H.-L. Delloye (IVp. 27-32).

XVIII.

La vie d’un fils.

Tu vois par la fenêtre de la sacristie cette lampe éternelle dont la flamme vacille et pâlit de moment en moment ? Tu vois ensuite l’obscurité qui règne à l’entour ? Eh bien ! dans mon âme il fait nuit de même.
(Faust.)

À peine Mme de Langey eut-elle reconduit Agathe dans sa voiture que la scène violente dont elle avait été témoin chez Mme de Montesson se présenta à son esprit sous les couleurs les plus sombres…

Maurice de Langey venait de sortir pour la première fois peut-être de ce caractère indolent et froid qu’on lui attribuait dans le monde, il venait de se compromettre ou de s’élever aux yeux de la galerie par un éclat sérieux.

La fierté originaire de la créole applaudit d’abord à la révolte de cette nature pacifique. Mme de Langey, le lecteur l’a pressenti, devait encourager plus que tout autre ce mépris inné pour un mulâtre, un aventurier dont le triomphe l’obsédait.

Depuis quelque temps d’ailleurs l’indifférence de Saint-Georges était devenue pour elle une insulte impardonnable.

Le chevalier affectait de ne jamais lui adresser la parole dans aucun salon ; jeune et beau, recherché partout, il n’avait pas l’air de se douter qu’elle existât…

Aussi, lorsque Maurice s’approcha de Saint-Georges avec une témérité si folle, la résolution subite du jeune homme fit battre d’abord le cœur de Mme de Langey ; il lui sembla naturel que le marquis se vengeât ; elle sourit à Maurice comme une de ces mères romaines qui armaient elles-mêmes leurs enfans pour le combat. L’insolence de cette supériorité humiliante l’avait toujours irritée ; mais cette fois elle dépassait les bornes. Saint-Georges ne venait-il pas de la railler jusque dans son fils ?

Elle-même, la superbe ! elle ne craignit point de forger pour Maurice cette arme terrible, elle en effila l’acier… Ce fut elle qui lui jeta dans l’oreille ce cruel ressouvenir du coup de fouet de Saint-Domingue, elle qui formula pour le jeune homme jusqu’à l’expression de cette injure !

Quand il la balbutia, les lèvres émues, le visage pâle, la créole manqua de s’évanouir d’orgueil… La vue de cet homme noir était pour la marquise de Langey un perpétuel outrage : elle eût désiré manier le fer comme la chevalière d’Éon, pour l’écarter à tout jamais de son chemin ; c’était un objet de honte et de dégoût pour ses yeux. Nous avons dit que Saint-Georges ne lui faisait pas la cour.

Ce premier enivrement de vengeance une fois passé, dans quel terrible abîme ne retombait pas Mme de Langey !

Maurice venait de se faire l’agresseur d’un homme dont le nom seul aurait glacé le sang au cœur du plus téméraire… Il allait se mesurer avec le plus redoutable tireur que l’Europe connût ; il allait se trouver à sa merci ! Mme de Langey ne pouvait se dissimuler la cruelle portée de cette insulte vis-à-vis cet affranchi de nouvelle date, que le Palais-Royal et tous les cercles de Paris avaient adopté. L’ancien esclave de la Rose allait se relever avec tout l’orgueil de la force et de la haine, le chevalier allait venger le mulâtre !

Dans la perplexité cruelle où la jetèrent ces pensées, la créole avait cru voir se dresser devant elle une ombre sortie sans doute de ses marécages peuplés de crabes couverts de mangliers et de joncs marins qui bordent les eaux infectes de Saint-Domingue… Cette ombre étendait vers elle un bras aussi menaçant que celui de l’Espagnol ; elle avait à la fois les yeux de Saint-Georges et le rire de Tio-Blas.

— Pitié ! avait crié Mme de Langey devant cette apparition sinistre…… Elle tremblait alors comme à cette nuit d’épouvante où l’Espagnol entra dans sa chambre…

L’édifice de ses espérances croulait d’un coup. Ce riche mariage assurait la fortune de Maurice sans que M. de Boullogne eût besoin d’intervenir ; il n’altérait donc en rien la part que le contrôleur général réservait sans doute à Mme de Langey. Maurice adorait Agathe ; il irait vivre, selon les apparences, avec sa femme dans quelque château isolé de la Bretagne, après qu’il aurait quitté le service, laissant à Mme de Langey toute indépendance et toute liberté en fait d’allures. Son fils éloigné, elle rentrait plus que jamais en possession du cœur de M. de Boullogne, chez lequel elle avait remarqué certaine froideur. Toutes ses batteries, on le voit, étaient merveilleusement disposées. La seule querelle de Maurice avec Saint-Georges les ruinait.

Nul doute en effet que le mulâtre ne lui fît bientôt porter le deuil de ce fils qui avait eu l’audace de le provoquer devant tous. Nul doute que la seule pensée de sa mère, au lieu d’arrêter son bras, ne vînt exciter sa rage. Mme de Langey ne prévoyait que trop l’inexorable vengeance de Saint-Georges ; elle le jugeait impatient de laver dans le sang du fils la vieille injure de la mère. La mort de cet enfant changerait les dispositions du vieillard en sa faveur ; M. de Boullogne l’en accuserait, il ne la verrait plus qu’avec horreur. À tout prix, il lui fallait empêcher le duel entre Maurice et Saint-Georges.

La froideur de ces calculs chez une femme qui ne mériterait pas le nom de mère n’étonnera aucun de ceux qui savent que la vie d’un fils, pour certaines créatures dégradées, n’est qu’un chiffre représentant telle ou telle rente. À examiner de près Mme de Langey, on eût pu cependant cette nuit-là lui croire un cœur, tant il y avait d’anxiété dans son regard et d’agitation dans sa personne. Elle se promenait de long en large, cherchant à quelle idée elle s’accrocherait elle-même pour empêcher ce combat inévitable ; elle s’arrêtait à mille plans plus inadmissibles les uns que les autres, apaisant sa propre terreur par une foule de raisons mauvaises, jusqu’à ce qu’elle prît le dessus et la rejetât sur le carreau.

La nuit était sombre et pluvieuse, la pendule marquait deux heures…

— Saint-Georges est encore chez la Montesson, pensa-t-elle, elle l’a retenu sans doute ; mais il rentrera, selon sa coutume, avant le jour…

Une idée propice avait traversé l’esprit de Mme de Langey, car un sourire étrange vint alors errer sur sa lèvre mince et pâle…

— C’est cela, s’est-elle dit en écrivant à la hâte au crayon un billet rose et en sonnant l’un de ses valets de pied qui venait de descendre de la voiture.

— Porte ceci à M. de Vannes, ajouta-t-elle.

Le messager une fois parti, la marquise de Langey avait respiré comme si la foudre n’eût plus menacé le front de Maurice. Elle avait relevé la tête avec l’orgueil d’une reine, s’applaudissant sans doute de ce qu’elle appelait une inspiration.

Cette inspiration était le comble de la lâcheté et de l’infamie, elle consistait dans le guet-apens nocturne dont Saint-Georges, suivant toutes les probabilités, devait devenir victime.

M. de Vannes, l’âme damnée de la marquise, s’était vu chargé par elle dans ce billet des préparatifs immédiats de l’attaque. Il n’avait pas lardé à réunir quatre maîtres bâtonnistes non loin de l’hôtel d’Angleterre. Ces hommes, moitié par jalousie contre Saint-Georges, qui tirait fort bien le bâton, moitié pour l’argent que de Vannes leur avait donné, se firent les inslrumens odieux de sa vengeance. Un nommé Desbrugnières, si renommé dans l’affaire du comte de Morangiès, et de Vannes lui-même, drapé dans un large manteau brun, les escortaient. Voilà par quel piège odieux la marquise avait cru détourner le péril qui menaçait les jours de son fils ! Jugeant avec raison M. de Vannes un homme assez lâche pour reculer devant le fer de Saint-Georges, elle l’avait chargé de sa tuerie.

— Maurice ne doit pas se compromettre avec un mulâtre, avait-elle pensé-, un mulâtre doit périr sous le bâton !

Elle avait passé la nuit debout, attendant avec des perplexités incroyables le retour de M. de Vannes. Le pas du capitaine produisit enfin un frôlement léger sur le tapis d’hermine qui couvrait le parquet de la chambre à coucher de la marquise. La figure de M. de Vannes était aussi pâle que la mort ; il n’eut que le temps d’apprendre à Mme de Langey le mauvais succès de cette attaque et de l’assurer que Saint-Georges ne leur avait échappé que par miracle…

— Je suis perdue ! s’écria Mme de Langey,

Elle retomba à moitié morte sur son fauteuil, en se tordant les mains dans un indicible désespoir…