Le Clavecin de Diderot/Le complexe d’Oreste

Éditions surréalistes (p. 102-107).

LE COMPLEXE D’ORESTE

Du monstre à ces alexandrins dont l’ennui trahissait les passions, la tactique ne manquait pas de continuité. Mais l’esprit gaulois et la science chrétienne des tortures avaient eu beau faire front unique contre la haute, la plus haute voix de terre, avaient eu beau vouloir, à coups d’affreuses poupées et marionnettes algébriques, saccager toutes les pousses de l’instinct, le triomphe n’en restait pas moins à ce diable, hideux, certes, mais dont la hideur se riait du couvercle qui prétendait l’écraser.

Après lui, vint Oreste.

En fait de familles, nulle ne pouvait m’intéresser autant que celle des Atrides.

Aux psychanalystes professionnels, j’offre ce lapsus, qui, l’automne dernier, plusieurs fois, me valut d’écrire, de dire Oreste au lieu d’Œdipe. Ne fallait-il point en conclure que j’étais de ceux qui eussent préféré tuer leur Clytemnestre de mère, plutôt que leur Laïus de père. Sans doute, pourrait-on objecter que l’un aussi bien que l’autre crime, en dernière analyse, peuvent être dits passionnels, avec objet unique de passion : la mère, qui dans le premier cas est victime, dans le second, bénéficiaire du meurtre.

Pour moi, je vois, dans le complexe d’Oreste, une substitution de la sœur à la mère.

Revenu au pays natal, Oreste n’a-t-il point posé son pied dans une empreinte, juste à sa mesure ? Grâce à cette coïncidence, il a retrouvé la trace d’Électre, sa sœur, il a retrouvé la trace de la femme qu’il avait assassinée en la personne de Clytemnestre.

On connaît l’expression : trouver chaussure à son pied.

La chaussure au pied d’Oreste, c’est Électre.

Aussi, à la lumière de ce souvenir, ai-je compris, pourquoi rien ne m’avait, au cours des séances de psychanalyse, révolté, comme de m’entendre dire que je cachais ma pensée intime, lorsque je prétendais avoir préféré à mon frère aîné les sœurs qui m’étaient puînées.

Selon le psychiatre je haïssais ces dernières. C’était dans l’ordre. C’était un ordre de sa psychanalyse primaire, intransigeante. N’étaient-elles point venues, en effet, me ravir l’affection maternelle. Cette affection, quel moyen de faire admettre que j’y avais renoncé, parce que ne m’avait pas semblé assez féminine[1] celle à qui j’eusse dû la vouer !

Un petit mâle qui a vu ou cru sa voracité originelle frustrée de la créature rassasiante, juge, au contraire de tout ce que peuvent prétendre les psychanalystes, miraculeuse la naissance du bébé femelle, dont le vagissement, comme s’il était déjà le soprano d’une amoureuse d’Opéra-comique ranime, au foyer, le principe qui s’y trouvait déficient…

Oreste met le pied dans la trace du pied de sa sœur, Oreste prend son pied avec sa sœur (cette remarque familière ne vise certes point à introduire dans l’étude de ce cas mythologique une cocasserie de style belle Hélène), Oreste substitue l’inceste à l’inversion et il retrouve son équilibre. Alors, il n’a plus qu’à marier son amant Pylade à sa sœur Électre. Il tombe amoureux d’Hermione. Ainsi, grâce au jeu des ressemblances, des similitudes familiales, il passe du narcissisme à deux (homosexualité) au narcissisme hétérosexuel, et du narcissisme hétérosexuel à l’hétérosexualité pure et simple. Choéphores et Erynnies en sont pour leurs frais. Le petit jeune homme échappe à leur poursuite glapissante. Sans doute, s’il avait eu contre lui les incarnations chrétiennes du remords, les choses ne se seraient-elles point passées ainsi.

Des noms de sœurs trop aimées éclatent, sans d’ailleurs tuer personne dans l’orage romantique. Les ouragans d’alors, aimaient, il est vrai, surtout jouer avec les chevelures. Chateaubriand, Byron, d’un siècle à l’autre, n’ont rien perdu de leur gloire photogénique.

Or, le premier, s’il raconte ses tourments dans René, s’attendrit au souvenir de Lucile dans les Mémoires d’outre-tombe, de quelle complaisance envers le Christianisme et son génie, de quel conformisme diplomatique n’a-t-il point racheté son lyrisme incestueux ?

Byron, lui, préféra faire figure de maudit.

Mais, l’un comme l’autre de ces littérateurs très doués ne demande qu’à se laisser prendre au rythme de sa prose, de ses vers. Une tempête dans l’encrier : s’envole la torture de leurs cœurs et cervelles. Dans les trous qu’il a creusés à même la matière pensante et le muscle émotif, le vent a pris place, règne en maître. Pour apte qu’il soit aux variations mugissantes, il n’en demeure pas moins le vent, rien que le vent.

Oreste, avec sa hantise des reptiles (Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?) si la mode du temps n’avait permis à son pas de coïncider avec l’empreinte de celui de sa sœur, il eût fini dans la chapelle de mon enfance, prosterné devant cette vierge qui, de tout son orgueil impénétré, impénétrable, pesait sur un diable à forme de serpent.

Du pied d’Électre voluptueux, consolant, au pied écraseur de Marie, il y a le chemin qui, parti de ce que les superstitions mythologiques avaient laissé de lumière et de vie au monde, aboutit à ce cul-de-sac dont on ne sait qu’il est cul-de-sac qu’après avoir brisé son crâne, aplati ses organes érectiles, éclaboussé d’une marmelade muqueuse ces pierres inexorables que cèlent les ténèbres de l’obscurantisme chrétien.

L’abbé Oreste. Il eût été de ceux dont la chair malheureuse, à travers les déclamations apocalyptiques, ne sait que répéter, enseigner une obsession qui se croit damnante.

  1. Raison qui, d’ailleurs, n’était sans doute qu’un prétexte cherché, trouvé par la nature, afin que la mère masculinisée (en vérité, elle était plutôt désexuée) servît d’excuse à tout ce qui, dès la puberté, allait pouvoir passer pour n’être point précisément un fait de la nature.