Le Clavecin de Diderot/Des très dérisoires thérapeutiques individuelles

Éditions surréalistes (p. 135-147).

DES TRÈS DÉRISOIRES THÉRAPEUTIQUES INDIVIDUELLES

L’accordeur, j’entends le médecin, le philanthrope, le juge, le sociologue, le spécialiste de l’hygiène mentale que pourront-ils ?

Au cas même où les remèdes auraient, momentanément, paru efficaces, rien de plus précaire que cette guérison, tant que les conditions de la vie, les rapports sociaux continueront d’être ceux qui firent la maladie du malade, le crime du criminel.

Et puisque chacun se croit Phœnix, s’il supplie qu’on brûle, anéantisse le guêpier de ses complexes, c’est dans l’espoir que, des cendres, vont renaître les frelons secrets dont le bourdonnement lui semble la plus belle, la vraie, la seule musique, la musique intérieure.

De l’imagination même (toujours le prétexte de l’humanisme et des humanités) n’a-t-on pas exigé qu’elle se contente de broder, rebroder et rebroder encore des arabesques autour des thèmes anciens.

Ainsi, tourne-t-elle en rond, nourrie de mythes les plus miteux, elle qui, active pourrait enfin rendre possible une vie qui ne serait plus, en faits et gestes, paroles et pensées, la parodie grotesque de ce qui fut.

Parallèlement aux autres, nous en avons vu, depuis trois lustres, de ces inflations satyriasistes et nymphomaniaques dont les excès, pour exaltés, exaltants qu’on ait voulu, a priori, les croire, ne révélèrent que la détresse et la sottise d’un monde.

De ces ébats forcenés, sordides, somme de tout ce qu’elle décrète péché, afin d’en élaborer quelque damnante notion, l’Église tira profit. Elle ne pardonne à la chair d’être chair que lorsqu’elle grelotte. Vienne le temps des haillons, elle offre, en guise de calorifère, son puant giron.

Quant à ceux qui ne portent de haillons que moraux, les Madeleines et Madeleins repentis, une fois leurs forces usées, la confession (la bourgeoisie n’en fait-elle point ses délices ?) la pénitence leur sont autant de moyens de se rappeler une vie dont ils ne veulent plus ou qui ne veut plus d’eux.

Au reste, que tel ou tel se défende des tentations religieuses, qu’il opte pour le cynisme du temps qui est le sien, il constatera, se contentera de constater la rencontre en lui des injustices, des hideurs, des niaiseries dont il se trouve le point d’intersection, décidé à l’ignorance, au mépris systématique des lignes droites, courbes, brisées, trajectoires, ellipses, paraboles qui sont non seulement l’histoire du monde, mais l’écriture même de cette histoire.

Le miroir déformant de l’égoïsme a fait croire à une convergence que l’orgueil interprétera dans un sens final.

Même et surtout le plus dogmatique des êtres ne conviendra de sa laideur qu’après avoir sinon défié, du moins assaisonné à quelque sauce esthétique cette laideur (expressionnisme). De sa monotone histoire, il conclura très vite à la monotonie du monde (scepticisme). Le porteur de conflits leur a spontanément reconnu de pathétiques lettres de noblesse. L’obsédé ne consent à prendre conscience de son obsession que pour en aimer, cultiver d’autant mieux cette chère obsession.

Les méthodes introspectives réputées les plus audacieuses, à quoi il accepte de se soumettre – souvent par snobisme – à les supposer excellentes, parfaites quant à leurs résultats, devraient constituer un simple chapitre préliminaire de la science à la fois particulière et générale (triomphatrice de la vieille psychologie, analytico-métaphysique) qui, sans prétendre, par démagogie, à l’humain, à l’humanisme, aux humanités, à l’humanité, après avoir balayé les prétextes contemplatifs dont se prévaut l’individualisme, désignerait à l’homme sa place dans l’univers.

Dans l’état actuel du monde et de l’opposition entre les vies collective et personnelle, ce qu’un observateur perspicace a fait, des profondeurs de l’inconscient, affleurer à la surface du conscient, le bénéficiaire d’une telle découverte n’en use que pour nourrir de nouveaux cauchemars et névroses jusqu’alors inédites.

Il m’a suffi, quant à moi, d’un simple rêve pour savoir que cette lumière, dans quoi on prétend nous baigner, nous laver, devient aussi fausse que le clair-obscur antérieur, dont les spécialistes hâtifs osaient prétendre qu’ils allaient le corriger.

Voici les faits :

Enfant, comme je l’ai dit, on avait tout fait pour me dégoûter des animaux. Or, voici deux ans, des amis qui me savaient seul et malade dans un sanatorium, m’envoyèrent un fox à poils durs.

