Le Clavecin de Diderot/Dieu l’immobile

Éditions surréalistes (p. 132-135).

DIEU L’IMMOBILE

Voilà qui nous venge de tous ces petits bals au charnier des entités, quand, à leurs morceaux de bravoure et entrechats divers, la Science, l’Art apportaient le gracieux à-propos, dont, à rêver de ronds de bras et jambes, eût témoigné un cul-de-jatte manchot, unique survivant d’une catastrophe son ouvrage, laquelle eût laissé à son détritus de personne, juste, un empire de poussière.

Singulier mirage négatif, les yeux de ce manchot qui, pour petits qu’ils fussent, n’en étaient pas moins perçants, ses yeux en trous de pine d’aigle qui fouillaient leur désert n’avaient pas vu que le peuplait un voisinage confraternel d’infirmes, tous, du reste, logés à la même enseigne pour ce qui est de l’agilité, de la perspicacité.

Ainsi, de son paysage de cendre, chaque gnome démembré se croyait souverain d’autant plus absolu que sans sujet.

Le soir venu, il remerciait Dieu d’avoir métamorphosé son devenir en rester là.

Dieu c’était, c’est, ce ne sera jamais que l’Immobile.

Dieu c’est l’Immobile, parce qu’il occupe tout le temps, tout l’espace et n’a donc à se mouvoir ni dans le temps, ni dans l’espace.

Il est celui qui ne bande pas, qui décide les plus fiers bandeurs à ne plus bander.

Pour l’extase de se sentir à l’image de l’Immobile qui donc ne renoncerait à pieds et pattes, à ce qui se trémousse à l’entre-pattes.

Savoir à quoi s’en tenir, comment, où se tenir, une fois pour toutes, c’est la foi.

La foi, c’est la fois pour toutes.

Quant au corps, ce qui, de lui, se lance ou se creuse pour recevoir ou atteindre d’autres êtres, qu’importe.

La chair n’est que le vase du principe éternel l’âme.

Les amoindrissements physiques et temporels paient l’assurance sur la vie à venir et à ne jamais finir. Marché conclu, l’Église béatifie gangrènes et pouilleries, plaies et ulcères. Elle tue pour exalter la mort, choie les nécrophiles qui (Barrès en est le prototype), de la déliquescence anarchisante au conformisme récompensé de funérailles nationales, font son jeu.

Et quelle gamme, de Poincaré, l’homme-qui-rit-dans-les-cimetières, à ce pauvre bougre abruti par plus d’un demi-siècle de servitude que j’ai entendu se lamenter : Tuer les vivants, passe encore, mais bombarder les tombes.

Or, le premier bond révolutionnaire ira droit à ces tombes qu’il s’agit de profaner, les unes pour jeter au fumier leurs cadavres-symboles, les autres pour rendre au jour ce qui agonisait, enterré vif.

Mais combien se réjouissent d’être cercueil à soi-même, de perpétuer dans la paralysie et le silence, « ce moment de délire, où selon Diderot, le clavecin sensible a pensé qu’il était le seul clavecin qu’il y eût au monde et que toute l’harmonie[1] de l’univers se passait en lui ».

Afin de ne rien perdre de cette harmonie il a rabattu son couvercle. Il devient une boîte hermétiquement close dont les cordes, faute d’être pincées, ne vont cesser d’aller se désaccordant. Clavecin fou de soi, assez fou pour prendre orgueil d’un vernis qui s’écaille, et de tout ce qui eût dû vibrer, mais se laisse décomposer en silence.

Qu’il consente un jour à s’ouvrir, montrer où il en est, ce sera pour l’unique et très satisfaite exhibition de pourriture dont il est l’écrin.

  1. L’harmonie, en période classique, la désharmonie en temps romantique, ce qui, d’ailleurs revient au même, quant à la manière d’être, sur le champ, agréablement affecté, et aussi quant au comportement ultérieur dudit clavecin.