H.-L. Delloye (IVp. 33-44).

XIX.

La Saint-Louis.

Le jour des miséricordes s’est enfin levé sur moi ; Dieu a répandu la lumière sur sa servante.
(Tobie, Psaumes, livre IV.)

Ce soir-là Paris offrait un spectacle digne du pinceau turbulent de Téniers ce n’était que foule et bacchanal dans chaque rue comme aux kermesses flamandes.

À cette époque, le grand seigneur se croyait encore obligé d’illuminer la façade de son hôtel, il ne partait pas comme aujourd’hui pour sa terre, afin d’esquiver les lampions et l’enthousiasme.

Un clair de lune magnifique découpait les mille silhouettes de ce peuple endimanché.

Le bourgeois, revêtu de son plus magnifique habit d’été, se dirigeait d’un pas fier vers la grille des Tuileries, où le concert et la musique des régimens suisses l’attendaient. Ce concert, composé des plus vieux airs de Rameau, n’attirait pas moins de deux cent mille âmes.

Les fusées volantes décrivaient par intervalles leur courbe embrasée sur le ciel, pour saupoudrer ensuite de leurs paillettes d’or les arbres touffus des Champs-Élysées.

Le feu d’artifice devait se tirer sur la place Louis  XV.

À voir cette foule amoncelée devant les charpentes, on eût dit vraiment qu’elle ne se souvenait plus de l’épouvantable bagarre arrivée sur cette même place en 1770. Ce sinistre coûta la vie à plus de douze cents infortunés : il précédait de quatre années seulement l’avènement de Louis XVI à la couronne.

C’est une triste chose qu’une fête populaire où l’on porte des idées tristes. If y règne une odeur vineuse et nauséabonde… Saint-Georges n’était sorti de chez lui que pour échapper à l’amertume de sa solitude ; il comptait sur le tourbillon pour s’étourdir.

Tout ce que les Tuileries possédaient de femmes galantes, de provinciaux, de jeunes gens à la mode, attacha les yeux sur lui quand il traversa le jardin ; on se le montrait comme le type de l’élégance et de l’adresse, le modèle de la plus exquise perfection ; son nom courait de bouche en bouche comme avait couru le nom de tant de héros oubliés depuis, héros d’un jour, à commencer par le duc de Richelieu !

La petite bourgeoisie éprouvait en le voyant la même admiration que la duchesse. Sa physionomie tranchait sur toutes les autres d’une façon si marquée qu’il devenait en un clin d’œil le point de mire des lorgnettes.

Le grand Vendôme portait, on le sait, un ruban couleur de feu noué sous la gorge, et cela paraissait magnifique et triomphant ; Saint-Georges, lui, avait imaginé chaque jour une fleur pour insigne à sa boutonnière ce soir-là, il fallait qu’il fût distrait, car il n’en portait aucune…

En revanche il donnait le bras à un véritable parterre ambulant, représenté par La Boëssière. Le maître d’armes était semé de lis et de roses blanches comme un drapeau ; il sortait d’un dîner où il avait chanté vingt-cinq couplets sur l’air de Vive le roi !

À l’exemple des prélats romains, il portait un chapeau noué d’un bourdalou d’or. Il l’ôta bientôt pour s’éventer, car en ce moment la chaleur était extrême. Le crépitement des ifs enflammés se mêlait au pas tumultueux de la foule, au cri des hommes et des femmes se perdant et se cherchant dans la mêlée.

Un personnage vêtu d’un mauvais habit de ratine bleue, captiva en ce moment l’attention de Saint-Georges…

Outre un feutre gris rabattu sur son visage et qui lui cachait presque entièrement le front, cet homme portait sur l’œil un bandeau de taffetas ; il allait et venait par les groupes les plus populeux, abordant de préférence les gens mal vêtus. Ce mystérieux promeneur leur adressait à la hâte quelques paroles qu’il accompagnait d’une aumône… Même avant cet hiver fatal qui désola Paris, et dans lequel la seule duchesse de l’Infantado dépensa plus de trois cents mille livres, sans compter l’archevêque de Paris, qui s’endetta après avoir employé pour les pauvres tout son revenu, les largesses de la cour n’avaient pas empêché les murmures du peuple… Il ne passait guère devant l’hôtel des Fermes sans jeter un cri de rage étouffé, songeant sans doute que là s’engouffrait l’argent arraché de toutes les parties de la France, pour qu’après ce long et pénible travail il rentrât altéré dans les coffres du roi. La ferme lui semblait d’autant plus coupable qu’elle affectait alors un luxe inouï de table et de domestiques. Le prix du sel montait à treize sous la livre, et la cherté du pain faisait soupçonner un projet d’accaparement.