Bien que la naïveté confiante du regard, l’élégance naturelle, le goût des jeux violents, de la campagne, de l’hiver sous la neige, la musculature des membres, l’étroitesse des reins, l’optimisme respiratoire, la passion de la viande rouge, une gourmandise enfantine de la volupté qui ne se donnait pas même la peine de distinguer entre l’un ou l’autre sexe de ses congénères, et jusqu’à la couleur tabac blond de son tape-à-l’œil lui valussent de traduire en chien le jeune anglais champion de hockey sur glace, buveur de whisky et applaudisseur de ballets russes, je l’avais débaptisé du britannique.

Les yeux topaze, qui se faisaient émeraudes à contre-jour, ne devaient pas trop y voir. De longues reniflades essayaient de corriger ce défaut. Mais parfois la truffe fraîche, humide, palpitante tombait sur de l’inodore. Le bonhomme de sauter, alors, pour mieux se rendre compte.

Ainsi, avec la conscience d’un jeune oxonien quelque peu esthète et surtout très myope, qui lors du premier voyage en Italie se révélerait acrobate pour ne point perdre une miette des quattrocentistes, monsieur mon chien bondissait et rebondissait et bondissait encore, pour inspecter, dans ses moindres détails, ma chambre.

J’essayai bien de l’arrêter en lui insinuant ce dicton classique en Albion : « Un chat, un jour, mourut de curiosité. » Malgré sa haine de la gent féline, il n’en continuait pas moins.

À cause de la chanson :


Marius hisse-moi
Que je voie la fusée volante
Marius hisse-moi
Que je voie la fusée voler.


il devint Marius, puis Bébé volant.

J’ai toujours interprété mes excellents rapports avec Marius-Bébé volant, comme une revanche de l’animal, c’est-à-dire de tout ce dont ma jeunesse, à tort ou à raison, s’estimait avoir été frustrée.

De maître à chien, les choses ne vont jamais sans quelque érotisme.

Lui, bien entendu, aimait à se frotter contre ma jambe, ne demandait qu’à me prouver la virtuosité de sa longue langue rose.

Pour moi, lorsque je l’avais, de l’anglais, fait passer au marseillais, je n’ignorais pas comment pouvait s’interpréter la chanson de la fusée volante. Quant au sobriquet de Bébé volant, n’évoque-t-il point le phallus napolitain, ailé, tel un chapeau de Mercure.

Or, quelques jours après avoir pris connaissance de mon horoscope, qui, justement, me déclarait peu favorables les animaux domestiques, Marius-Bébé volant se perdit et demeura introuvable. Les amis qui me l’avaient donné, m’envoyèrent, alors une chienne caniche.

La laine qui flottait autour de son corps, de ses pattes, métamorphosait, par contraste, son museau en bec de cigogne et ses pieds en incroyables petites mules Louis XV.

Son regard ne se limitait point, comme celui de Marius, à un éclat de pierre précieuse. Il était de phosphore liquide, double lac d’or en fusion, double puits de lave et de danger, à l’ombre d’une toison si légère que le moindre souffle se frayait route au travers de sa forêt pour révéler, à même la peau de vierge qui lui servait de sol, des broussailles de blondeur que la lumière du jour, faisait trop vite tourner au marron et celle du crépuscule au violet.

En tout et pour tout, elle était le contraire de Marius, méprisait les solides pièces de bœuf et les courses folles, mais il y avait, en compensation, un sacré mystère dans son allure de provinciale corsetée et vitrioleuse, abreuvée d’eau de mélisse et de cauchemar, nourrie de migraines et de croquignoles et surtout de la lecture spontanée, sans snobisme de Fantomas.

Elle était du temps des parapluies aiguilles et des bottines à boutons, mais aussi de celui des alchimistes. Elle eût pu servir de confidente à Thérèse Humbert et à Catherine de Médicis, leur donner des idées pour rien, pour le plaisir, par haine des pataudes et peureuses honnêtetés, que ses attaches ridiculement délicates, aussi bien à la cour des Valois que sous le septennat de Loubet, lui eussent certes, valu le droit de mépriser.

Elle n’avait pas besoin de sommeil.

Si la nuit l’abolissait, formes et couleurs, toutes les forces de l’obscurité ne pouvaient rien contre ses yeux qui brillaient, non en veilleuses, mais en menaceuses. Cette présence de sorcière m’empêchait de dormir.

Coïncidence, elle s’appelait Marianne.

En souvenir de Marius-Bébé volant, je lui en voulais, comme d’une imposture, de ce nom qu’elle ne s’était pourtant point donné à elle-même.

À cause de tout ce qui m’inquiétait sous cette apparence de chienne, et, parce qu’elle n’était pas sans rapport avec le héros de Chirico, elle devint Mme Hebdomeros.

Or, Mme Hebdomeros, est-ce le surnom qui le voulut, ne dura qu’une semaine.

