H.-L. Delloye (IVp. 45-56).

XX.

Revanche.

Ne soyez point surpris, don Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C’est un motif pressant qui m’oblige à cette visite.
(Don Juan., — Dona Elvire, scène IX.)

Le lendemain, dans l’après-midi, deux mousquetaires noirs, M. le baron de La Monteil et M. le marquis de Guintrand, que Saint-Georges avait choisis pour ses témoins, occupaient chacun, dans l’appartement du chevalier, un fauteuil respectif dans lequel ils s’humectaient par intervalles d’une délicieuse bouteille de Romanée en attendant son retour.

Contraint de se rendre le matin même à un rendez-vous imprévu que le duc de Chartres lui avait donné au château du Raincy, Saint-Georges avait enfourché le premier trotteur des écuries du Palais-Royal pour être sûr de revenir à temps chez lui…

Un autre homme que le chevalier n’eût pas manqué de s’excuser près du prince ; mais dans la tourmente d’idées où l’entretenait cet inévitable combat, le déplacement lui sembla presque un bienfait.

Après une pointe de près de deux lieues, il avait arrêté son cheval pour donner à Platon le temps de le joindre… Le pauvre heiduque faisait alors sur sa monture une mine assez piteuse.

Habitué sans doute à de moins rapides caravanes, Joseph Platon arrivait exhalant de sa poitrine le bruit d’un mirliton déchiré. Ses cadenettes dépoudrées par le vent avaient l’air de deux ganses de fiacre usées ; son grand sabre lui battait agréablement les jambes, et ses bottines entraient jusqu’au coude-pied dans ses étriers.

Dès qu’il vit Saint-Georges le prendre en pitié, il lui demanda, comme Sancho à don Quichotte, la permission de déjeuner près d’une fontaine qui bordait la route.

C’était une véritable fontaine d’églogue ; elle avait l’air d’un filet d’argent sur de la mousse, bien qu’elle portât le millésime du grand chemin. La chaleur était intense. Saint-Georges abrita lui-même son cheval sous les ormes de la fontaine, ormes touffus, plantés sans doute par Louis XIV.

Il venait de la plaine un vent doux et frais qui disposait merveilleusement à l’appétit.

Le vénérable heiduque sortit de sa poche un magnifique saucisson qu’il avait irrévérencieusement enveloppé de la Gazette des Gazettes.

— Barbare ! s’écria Saint-Georges, tu ne sais donc pas que la Gazette des Gazettes renferme des énigmes et des charades du savant abbé Domino ! Tiens, passe-la-moi, car en vérité je n’ai pas faim !

Se conformant au désir de son maître, Joseph Platon tendit au chevalier la Gazette des Gazettes.

C’était un insipide bulletin, farci la plupart du temps de logogriphes et de petits vers à Chloë. Le chevalier de La Morlière trouvait moyen d’y glisser de temps à autre certains contes littéraires de la force d’Angola et des anecdotes du jour qui amusaient les oisifs des cafés et des ruelles.

Saint-Georges le parcourait d’un air distrait lorsque tout d’un coup les arcs de ses sourcils se touchèrent ; il secoua là feuille et la rejeta loin de lui avec mépris.

Pour comprendre ce mouvement du chevalier, il faut savoir que la Gazette des Gazettes s’arrogeait le droit de raconter à sa manière la soirée de Mme de Montesson.

L’étrange incident qui en avait dispersé tous les acteurs formait, on le pense, la partie la plus saillante du récit. Les interprétations injurieuses ne manquaient pas. Cet article, sans signature, était du chevalier de La Morlière…

L’auteur anonyme semblait avoir pris à tâche d’y faire ressortir le courage du jeune marquis de Langey… Attaquer un homme que chacun ne songeait qu’à éviter lui paraissait une action digne des plus beaux temps de la république romaine. Il y avait dans chaque ligne de cette anecdote la malice d’un pamphlet. On y exaltait perfidement la fortune personnelle et la noblesse de Saint-Georges ; on l’y engageait à écrire l’histoire de ses premiers jours aux colonies et à publier un mémoire justificatif tendant à établir qu’il était créole.

L’ignoble méchanceté de La Morlière allait jusqu’à insinuer que l’Hélène de ce débat avait pu avoir quelques complaisances pour le chevalier, comme Mmes telles et telles, que L’auteur nommait effrontément.

Ces mensonges écrits sous le manteau rallumèrent dans le cœur du chevalier le feu de la vengeance, qu’il y croyait assoupi… Si son nom passait pour la première fois par tant de bouches ennemies, si la malignité devait à l’avenir épier ses démarches et lui contester jusqu’à son nom, n’était-ce point Maurice qui déchaînait sur sa tête ces périls et ces orages ? La jalousie injuste de ce jeune homme avait osé ébranler son piédestal pour le remettre en doute vis-à-vis de sa société ; les seules conséquences de ce fait inouï étaient immenses pour Saint-Georges ! L’opiniâtreté de Maurice lui revint à la mémoire. Maurice avait refusé de lui faire des excuses sans doute parce qu’il le croyait un de ces hommes que l’on ne peut plus outrager ; il semblait même impatient de se mesurer avec lui. Peut-être en ce moment répétait-il devant Agathe ses hautaines imprécations contre le mulâtre ! Parce qu’il avait joué jusque-là un jeu de dupe vis-à-vis de ce créole, qu’il était né son esclave, s’ensuivait-il qu’il dût le laisser porter le trouble et la honte dans sa vie ? N’était-ce point assez qu’il fût le fils de la marquise de Langey pour que leurs épées se rencontrassent, et la publicité de cette injure n’exigeait-elle pas du sang ?

Le seul amour désespéré dont le chevalier écoutait les plaintes amères au fond de son cœur lui conseillait d’user de ce droit de l’offensé, la vengeance ! Quelques jours encore, et Agathe aurait uni sa destinée à celle de Maurice !… Ce lien, que son rival heureux croyait éternel, il ne tenait qu’à lui de le trancher ; il était le maître de cet amour, dont l’enivrement doublait sa haine !

Les courts instans qu’il crut devoir passer au Raincy, où il était attendu par le duc de Chartres, ne firent que confirmer chez lui toute impossibilité d’accommodement avec le marquis de Langey. En arrivant chez le prince, il s’était dit qu’on ne l’avait peut-être mandé que pour empêcher l’affaire, la volonté du roi à l’encontre des duels étant absolue. Il trouva au contraire le duc de Chartres ravi de voir battre un des officiers de sa maison.

— