Le Clavecin de Diderot/Sensation et juste critique des unes par les autres

Éditions surréalistes (p. 127-132).

SENSATIONS ET JUSTE CRITIQUE
DES UNES PAR LES AUTRES

Le seul jour de ma vie, où j’eus la tentation de me sentir olympien, à voir, soudain, mes doigts déchiqueter l’étiquette de la bouteille d’eau de Vichy qu’on venait de m’apporter, je compris que la saison harmonieuse n’était pas encore venue.

Une sensation, d’une autre avait fait la critique.

À ma place, il est vrai, un idéaliste, pour ne point risquer de mettre en doute le fait de se sentir olympien, eût fermé les yeux, mis les mains dans ses poches, et demandé à l’illusion béate de durer le plus longtemps possible.

À telle tactique les anciennes aristocraties ont dû de connaître le plaisir de vivre, dont M. de Talleyrand disait que ceux qui n’avaient pas vécu avant 1789 ne pouvaient s’en faire idée.

Plaisir de vivre à Versailles, misère de vivre par toute la France.

De ce prix se paie l’idéalisme, philosophie de luxe. Et d’abord le renoncement même est un luxe, car, à quoi, pourrait bien renoncer celui qui ne possède rien. Que soit nié l’objectif, méprisé l’objet, ce ne peut être qu’au bénéfice, à l’avantage du subjectif, de la sensation. Quant à ceux qui ont fui le siècle, dans leur austérité la plus frugale, il est facile de dénoncer une gourmandise assez sûre de soi pour accepter comme un hommage, à elle dû, la maturité des fruits. L’indifférence à la vie ne va point se préoccuper d’imaginer la graine, l’arbre, le fruit. Or il me paraît légitime d’accuser de niaise suffisance, en même temps que de boulimie, celui qui confond l’objet avec ce dont l’objet, du fait même de ses nourrissantes vertus, a été, en lui, l’occasion.

Diderot, Lénine n’ont d’ailleurs point manqué de s’en prendre à cette affirmation du vieil idéaliste Berkeley : « L’objet et la sensation ne sont qu’une seule chose (are the same thing) et ne peuvent être abstraits l’un de l’autre. »

Cette certitude qui fut si longtemps à l’homme (à l’homme privilégié, s’entend) plus douce, que le mol oreiller du doute de Montaigne, parce qu’elle contredisait la mouvante vérité de l’évolution universelle, on sait à quels heurts catastrophiques elle a condamné ceux qui s’y obstinaient.

L’humano-idéaliste, s’il est de bonne, très bonne, la meilleure volonté, n’a rien d’autre à nous offrir que le spectacle de sa décrépitude.

Il se dit, il est peut-être l’homme sincère.

Alors, l’homme sincère n’est qu’un mannequin dont le carton-pâte lui vaut, grâce à de répugnantes peinturlures, de ressembler à l’écorché des cours de sciences naturelles élémentaires. Ça se démonte. Ça ne remue pas.

L’homme sincère est une entité aussi peu vivante que son prédécesseur l’homme normal.

Silhouette sans épaisseur sur un ciel vide, toutes ses contorsions, le premier souffle vivant les éparpille aux quatre coins de l’horizon.

Des scrupules sophistiqués, des démangeaisons confessionnelles, rien ne reste. Desséchées les pleurnicheries de l’inquiétude cette mare, la conscience ne saura plus où aller pêcher la grenouille. Donc, elle n’agitera plus ses petits chiffons et son mâle, le conscient ne piétinera plus d’angoisse pour émouvoir ou divertir les promeneurs.

Le veau d’or sur ses vieux jours était devenu père d’une vache de fer-blanc qui s’appelait Réalité.

En guise de mâchoire, elle avait toute une série de petits sécateurs dogmatiques, lesquels entendaient bien ne faire grâce à nulle jeune, frêle, attendrissante fleur de rêve ou pousse d’hypothèse.

Cette imposteuse disait que le monde était son monde, le monde de la Réalité.

Or voici qu’on ose parler « d’une volonté violemment paranoïaque de systématiser la confusion et de contribuer au discrédit total du monde de la Réalité ». Dali, de qui émane cette proposition, constate : « Tous les médecins sont d’accord pour reconnaître la vitesse de l’inconcevable subtilité fréquente chez le paranoïaque, lequel se prévalant de motifs et de faits d’une finesse telle qu’ils échappent aux gens normaux, atteint à des conclusions souvent impossibles à contredire et qui, en tout cas, défient presque toujours l’analyse. »

Parallèlement, dans L’Immaculée Conception, en introduction à des essais de simulation de débilité mentale, manie aiguë, paralysie générale, délire d’interprétation, démence précoce, Breton et Éluard constataient qu’ « à cet exercice de simulation, ils avaient pris conscience en eux de ressources jusqu’alors insoupçonnables ».

Et ils concluaient : « Sans préjudice des conquêtes qu’il présage sous le rapport de la liberté, nous le tenons, au point de vue de la poétique moderne, pour un remarquable critérium. C’est assez dire que nous en proposerions fort bien la généralisation et qu’à nos yeux, l’essai de simulation des maladies qu’on enferme remplacerait avantageusement la ballade, le sonnet, l’épopée, le poème sans queue ni tête et autres genres caducs. »

Hegel ne semblait-il point prévoir ces merveilleux moyens d’investigations et leur résultat qui est le merveilleux lui-même, quand il énonçait : « Le vrai est le délire bachique, dans lequel il n’y a aucun des composants qui ne soit ivre et puisque chacun de ces composants, en se mettant à l’écart des autres, se dissout immédiatement – ce délire est également simple et transparent. »

Transparent, de cette transparence absolue dont parle René Char dans Artine, transparence qui protège le jeu des idées, quand, enfin, le verbe jouer n’est plus un doublet parent pauvre du verbe jouir.

Rendus au mouvement les objets, à la dialectique des idées, dès lors, la propriété, l’individualisme (deux masques pour la boule d’escalier qui sert de visage au dieu terme obscurantisme) ne sauraient plus les condamner à se tenir cois. Et quels dessins animés dans les vallées cervicales, à même la terre labourée, à l’ombre des oiseaux sous les pieds des chevaux.

Les mots, les mots enfin font l’amour, s’écria Breton, au temps des sommeils.