Le Clavecin de Diderot/De l’animal et de la jouissance

Éditions surréalistes (p. 107-112).

DE L’ANIMAL ET DE LA JOUISSANCE

Un de ces éducateurs aimait à répéter : Quand on se regarde nu dans une glace on voit le diable.

Cette traduction très catholique du vieux mythe de Narcisse ne réussit tout de même pas à démoraliser ma puberté toute neuve, le jour que cette vieille salope d’armoire à glace, qui m’avait vu naître, m’offrit l’image de

petit.


D’une feuille (feuille de vigne) on fait l’habit de ce petit homme. Le chat le prend pour une souris. Ici, le symbolisme animalier, à quoi il est toujours fait appel pour la description des organes sexuels, ne saurait être plus clair.

La maritorne narguait un petit garçon. Sa chanson narguait tous les hommes.

Pris entre deux feux, pas moyen d’en sortir.

Les lourdes femmes à fonction charnelle décrétaient organe de l’insuffisance ce que le reste de l’univers jugeait organe de l’abomination. Personne, en tout cas, ne s’était simplement contenté de le qualifier d’organe de la jouissance. Ou plutôt, l’eût-on qualifié ainsi, ce n’eût été que pour signifier le rapport de synonyme, imposé par le décalogue, entre le délire extasié de papilles et la notion de faute.

À ce sujet, il importe de citer Feuerbach : « Lorsque la jouissance en général est un péché, l’homme est si anti-naturel, si mesquin, si esclave, si craintif, si mauvais pour lui-même, qu’il ne se permet aucune joie, aucun bon morceau, comme Pascal qui, selon sa sœur, se donnait toutes les peines du monde pour trouver insipides les mets fins et délicats qu’on lui donnait pendant sa maladie. »

Elle était pascalienne en diable, cette bourgeoisie dont j’étais issu, et qui, d’hypocrisie en hypocrisie, avait fini par se prendre au jeu de son masochisme sordide.

Au contraire de Lorenzaccio qui avait simulé la débauche, jusqu’à n’être plus que débauche, elle avait grimacé le renoncement par calcul, mais calcul et grimaces avaient eu raison d’elle. Les privilégiés avaient crié misère pour que la colère du plus grand nombre spolié à leur profit ne s’attaquât point à leurs fiefs. Et voilà que, soudain, ils déploraient, avaient raison de déplorer le vide qui était en eux. Il avait été catastrophique le piston de leurs pompes aspirantes et foulantes. Aspirations et refoulements. Les romanciers dévoués à la cause des riches n’avaient cessé d’invoquer, en excuse au luxe insolent de certaines demeures, les conflits pathétiques dont elles étaient les théâtres. Ils expliquaient comment d’imbéciles questions de préséance, des problèmes sans queue ni tête vous mangent, justement, et la queue et la tête.

Les bobards religieux ne trouvaient-ils plus une oreille qui voulût encore les tolérer, le plus grand nombre, du lecteur de roman sophistiqué au lecteur du journal démagogique, se refusait-il aux affirmations insinuées ou hurlées des mystiques ploutocrates, niait-il que le diable fût vivant là où le clergé a, si longtemps, prétendu qu’il s’incarne, alors, on se contentait de ravaler – et avec quel luxe de sournoiseries – au rang animal ce qui, pour être commun à toutes les espèces vivantes, n’en demeure pas moins propre à l’homme et le propre de l’homme.

Ils vivent comme des bêtes. Une vraie bête en rut, on connaît ces comparaisons. À noter que le substantif bête se trouve avoir dépéri, jusqu’à n’être plus qu’un pitoyable adjectif synonyme d’idiot. Mais, comme, en fait de bon morceau, nul n’ignore où se trouve le meilleur, tous ceux qui ont voulu copier le monsieur des Pensées, ont sali la sensualité de sous-entendus crapuleux.

N’est correct, chic, distingué que ce qui a été, au préalable désexué.

D’où le costume masculin, tout en cylindres cachottiers.

Ma famille avait toujours peur de rater le train.

Aussi, dès mes cinq ans, pour la promenade dominicale au Bois de Boulogne me trouvai-je affublé d’un chapeau melon, d’un col dur, d’une cravate régate, d’un complet-veston de coupe anglaise et d’une canne en bois d’amourette.

Mais si la prétention balançait le grotesque dans cet accoutrement des jours fériés, le plus abominable défi à ce qui peut subsister d’innocemment animal et digne de jouissance, chez un petit de bourgeois, me fut porté, certain mardi-gras par ma mère, lorsqu’elle osa, au nom du réalisme, me déguiser en cocher de fiacre : sous un chapeau de cuir bouilli, c’était une trogne, son œuvre dont (et voilà bien le plus affreux de l’histoire) elle avait été chercher les violets, les lie-de-vin, dans une boîte d’aquarelle qu’elle-même m’avait donnée puis confisquée.

Or, rien ne m’avait, ne m’a jamais semblé aussi admirable que ce clavier de petits cubes, tous de couleurs différentes, mais d’une égale beauté dans leur diversité, puisque le marron s’appelait terre de Sienne brûlée. Sur le métal noir et blanc, la gamme des tons était celle de toutes les possibilités. Première possibilité : se venger des acacias. Je barbouillai un palmier rose vif. Ainsi, croyais-je, de par la grâce d’un arbre chimérique, renier un monde juste bon à être renié.

À quoi, il fut objecté que les arbres étaient verts. Donc le mien c’était du gâchis, et rien de plus. D’ailleurs j’étais trop petit pour peindre et on m’ôta pinceaux, gobelets, palette.

Coup d’essai, coup de maître. La famille, d’ailleurs, n’allait point se démentir par la suite, et tout ce qu’elle me contraignit à respirer de sournoiseries pas même puantes, de sales petites intentions m’apparut de plus en plus, de mieux en mieux comparable, au moins quant à ses effets, à ce haschisch, dont, un professeur, complaisant au jeu des étymologies, aimait à nous rappeler, comment le Vieux de la montagne n’avait qu’à le faire fumer à ses disciples pour les métamorphoser en assassins.