Dans ces circonstances, on concevra qu’il devint facile d’ameuter les esprits en les entretenant de déprédations et d’abus. La finance absorbait les principaux sucs de la vie publique ; elle était l’humble vassale de la cour. La cour tolérait ses vols journaliers, ses abus, son faste, parce qu’elle en profitait. Soulever le peuple contre la finance, c’était hâter la révolte contre la cour.

À la tête de ceux qui soufflaient au peuple de pareilles colères, le duc de Chartres, à la veille de devenir duc d’Orléans, devait se trouver en première ligne. Le véritable, le seul accaparement des grains fut fait par lui. On connaît la mission en Angleterre du marquis de Ducrest, son chancelier : elle restera dans l’histoire comme un monument de honte. Ce soir-là pourtant ce n’était pas le frère de la marquise de Sillery qui, sous cet ignoble déguisement, se glissait dans cette foule comme un émeutier vulgaire ; il n’était pas encore question d’approvisionner les magasins de Gersey, de Guernesey et de Philadelphie avec les blés de la France. Il s’agissait seulement d’étouffer le cri de Vive le roi ! lorsque les voitures qu’on attendait de Versailles ramèneraient la famille royale aux Tuileries.

L’acteur choisi par le duc d’Orléans pour ce misérable rôle, l’homme chargé de faire ce soir-là des ennemis à la cour et des prosélytes au premier prince du sang, c’était Laclos !

Oui, Laclos, l’auteur des Liaisons dangereuses ! Saint-Georges ne tarda pas à le reconnaître à sa voix ; car Laclos ne pouvait si bien la déguiser que le chevalier ne se ressouvînt d’avoir entendu quelque part cet organe rauque, usé par le vin et la débauche. Le génie de Laclos choisissait le mal par système ; la fange dont son âme était pétrie lui faisait voir une simple mascarade dans ce vil complot. La vue de cet homme, soudoyant ainsi le peuple comme un laquais après l’avoir perverti comme écrivain, souleva le cœur de Saint-Georges ; il se hâta de fuir ce Judas rampant, à qui d’Orléans serait redevable ce soir-là d’une infamie… Saint-Georges avait échangé au théâtre quelques travaux littéraires avec Laclos[1] ; il songea avec épouvante que sa lâcheté subalterne serait un jour de l’histoire…

— Qu’est-ce donc que le talent, pensa-t-il, quand il n’y a chez lui ni pudeur ni probité ?

En cet instant même le bruit de quelques pétards annonçait le feu… Les spectateurs formèrent un cercle plus serré ; il se fit un grand silence… Un panache de gerbes radieuses ondoya de toutes parts : quatre mille têtes resplendirent. Parmi toutes ces femmes montées sur des chaises, Saint-Georges tremblait à tout moment d’entrevoir Agathe éclairée par ces météores d’une seconde, le bras appuyé sur l’épaule de Maurice… Les événemens de la nuit n’avaient laissé que des ombres confuses dans son esprit ; il avait dédaigné d’adresser même une plainte en règle à M. Lenoir, au sujet de l’attaque dont il était l’objet. Ce n’était qu’à grand’peine qu’il s’était décidé à confier son combat du lendemain à La Boëssière… Le digne maître d’armes se rengorgeait en songeant que Saint-Georges allait avoir une affaire à l’occasion de laquelle le public reparlerait de sa méthode oubliée.

— C’est qu’elle est divine, ma méthode ! Fabien[2] est un fou quand il soutient que je vieillis !…

» Ventre de biche ! ajoutait le brave homme en descendant de son banc de pierre avec toutes les précautions qu’exigeait son obésité, j’espère que ce sera près des Sablons que la partie aura lieu… Il y a là une petite allée faite exprès, et un rôtisseur qui cuit à point…

» Plus je pense à votre attaque de cette nuit, mon cher Saint-Georges, reprenait-il en distribuant çà et là des coups de coude robustes à la multitude, qui ouvrait ses rangs devant lui, plus je demeure convaincu que la police est mal faite… J’aurais voulu les voir ces maîtres bâtonnistes qui vous ont attaqué dans les règles de l’académie ! »

