Le Clavecin de Diderot/Messianisme

Éditions surréalistes (p. 83-87).

MESSIANISME

Voici donc bouclée la boucle, fermé le cercle, cercle vertueux, dira-t-on, pour l’opposer à la masse des vicieux. Les conformistes de tout poil auront un nouveau mot de ralliement.

Et comme l’époque continuera de faire la laïque, à seule fin de cultiver en plus grande paix l’idéologie chrétienne, au messianisme de s’en donner à cœur joie. Les hygiénistes du corps et de l’esprit, dans une vague officielle de barbiches, binocles, chapeaux de Panama, gilets de flanelle, bas-varices, ceintures herniaires, suspensoirs flapis, plastrons, faux cols, manchettes de celluloïd et autres accessoires du cotillon humanitaire, déferleront sur l’Asie, l’Afrique et l’Océanie. Les tribus que leurs prédécesseurs ensoutanés frustrèrent du bienheureux état d’innocence, ils les examineront pour le plaisir de constater qu’elles n’ont pas eu le temps de fignoler des complexes, dignes des métropolitains. Les évangélistes ont eu beau mettre les bouchées doubles, en un siècle, ou deux, ou même trois, on ne saurait obtenir ces belles angoisses, dont, deux mille années ont si joliment flétri la chair du monde catholique.

Marx, dans sa définition de l’essence humaine, a fait place à l’ensemble des rapports sociaux, et Freud prouvé que ladite essence ne saurait, en aucun cas, se trouver confondue avec la conscience qui est en prise, avec l’idée qu’en peuvent donner les placages de la raison sur des apparences.

Or, au nom de la psychanalyse, contre elle en vérité, on vient nous insinuer que les conflits pourraient bien se trouver à l’entière discrétion d’un inconscient variable de race à race, d’individu à individu, faculté en soi et la plus particulière de races, d’individus donnés. Alors, il n’y aurait plus à tenir compte du monde extérieur, des circonstances qui furent les occasions, pour tel ou tel inconscient, d’être affecté de tel ou tel conflit. Et l’on se bornerait à la vie contemplative, à la passivité, à l’arbitraire, et au déni de justice.

Ainsi, du reste, en est-il aujourd’hui. Ainsi, en sera-t-il, tant que, par peur du risque, ignorance ou bêtise congénitale, Messieurs les intellectuels demeureront les serins qui demandent des cages, pour, une fois entre leurs barreaux, nous la faire à la nostalgique, comme s’ils étaient des aigles.

Et ils essaient d’atteindre au vertige par la contemplation de leurs nombrils. Et ils déifient leurs nombrils. Et ils poursuivent la tradition des autoglorioles, non moins extravagants que le clergé mâle, quand, au plus beau de son triomphe moyenâgeux, il se réunit en concile pour savoir si les femmes avaient une âme.

Dans ce style de haute époque, à citer un fils de la sainte mère l’Église, un dominicain, dont la sœur (elle-même, femme-curé de qui je reçus le propos, alors qu’elle me soignait d’une maladie infantile) rapportait, à la plus grande satisfaction de son orgueil familial et confessionnel, que, du sol, tête levée, pour cracher en l’air, de toutes ses forces, de tout son héroïsme, sans crainte que ça lui retombe dessus, il baptisait les idolâtres grimpeurs que le spectacle de sa personne n’avait point décidé à descendre de leurs cocotiers : Je vous baptise si toutefois vous avez une âme.

Ce nègre, dont on n’est pas sûr, dans les milieux ecclésiastiques, en 1905, qu’il ait une âme, et, en 1931, dans une revue de médecine mentale spécialisée, que son inconscient soit susceptible de conflits aussi distingués que ceux du modèle courant, aux comptoirs psychanalytiques de la maison mère (et notez que le Français dit peu pour sous-entendre beaucoup), en cas de travail forcé, de petite guéguerre on se le reconnaît pour frère, frère cadet, s’entend, donc à guider de main ferme. Ses droits, affirme-t-on, lui ont été reconnus. Alors, que lui, à son tour, et un peu plus vite que ça, scrognegneu, rende à César ce qui est à César. Et bien entendu, la mise en pratique de cette réciprocité sanctionnera l’axiome préalable, à savoir que :

Ce qui est au nègre = peau de balle et balai de crin, tandis que,

César (la société impérialo-capitaliste) possède l’universalité des droits, parmi lesquels, bien entendu, celui de vie et de mort. État de fait séculaire et que revigore la trahison de n’importe qui, parmi les coloniaux, accepte de servir des idéologies des colonisateurs ou même de s’y soumettre.