Le Clavecin de Diderot/Du pittoresque et des bordels

Éditions surréalistes (p. 69-77).

DU PITTORESQUE ET DES BORDELS

Le pittoresque humain, entendez les misères, les plaies de l’humanité.

La tranche de vie, son sang dégouline aux commissures des lèvres de qui s’en repaît. Il y a du cannibalisme dans les moindres curiosités. Études de mœurs et de paysages. Êtres et sites. On monte aux quartiers réservés. Réservés à qui, réservés à quoi ? Le sol n’est pas trop propre, mais à l’hôtel, il y a un portier pour cirer les souliers des touristes. Ce coin de ciel bleu, cette loque rouge à une fenêtre : parfait échantillonnage. Et ces foulards d’un rose mourant que ressuscite l’opale énergique d’un pastis. Ravissantes lumières et ce piano mécanique et ces danses à petits pas. Les bouges, les voyous, les putains ont fait florès, littérairement parlant, s’entend. Les Goncourt l’avaient prévu. La fille Elisa, son velours noir autour du cou, ses cheveux en casque, c’était, déjà, de l’écriture artiste. Écriture artiste, excuse à l’analphabétisme foncier, indécrottable de tous ces promeneurs si bien portants, vêtus, nourris, venus en caravanes, se réjouir des ruelles croupissantes et des haillons de leurs habitants. De misérables bicoques entassées sur des collines, voilà bien de quoi se réjouir, inspirer les pinceaux des vieilles anglo-saxonnes. Quant à ceux qui savent suivre le fil de leurs désirs, dans ces labyrinthes, ils finissent toujours par arriver là où il y a de la viande à acheter, à consommer.

Les belles dames philosophicardes qui restent à l’hôtel, pendant ce temps-là, bien sûr qu’elles s’énervent. Elles ont pu se croire toutes les cartes maîtresses en main. L’atout, hélas, n’était point cœur. Le cœur (à quand la psychanalyse des jeux ?) ne sort quasi jamais.

À moins d’être barrées comme des Récamier, le moyen de supporter les contraintes qui les désexuent, puisque les abominables hypocrisies de l’adultère n’ont même pas, d’elles, fait les égales de leurs amants rôdeurs. Pour ces messieurs à qui la tradition bourgeoise a, dès avant la puberté, appris à différencier l’amour qu’on éprouve de celui qu’on fait, leur sort n’est guère plus enviable.

L’hermaphrodite, c’est-à-dire le plus homme des hommes et la plus femme des femmes, Hermès et Aphrodite, ces deux personnes en une seule confondue, unité même de l’amour selon la statuaire grecque, aujourd’hui est donné, non comme une synthèse de deux créatures, mais le dédoublement analytique et morbide d’une seule. L’hermaphroditisme psychologique (compatible avec une physiologie et des goûts normaux) décide le mâle amoureux de sa propre et seule virilité à en faire, au moins, deux parts, la première pour celle à qui va son désir, la seconde, pour les rencontres.

Or, celui-là, tôt ou tard, sera victime de ce mauvais calcul, de cette niaiserie arithmétique, d’après quoi, un seul, dissocié en ses contraires, vaudrait, du fait même de son dualisme non surmonté, beaucoup plus et beaucoup mieux que deux synthèses de contraires, ces deux synthèses, elles-mêmes en une seule confondues.

Mais la suffisance masculine veut des putains à foutre et des petites, moyennes et grandes cérébrales à respecter ou à moquer, selon les cas.

Revers de la médaille : Baudelaire, le jour qu’il veut pénétrer son Egérie officielle, Mme  Sabatier, la présidente (qu’on l’appelait) n’arrive à rien. La présidente faisait partie du système spirituel et non du système physique. Et pas moyen de passer d’une cosmogonie à l’autre.

Bonne fille ou ambitieuse, même avec le feu au derrière, elle ne tint pas rigueur au poète de son impuissance. Quant à lui, on imagine qu’il ne dut pas sortir trop satisfait de chez la dame bas-bleu. Mais encore, savait-il où aller, chez Jeanne Duval, sa maîtresse, sa concubine. Là, au moins, était-il sûr de se sentir supérieur à la femme, sa femme et de pouvoir jouer son rôle de mâle.

Et quel bonheur pour quelqu’un qui aime à faire sa prière, comme il l’avoue dans Mon cœur mis à nu, que de prévoir les critiques mielleux qui, sans oublier de le blâmer, pour la forme, le plaindront de cette liaison avec une fille, dont il était sûr de l’infériorité, à priori et plutôt deux fois qu’une, puisque la société ne saurait avoir le caprice de bien considérer une putain (et de une) de couleur (et de deux).

Ainsi, le poète s’envoie à soi-même une de ces épreuves que l’unanimité juge don de la Providence , à qui se doit, par vocation, de souffrir jusqu’au lyrisme.

Charme inattendu d’un bijou rose et noir. Baudelaire aime la chair foncée, aux touchants replis de Jeanne Duval. Que l’autre, la cérébrale, Mme Sabatier, se contente d’un amour éthéré et pense qu’elle a la meilleure part. Ce petit jeu n’est pas le qui perd gagne, mais le qui gagne, perd. Baudelaire de l’éprouver le premier, qui, tout mépris pour celle avec qui il n’est pas impuissant, toute impuissance pour celle avec qui il n’est pas mépris, fige en moitiés ennemies, destructrices l’une de l’autre, son amour.

La plus belle rencontre ne saurait être qu’une défense faite marbre :


Je suis belle ô mortels comme un rêve de pierre
Et mon sein où chacun s’est meurtri tour à tour
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.


La matière muette et éternelle (éternelle, ici, voulant dire immuable). Rien que du minéral sans souffle de vie[1] contre quoi, se cogner la tête. Une source pétrifiante offerte au désespoir humain. D’un monde où l’idéalisme a chassé tout principe vivant, la créature n’a guère à se réjouir. N’a-t-on point voulu, par ailleurs, lui persuader qu’il n’y a de vertu que dans le négatif (renoncement – résignation – chasteté – pardon des offensesé). Cette paralysie générale, voilà bien ce que Breton entend ne plus tolérer, quand il écrit, à la fin concluante de Nadja : La beauté sera convulsive ou ne sera pas.

Beauté convulsive que le surréalisme a cherché dans les zones jusqu’à lui interdites et, auxquelles, certes, il n’aurait pu atteindre, s’il n’était parti du postulat : Le salut n’est nulle part, ce qui ne signifiait pas que la damnation fût partout. Bien au contraire, ni salut, ni damnation (au sens individualiste, religieux de ces mots, s’entend), ne sont nulle part. Ainsi, le surréalisme, dès sa naissance, par cette dialectique négative (comme il ne pouvait en être autrement à la suite de Dada) s’opposait au romantisme si bêtement unilatéral dans son exploitation du genre maudit, de l’antithèse par bravade, antithèse sans queue ni tête, puisque sans thèse, donc sans le moindre espoir de synthèse.

Il avait fallu la mauvaise foi et l’ignorance des critiques pour vouloir freiner, par un passé grinçant de littérature, ce mouvement, dont, le seul précurseur à lui reconnaître fut Dada, quand, au lendemain de la guerre, Tristan Tzara, auteur de M. Aa l’anti philosophe, fût venu de Zurich à Paris. C’est alors que la revue Littérature, ainsi nommée par antiphrase entreprit l’enquête : Pourquoi écrivez-vous ?

De négative, la dialectique devient positive, objective. Le surréalisme élabore la synthèse du conscient et de l’inconscient, dont, la culture bourgeoise, à travers ses alternatives classique et romantique, s’était uniformément plu à marquer, exagérer les antagonistes. Du point de vue religieux, ce conflit trouvait sa traduction dans le divorce de la chair et de l’esprit, thème à variations pathétiques, utilisé encore par les romanciers à succès.

L’âme et la peau : d’une part l’Église où l’on prie, le salon où l’on cause, et d’autre part, le bordel où l’on baise, bordel à domicile pour Baudelaire, avec sa négresse, cette négresse elle-même, croix du poète, croix d’ébène, croix à porter[2] de même que, pour les Croisés, les dames turques furent le bordel sur le tombeau du Christ, ce qui valait bien le poilu inconnu sous l’arc de triomphe.

Or, voici que, malgré les bobards dostoïevskiens sur la résurrection des filles perdues, déjà, la condescendance, la politesse fabriquée et même un goût un peu particulier pour les putains, nous semblent autant d’hypocrisies qui sanctionnent l’ordre établi, car il ne s’agit ni de pitié, ni de l’hommage qui pourrait bien représenter, à l’égard d’une créature socialement déchue, un bel envoi de sperme, mais de la très élémentaire justice – ici simple oubli des injustices codifiées – qui devrait permettre de ne point prendre en considération, cette déchéance sociale.

Une telle attitude serait, paraît-il, pratiquement impossible, dans les États capitalistes où tout est affaire de classe (les femmes, selon Engels, Les Origines de la famille, les peuples colonisés, donc l’humanité colorée, selon Lénine, étant assimilés au prolétariat). Nouvelle raison de réduire à néant l’idéologie imbécile qui cause et sanctionne ladite déchéance sociale. Et si, en attendant, est désirée, baisée, voire épousée quelque négresse de bordel, que ni honte, ni vanité ne soient tirées d’un commerce qui n’a besoin de visa, non plus que d’excuse, puisque s’en trouve au moins donné un plaisir épithélial à ne point dédaigner.

N. B. — Ne pas confondre la libération des conflits sociaux avec la béatitude grossière que le ciel bleu, le soleil valent aux natifs des horizons spleenétiques, quand le soleil se met à les chatouiller là où je pense.

  1. Le mot latin anima signifiait souffle de vie. Les chrétiens, qui accommodaient les langues pour une cuisine de leur façon, l’ont traduit par âme, comme si le fait de respirer, déjà, était un miracle dont il fallût remercier Dieu.
  2. La vieille image de la croix à porter a fait son chemin. Puisse-t-elle avoir aussi fait son temps et n’être reprise qu’à seule fin de prouver comment et combien, jusque dans ses escroqueries les mieux combinées, l’homme religieux, malgré soi, avoue, puisque le fils de Dieu a, pour père terrestre, un charpentier, donc un faiseur de croix. Pouvait-on signifier plus clairement que les parents aiment à scier, raboter, varloper le malheur de leurs enfants.