Des clameurs tumultueuses qui partaient de l’angle des Champs-Élysées interrompirent en ce moment le maître d’armes… Parmi plusieurs voitures venant de Versailles et qui défilaient au grand trot vers les Tuileries, il y en avait une dont le cocher venait de faire sans doute un malheur, car il se trouvait alors entouré par les flots de la multitude…

De toutes parts ce n’étaient que vociférations et injures autour de lui… Il venait de renverser une pauvre femme sur le pavé ; elle était là gisante encore, et il avait voulu passer outre…… Le courroux de la populace s’accrut quand on vit que la voiture renfermait un vieillard en riche habit de velours marron semé de boutons de topaze qui jetaient un éclat encore plus vif au feu de ces illuminations… Il était décoré du cordon bleu et occupait avec une dame couverte de rubis et d’émeraudes les coussins d’un vis-à-vis magnifique…

Tout d’un coup le bruit se répandit dans la foule que ce n’était point un seigneur, mais un financier, grand trésorier de l’ordre du Saint-Esprit.

Puis, comme il n’est guère possible d’échapper aux investigations du peuple une fois qu’il est en émeute, il ne s’écoula pas trois minutes que le contrôleur général des finances de sa majesté, messire Jean-Nicolas de Boullogne n’eût été reconnu et insulté par cette plèbe furieuse.

— C’est un conseiller du roi, un ami de la reine ! s’écriait un homme ressemblant assez de loin à M. de Sauvigny, l’un des affidés du duc d’Orléans.

— C’est un suppôt de la ferme, un falsificateur de denrées, hurlait un commis nouvellement chassé de l’octroi.

— Il a écrasé une femme du peuple ! Il faut qu’il descende et nous fasse amende honorable…

— Sinon nous allons dételer ses chevaux et le cadenasser avec sa duchesse à falbalas dans sa voiture !

— Il paraît que non contens d’affamer le peuple, ces traitans veulent l’écraser !

— Mort à l’assassin, au contrôleur général ! criaient des voix d’ivrognes sortant par légions des cabarets.

— Ne lâchez pas les chevaux surtout, et tenez bien le cocher du gabelou par sa catacoua !…

Les menées du parti d’Orléans avaient, comme on le voit, porté leurs fruits… Sur le passage de la cour, il n’y avait eu que quelques cris rares et clairsemés de vive le roi ! L’honorable vieillard que ces invectives poursuivaient ne pouvait même les entendre, car dès la première irruption du peuple autour de sa voiture, il avait éprouvé le retour de l’une de ces crises épileptiques auxquelles depuis longues années il se trouvait exposé.

Vis-à-vis d’un tel péril, Mme de Langey elle-même crut un instant qu’elle deviendrait folle… M. de Boullogne ressentait pour la première fois devant elle une de ces commotions dangereuses. Elle abaissa l’une des glaces du vis-à-vis et demanda vivement un médecin.

— Merci du peu, un médecin ! s’écria une marchande de coco qui arrivait moitié ivre ; voudriez-vous accoucher d’aventure, madame l’enflée ?

— Dites donc un peu, madame l’empanachée, donnez-vous la peine de descendre et de voir votre chef-d'œuvre !… Vous venez d’écraser une bonne femme, une digne négresse du bon Dieu qui n’a pas même poussé un cri !

C’était en effet une négresse que les roues du vis-à-vis de M. de Boullogne, emporté alors à la suite de celui du prince de Montbarey, avaient atteinte au coin du carrefour des Champs-Élysées. Suivant l’usage, le peuple avait exagéré le mal, car la négresse s’était relevée presque aussitôt et demeurait appuyée contre un des ifs de la place.

— Noëmi ! s’écria Saint-Georges du plus loin qu’il l’entrevît, Noëmi ! ma mère !

Et profitant de la force herculéenne dont le ciel l’avait doué, le mulâtre, quittant le bras du maître d’armes, s’était ouvert à l’instant même une brèche au milieu de la multitude. Haletant, l’œil oppressé par le brouillard et la poussière, il était parvenu jusqu’à la malheureuse femme, qui avait perdu Joseph Platon dans cette mêlée.

Tout le monde lui avait fait place, comme par instinct, en le voyant accourir et presser la négresse entre ses bras ; la foule avait presque oublié la voiture du contrôleur général.

Voici que tout d’un coup un cri sinistre, déchirant, un cri qui portait avec lui une empreinte affreuse, partit du fond de cet équipage.

