à la noblesse le sol qu’elle détenait, lorsque l’esclavage fut aboli dans les diverses contrées américaines.

Il y eut des protestations, des luttes sanglantes, des massacres, des guerres, mais l’œuvre accomplie fut maintenue, car la minorité, était trop infime pour pouvoir se rebiffer utilement et victorieusement.

Et ce fait a prouvé que les révolutionnaires avaient obéi à la vraie loi du progrès et que leur acte de force était un acte de justice.

À l’heure actuelle, une minorité plus infime et plus faible que ne le furent les nobilions de jadis et les esclavagistes de hier, semble vouloir s’opposer aux transformations inévitables et fatales. Elle aussi songe à opposer aux masses ouvrières et populaires des refus catégoriques et secs, elle dénie le pouvoir éminent que la société revendique sur les produits entassés par les générations mortes.

Ce pouvoir éminent, des rois et des princes l’ont exercé et l’ont détenu, jusqu’au jour où des oligarchies, plus nombreuses qu’eux, s’en sont emparées à leur tour. Elles aussi l’ont détenu et l’ont exercé, malgré les menaces, jusqu’à l’heure où des trafiquants et des industriels plus nombreux qu’eux, les ont destituées et exilées sans merci.

Cette fois, c’est la masse grouillante et pullulante des manouvriers et des valets qui réclame et qui exige, combien plus nombreuse que ceux qui espèrent, en leur morgue, la vaincre et la repousser.

C’est l’humanité qui veut rentrer en possession de son domaine : cela est juste, cela est légitime, cela sera. Contre le droit absolu, il n’est point de prescription. Ce droit sera édicté et imposé révolutionnairement, parce qu’il est le droit.

Il dépend de ceux qui détiennent et qui possèdent qu’il n’en soit pas ainsi et qu’une évolution calme évite aux peuples les terreurs et les horreurs d’une révolution.

Comment imaginer une évolution qui puisse à la fois se réaliser paisible et se réaliser rapide ? Car de tels appétits sont nés qu’il faudra les satisfaire avec une activité fiévreuse.

Le principe évolutif est évidemment l’expropriation, l’expropriation directe ou indirecte. Ce double mode d’expropriation opère sous vos yeux. Il importe simplement d’en accélérer la marche, comme le savant dans son laboratoire précipite en quelques instants telle réaction chimique accomplie par les agents naturels avec des lenteurs séculaires.

L’expropriation indirecte est celle que les coopératives et les institutions locales, comme des pharmacies communales, des boucheries et des épiceries régionales, réalisent au détriment des petits négociants et des petits détaillants. Ces derniers se trouvent acculés à la nécessité d’échanger leur situation contre des fonctions moins lucratives sans doute, mais mieux garanties et plus certaines.

Les organismes ainsi créés ne diminuent du reste pas, en fait, la position sociale de ceux qui sont obligés d’en devenir les agents. Au point de vue honorifique, ainsi que nous l’avons indiqué déjà, ils ne peuvent qu’y gagner ; au point de vue pécunier, la force d’achat de leurs appointements augmente, car les coopératives et les magasins municipaux ont précisément pour principal résultat de réduire le prix des victuailles et des objets de première utilité à des taux aussi bas que possible.

La première œuvre à poursuivre, à préconiser, à provoquer au besoin, est donc de faciliter l’établissement et l’épanouissement progressif des coopératives libres et des boutiques collectives. Ces dernières, pour des motifs d’hygiène, auraient plus spécialement pour objet l’achat et la vente de produits sujets à des falsifications faciles comme les épices, les drogueries, les boissons ; les coopératives continueraient comme elles le font déjà, à exploiter la boulangerie, la boucherie, la lingerie et la confection.

Après avoir montré comment l’expropriation des petits industriels et des petits négociants peut s’opérer par le développement normal et simplement accéléré des coopératives de consommation et de production, il importe de déterminer comment l’expropriation des grands industriels et des grands négociants peut se réaliser sans provoquer de cataclysmes ou de crises.

On peut imaginer trois procédés qu’il sera loisible d’appliquer séparément ou collectivement : l’expropriation pour cause d’utilité publique, l’impôt largement progressif sur les successions, la création de vastes usines ou de vastes comptoirs par la collectivité.

C’est évidemment le dernier mode préconisé dont la réalisation offrirait le plus de difficultés et qu’il ne faudrait appliquer que si les intéressés parvenaient, par une coalition étroite, à rendre onéreuse toute tentative d’expropriation directe, par l’obligation imposée par eux à la collectivité de racheter en bloc tous les établissements.

Un impôt progressif sur les successions, par le fait qu’il n’atteint les fortunes qu’après le décès de leurs propriétaires, est certes le mode le plus simple et le plus aisé de rendre collective la propriété privée.

Mais pour qu’un tel impôt soit efficace, il faut que la collectivité ne fasse pas rentrer dans la circulation, les biens meubles ou immeubles dont elle se trouverait nantie. Il faut qu’elle les accumule et les conserve, et ne consacre, aux dépenses publiques, que les seuls revenus des biens ainsi acquis par elle.

Ce n’est que de cette manière que tout ce qui constitue actuellement les fortunes individuelles peut devenir, dans un délai relativement court, la fortune collective de tous les citoyens. Il est apparent que les revenus, qui sont attribués de nos jours aux quelques détenteurs privilégiés des biens meubles et immeubles, créances et terres, se transformeraient en revenus publics ; il serait possible dès lors de diminuer les impôts directs et indirects, il serait sans doute possible de les supprimer graduellement, il serait possible encore de rendre successivement gratuits tous les services publics. Il en résulterait un enrichissement considérable des classes populaires, dont le salaire se trouverait libéré de charges énormes et acquerrait ainsi une force d’achat de plus en plus considérable.

Quant à l’expropriation pour cause d’utilité publique, elle aurait lieu selon les formes usitées, moyennant une juste et préalable indemnité. Il n’y aurait lieu que de délibérer sur ce qu’il faut entendre par une juste indemnité. Certes, les possesseurs actuels des charbonnages, des linières, des tissages ont, à ce point de vue, de bien étranges prétentions. Ils s’imaginent volontiers que la plus-value de leurs actions, provenant de l’état du marché, de spéculations de bourse, de mesures douanières plus ou moins prohibitives, de tarifs de transport dérisoirement abaissés, de trusts ou de cartels, est une plus-value légitime et respectable, dont il y aura lieu de tenir compte et qu’il faudra évaluer.

Il ne peut évidemment s’agir d’une pareille indemnité : les circonstances invoquées sont de leur nature aléatoires, passagères et factices. Il suffira de quelques mesures préliminaires pour en démontrer l’inanité. Il suffira d’interdire les coalitions capitalistes, d’ouvrir les frontières, d’unifier les tarifs, pour que toute la plus-value invoquée s’évanouisse et s’évapore.

L’indemnité doit correspondre à la valeur réelle des ateliers expropriés, des outils et des appareils rachetés.

Quant à la liquidation des sommes ainsi calculées, il sera loisible de la faciliter singulièrement.

Comme il sera malaisé pour les capitalistes, de réemployer les capitaux dont le remboursement leur sera assuré, l’offre, par la collectivité, de leur remettre des titres de rente, en échange de leurs créances, sera probablement accueillie avec gratitude.

Il sera suffisant, dans la plupart des cas, de chiffrer, à leur juste valeur, les actions, les obligations ou les parts représentatives des grands établissements du pays et d’en inscrire le montant, au nom des divers porteurs, sur le grand livre de la dette publique.