Le Clavecin de Diderot/Crime et Châtiment

Éditions surréalistes (p. 113-119).

CRIME ET CHÂTIMENT

La criminalité sans cesse croissante (il suffit de lire les journaux pour le constater) des fils et filles de famille témoigne d’un besoin sourd (sourd comme la lanterne des malfaiteurs sur les images d’Épinal) de taper dans le tas, avec le désir, l’espoir d’être atteint par ricochet, par retour de coup.

Ces jeunes assassins bourgeois, au lieu de s’en prendre aux foyers où ils naquirent, eux et leurs colères, ont laissé dévier une violence qui, dans son exercice homicide, vise moins au profit qu’au châtiment.

À travers des victimes d’occasion, ils se poursuivent eux-mêmes. Ils s’atteignent dans les meurtres commis sur les passants. Ainsi, les attentats qui doivent les mener à l’échafaud sont des suicides au deuxième degré.

Ne fut que le premier d’entre eux, le plus complexe, le mieux réussi le Lafcadio des Caves du Vatican. Pour nos critiques, il est celui-qui-a-commis-l’acte gratuit. Mais d’abord, il y a erreur sur la personne. On a pris pour un fauve de l’intelligence le produit de la plus sensuelle des horticultures. Fils d’une femme d’amour, il est à cent coudées, certes, au-dessus de ses contemporains et cadets nés de parents unis en justes noces. Mais Gide n’ignorait pas comment et combien le charme de Lafcadio ferait se pâmer d’amour (conscient ou inconscient) lecteurs et lectrices. Le chapeau taupé, à la mode de 1912, dont il le coiffa, abrite un visage d’une expression assez rare pour évoquer les fleurs de ces plantes qui méprisent le sol et ses aliments et ne veulent de nourritures qu’aériennes, impondérables.

Or, en vérité l’air a son poids. Nous qualifions d’impondérable, non ce qui ne saurait être pesé, mais ce que nous n’avons su peser. Le poids de Lafcadio, de son charme, de son influence est un poids sexuel. Il est le kilo d’un système de mesures dont l’unité fondamentale est une verge, sa propre verge en état d’érection. La cruauté n’est-elle point, d’ailleurs, un attribut caractéristique du mâle ? Quant aux chemins de fer et à leurs secousses, on connaît leurs effets sur les pénis adolescents et adultes. Lafcadio est jeune, le bonhomme qu’il précipite sur le ballast ne l’est plus. Son geste peut donc s’interpréter comme celui d’Œdipe, et, d’autant plus légitimement que ledit Œdipe devient criminel au cours d’un voyage, le voyage symbole du mouvement, le mouvement signifiant, dans l’un et l’autre cas, la tension des forces viriles.

Le père, le plus vieux que soi, c’est la société tout entière. Nous savons, depuis Freud la réaction du fils.

Ce ne fut donc point par les voies de la pure intellectualité, quoi qu’ils en aient pu prétendre, qu’aboutirent au dilettantisme anarchisant, les écrivains de la fin du XIXe et du début du XXe, et, avec eux, leurs plus chères créatures. Gide ne voulait point plaquer sur les faits des raisons a posteriori. Il opta pour l’inexplicable. Mais pour un Lafcadio promis sinon à la guillotine, du moins à la mort violente, comme pour un Barrès qui s’achemine vers le conformisme, même fond d’exaspération sexuelle. Le premier tourne à l’assassin irrésistible, le second au vieux parapluie. À l’un comme à l’autre, on pourrait également reprocher ce dont Breton faisait justement grief à Barrès lors du procès que lui intenta Littérature : User d’un charme, d’une séduction où et quand charme et séduction ne devraient s’exercer.

Lafcadio, en jetant par la portière une créature falote, jette un défi à la société. Défi insuffisant, littéraire. Wilde est passé par là : Mettre le génie dans sa vie, le talent dans son œuvre. Le génie dans la vie, entendez licence complète. Il y a contresens sur la liberté. Aller à contresens, c’est se cogner, se briser fatalement. Lafcadio sait que ça finira mal. Mais le masochisme double toujours le sadisme. Aussi, malgré ses qualités félines, est-il non le chat qui joue avec la souris, mais la souris qui joue avec le chat pour que le chat la griffe, la tue, la mange.

Les autres, inférieurs à Lafcadio, la glaise de leur médiocrité leur colle aux souliers, colle leurs souliers au sol. Ils ne s’en hâtent que davantage vers le châtiment. Si l’heure venue, ils ne s’effraient, ni ne se révoltent, c’est qu’ils acceptent que, dans leurs personnes, soit frappée une classe dont la conscience n’a de réveil fulgurant que pour éclairer le spectacle des injustices qui lui a permis d’être, de durer.

Ceux qui, des plus écœurants privilèges se sont trouvés les clavecins, tout ce qui les a pincés était si faux, que les voici, du fait même de leur situation favorisée, à jamais, complètement détraqués, machines à transformer les hypocrisies familiales en meurtres hasardeux.

À l’aube, avant la guillotine, ils refuseront le verre de rhum, mais entendront très pieusement la messe, puis, d’un cœur léger, monteront à l’échafaud. N’ont-ils pas mis en pratique, et de leur mieux, les conseils du Christ, puisque, après la première gifle d’un remords non clairvoyant, ils ont fait en sorte d’être, non giflés sur l’autre joue (ce qui leur eût semblé insuffisant) mais amputés de toute la tête.

Ainsi, du fait de cette circoncision capitale, s’estiment-ils dignes du Paradis. Doivent-ils se contenter du bagne, ils se sentiront en partance pour la résurrection. Beaucoup préfèrent l’expiation totale, immédiate, tel le jeune gandin, assassin du bijoutier de l’avenue Mozart, qui refusa de signer son pourvoi en cassation.

La France apparaît donc, quant à la psychologie de sa classe bourgeoise, jumelle de la Russie de Dostoïevsky. Crime et châtiment, le crime en vue du châtiment.

Bien entendu, les journaux diront, de ces gigolos sanglants, que leurs parents, pourtant, leur avaient donné le bon exemple. Mais oui, le père était arrivé à la force du poignet. C’était, s’il m’en souvient, un brave patron-boulanger qui s’était retiré une fois fortune faite. Par la faute de son chenapan de fils, il avait, d’ailleurs, vite succombé à la douleur de voir, après quarante années de pain polka, la valse des écus. Pour la mère, il n’y aurait certes nulle exagération à dire qu’elle était l’économie faite femme.

Alors, de qui pouvait-il tenir ce prodigue, ce voyou ?

On eût dit que l’argent lui brûlait les doigts, tandis que, justement, dans la famille, au contact de ce cher argent les plus rudes mains devenaient douces.

Ses raisons d’être, à ce gigolo ? Sa voiture, ses chemises de soie, sa poule, ses cocktails, etc. On a vu à quoi il en fut réduit, le jour qu’il n’eut plus de quoi se les payer. Il n’existait qu’en fonction d’une injustice sociale à son profit. La sagesse eût été de s’arranger à ce qu’elle durât, la sagesse eût été, selon l’expression de notre code, de gérer sa fortune en bon père de famille. Mais quoi ! c’était un agité qui se turlupinait, puis se mettait à faire un tas de bêtises pour ne plus se turlupiner.

Fils de famille, il ne croyait pas que la famille, ce fût cette cheminée qui la groupât. L’âge du feu, l’âge du foyer était bien passé, mais l’âge du billet de banque durait toujours.

Le centre du cercle sacré, le noyau de la cellule sociale c’était le coffre-fort. Une fois enlevé, une fois vide le coffre-fort, le milieu n’a plus de milieu, donc il n’y a plus de milieu du tout. Un petit décentré de plus. Voici cinq ans, avec un minimum de dons littéraires, sans doute, eût-il pu, tout comme un autre, y aller de son petit roman sur l’inquiétude. Mais d’abord, il ne s’est jamais intéressé qu’à la mécanique. Et puis, c’est la crise. Donc tout est perdu. Alors, un petit coup de clé anglaise sur le crâne d’un bijoutier. Le voilà renfloué pour quelque temps. Ça durera ce que ça durera. Si on est pris, on paiera. Orchestre, jouez-nous le tango des désirs. Maître d’hôtel, une bouteille de champagne.