Elle courut après une auto (durant le passage de laquelle, je l’avais tenue au collier) la rejoignit, alla donner contre un pneu, de la pointe de son fragile bec de cigogne, et, pas même blessée, tomba.

Une lourde pelote de laine qui perd sa chaleur, sur une route, au soir tombant, jamais je ne pourrai plus, sous un autre aspect, me figurer la mort. Dans mes rêves, le regard de Mme Hebdomeros se ralluma, ne se ralluma que pour s’éteindre.

À la minute où elle se laissait aller de toute sa masse, une autre masse faisait une chute simultanée. C’était mon sexe qui se détachait à l’instant que Mme Hebdomeros n’avait plus le courage, la vie de se laisser tenir sur ses quatre pieds de midinette. Elle avait, au préalable, lu et jugé mes plus intimes pensées. Elle avait conclu, décidé en anglais que j’étais trop selfish pour cohabiter, coexister avec un animal, avec l’animal.

De ce rêve, fallait-il conclure, selon le psychanalyste, que la peur puérile des chiens exprimait déjà le complexe de castration ? ou au contraire, la complaisance systématique à ressusciter de vieilles hantises avait-elle redonné pieds et pattes à une obsession, pour la relancer à mes trousses ?

Ainsi, aurais-je, non point voulu ma revanche, mais accepté, souhaité, fait en sorte de perdre d’abord Marius, puis précipité dans le sillage des autos meurtrières Mme Hebdomeros. La retenir par le collier n’eût donc été qu’une manière à la fois de jouer le bon maître et d’exaspérer, dans une si calme personne, l’envie de courir, de courir jusqu’à la mort.

Un problème posé d’après les règles et formules de la psychologie traditionnelle, des questions réduites à elles-mêmes, au gré de la méthode analytique, ne peuvent recevoir de juste solution, ni même de réponse approximative.

Il ne saurait plus, d’ailleurs, en aucun cas, s’agir d’anecdotes personnelles, ou, plutôt, il n’est d’anecdote personnelle qui ne doive entraîner au-delà, hors d’elle-même la créature à propos, autour de qui, en qui ont eu lieu les faits matériels ou moraux, occasions de ladite anecdote.

Sans doute, certaines interrogations même engluées d’égoïsme, signifient-elles qu’un travail de déblaiement est déjà commencé. Mais que doit espérer de son labeur celui qui creuse, sans auparavant s’être mis en garde contre ses propres éboulis de prétextes et d’hypocrisies.

Que soit, grâce aux efforts et recherches d’un petit nombre, levé ce que Breton appelait le terrible interdit, de quoi cela servira-t-il, si, à nouveau, les anciennes zones interdites se trouvent morcelées en jardins d’agrément ou de désagréments individuels, si, par veulerie panthéiste, elles se laissent tourner en terrain vague, ou si, tout au long des avenues qui se prétendront modernes, poussent des gratte-ciel scolastiques.

Les partisans et défenseurs de la tradition à tout prix, escrocs ou jobards, sont toujours prêts à crier au miracle, au cristal, dès que les poussières de mica, par leurs soins amoncelées, interceptent notre, votre, leur peu de lumière pour nous, vous, se la renvoyer en plein visage, par faisceaux aigrelets et aveuglants.

Au reste, le petit sadisme des observateurs, l’orgueil masochiste des observés se réjouissent de toutes les conjonctivites, comme si, au degré de leur violence, pouvait se mesurer sinon l’illumination, du moins la clairvoyance.

Le christianisme n’a jamais perdu le goût médiéval des écrouelles. Les paradoxes évangéliques sur le bonheur des affamés et des pauvres d’esprit servent encore de titres, d’épigraphes, de thèmes aux livres de nos littérateurs.

Un monde ne convient-il pas de son imbécillité et de sa platitude, à l’instant qu’il accepte d’expliquer par quelque pénurie hypertrophie ou morbidesse qui fait en sorte de n’être ni plat, ni imbécile.

La culture bourgeoise commence toujours par se rire des recherches qui visent plus loin que l’habituel. Les audacieux, on les qualifie de têtes brûlées, comme si le bûcher, que l’Inquisition destinait aux hérétiques, attendait encore ceux que n’ont point retenus les barrières orthodoxes.

Nos officiels, en fait soumis à l’Immobile, malgré leur profession de laïcité, ne proposent qu’une connaissance passive de l’humain. Les sciences sociale et morale se contentent de démonter théoriquement un monde, sans même songer à un nouvel et meilleur assemblage des pièces détachées.

Aux soigneurs et philanthropes, amateurs et professionnels des États capitalistes, je demande : Pourquoi accorder et raccorder ce clavecin sensible, comment s’étonner qu’il ne réponde pas juste, s’il continue d’être touché, pincé injustement.