Le Clavecin de Diderot/On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve

Éditions surréalistes (p. 123-127).

ON NE SE BAIGNE PAS DEUX FOIS
DANS LE MÊME FLEUVE

Les crasses du passé, puisque, de ces crasses, ils se prévalent, comment accepteraient-ils de les voir balayées par le souffle du devenir ? Ils ont prétendu enchaîner les quatre vents de l’esprit, et le mouvement qui, bientôt les aura emportés eux et leurs résidus, ils le nient, par suffisance d’abord. Et même vaincus, ils ne cesseront de le nier, par dépit, par rage de n’avoir su, avec lui, se mettre d’accord.

Les conservateurs entendent conserver par tous les moyens. Rien ne leur semble tragique, désespérant comme cette compréhension propre, animée du monde, qui valut à Héraclite de constater : On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve.

Mais il ne saurait être question de bains pour ces amateurs de mauvaises odeurs, d’odeurs personnelles.

Puisque l’eau coule, ils nieront l’eau. Puisque l’eau en coulant, a raviné la terre, ils nieront la terre. De négations en négations, vont ainsi les idéalistes, ces « philosophes qui, selon Diderot, n’ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent en eux n’admettent pas autre chose. Système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, dévoiler sa naissance qu’à des aveugles, système qui, à la honte de l’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous ».

Or, ces êtres qui ont tiré sur leurs sens les rideaux du renoncement, qui ont fermé les fenêtres par où le monde extérieur venait jusqu’à eux, ils ont beau se réjouir de penser que pas un écho, pas un reflet ne viendra troubler l’obscur silence de leur orgueil, chaque pore de leur peau ne s’en ouvre pas moins à la rencontre dont ils ne veulent pas. Se fussent-ils couverts du plus imperméable enduit, que la mémoire, encore, ressusciterait l’univers qu’ils refusent. Mais regardez-les plutôt jouer les orchidées du désespoir. Antenne par antenne ils se sont déchiquetés. Et maintenant, leur suffisance se met à déifier, sous le nom de vie intérieure, une cénesthésie qui crie famine. Ils prennent pour l’annonce d’une naissance le dernier râle de tout ce qu’ils ont, en eux, condamné à mourir d’inanition.

Une malade, couchée depuis des années, parce que tout était blanc autour d’elle, l’hiver, les draps, les murs, son linge, ses mains, ses nuits, n’affirmait-elle pas qu’elle commençait à sentir son âme ?

Ainsi, des êtres spoliés, par leur faute ou non, de ce qui leur eût été naturel, sont en quête de surnaturel et ne craignent pas d’expliquer, de très consolante et compensatoire manière, cette répercussion intime des infinitésimaux dont le monde extérieur ne cesse d’émouvoir leur engourdissement.

Souvent, ne sursautons-nous point, avant d’avoir pris conscience du bruit qui a décidé de ce sursaut. Les idéalistes enchantés de leurs propres sursauts, ou n’accordent nul intérêt au bruit, ou ne lui en accordent qu’en fonction de ce sursaut. Chacun d’eux cherche des preuves de soi dans tout ce qui a filtré au travers des muqueuses, papilles, rétines, tympans assez exténués ou experts en hypocrisie pour oser prétendre ne s’être point aperçu de ce qu’ils ont perçu.

Un certain somnambulisme, pour surprenantes qu’aient pu sembler à son propre réveil, ou à la contemplation d’autrui, ses promenades au sommet des toits, n’en a pas moins, de sa marche, foulé la matière. Bien mieux ! que l’aube, au moment de son retour à la conscience, ait mis un reflet gorge-de-pigeon sur cette ardoise où tout à l’heure, sans savoir, il batifolait, il ne lui en faudra point davantage pour prétendre que sa route a suivi quelque impondérable arc-en-ciel.

Que rien de lumineux ne le sollicite, et l’homme divinisera la nuit, sacrera ectoplasme ce brouillard à claquer des dents, qui abolit toute chance d’y voir clair. C’est du reste parce que sa terreur atavique confond avec une menace la chance d’y voir clair que l’idéaliste refuse d’être le clavecin qui se laisse pincer. Il ne s’intéresse qu’à ses sensations, mais comme pour des raisons métaphysiques il leur refuse les nourritures légitimes, il se fait une vie, des idées impossibles. Les contraires, de leur rencontre, de leur choc, ne risquent certes guère de produire cette flamme, légitime, brûlante et précaire, identité de l’homme.