M. de Boullogne se meurt ! un médecin ! par pitié, un médecin !

Nul en vérité ne bougeait parmi ces hommes ; nul ne songeait à secourir le vieillard mourant. Le peuple de Paris est ainsi fait : il se raidit contre son propre cœur, il devient barbare vis-à-vis de ceux qu’il croit coupables. Le cri poussé par Mme de Langey émut cependant quelqu’un, ce fut la pauvre négresse que la voiture du contrôleur général venait de renverser sur le pavé.

À ce cri : « M. de Boullogne se meurt ! » vous l’eussiez vue se lever, la misérable créature, comme si elle eût oublié la scène qui venait de se passer, comme si l’ancienne esclave des Palmiers eût entendu la voix de son maître :

— Me voici dit-elle en se traînant avec une incroyable promptitude jusqu’à la portière du carrosse, me voici, je viens vous sauver !

Parlant de la sorte, elle se dégageait des étreintes de Saint-Georges et développait elle-même rapidement le marchepied du vis-à-vis ; puis, avec l’agilité d’une couleuvre, elle se blottit au milieu de l’équipage…

— Une négresse ! s’écria Me de Langey, pouah ! quelle horreur !

M. de Boullogne promenait en cet instant un œil hébété autour de lui.

— Une négresse ? reprit le contrôleur général d’une voix éteinte, une négresse ? avez-vous dit. Laissez-la !…… lais…sez-…la !…

Il retomba pesamment sur les coussins, pendant que Noëmi, se confiant sans doute au pouvoir de sa science, lui appuyait la main sur le front.

La langue de Saint-Georges s’était collée à son palais en voyant sa mère dérouler le marchepied…

Profitant de l’ivresse que l’introduction de Noëmi dans cette splendide voiture venait de répandre parmi le peuple, Mme de Langey jeta par la fenêtre quelques monnaies aux plus proches.

― Vive M. le contrôleur général ! s’écria la foule.

Le cocher toucha : le chemin était devenu libre. L’étonnement de Mme de Langey était aussi profond que celui de la multitude. Peu à peu les attentions empressées de Noëmi avaient apaisé le mal de M. de Boullogne ; il contemplait cette libératrice singulière avec un prodigieux intérêt. La présence de Noëmi dans cette voiture semblait un outrage véritable fait à la créole ; elle affectait de respirer devant elle son flacon d’essences. Noëmi la toisait à son tour avec un inexprimable orgueil.

Arrivé devant la porte de son hôtel, voisin de celui de Breteuil, M. de Boullogne descendit le premier, appuyé sur le bras de Noëmi ; il avait refusé celui de la marquise de Langey en disant au cocher de la reconduire chez elle.

Le trouble dans lequel ces paroles inattendues jetèrent Mme de Langey ne lui fit pas même songer à donner contre-ordre aux gens de M. de Boullogne.

Le contrôleur général poussa bientôt la porte d’un cabinet retiré auquel sa seule tenture en tapisserie assurait l’inviolabilité des discussions, et refermant sur lui la serrure, il y passa quatre heures avec Noëmi…

Ce qui s’était dit là, Dieu seul le savait ; mais lorsque M. de Boullogne en sortit, son visage avait la pâleur d’un suaire : il ressemblait au coupable qui vient de se confesser.

Il ordonna que l’on préparât une chambre à Noëmi et la fît coucher à l’hôtel, dont la façade s’étoilait encore de quelques lampions mourans.

  1. Voici le titre des opéras de Saint-Georges, opéras dont la faiblesse des paroles empêcha presque constamment le succès :

    Ernestine, paroles de Laclos, représentée au mois de juin 1777. On trouva dans cette musique de la grâce, de la finesse, mais peu de caractère et de variété. Elle ne survécut pas à la première représentation. Il en fut de même de la Chasse, dont Saint-Georges avait composé la partition. Il donna encore avec Desmaillot, auteur des paroles, la Fille garçon, comédie mêlée d’ariettes. Cette pièce obtint plus de vogue : la musique était mieux écrite qu’aucune autre des compositions de Saint-Georges, mais la critique lui reprocha d’être dépourvue d’invention. Les concertos composés par Saint-Georges eurent plus de succès que ses œuvres dramatiques ; pendant très-longtemps ils firent fureur. Plusieurs de ces concertos furent gravés sous le nom du fameux Jarnowitz ; aucun d’eux ne fut désavoué par ce grand maître.

  2. Célèbre maître d’armes.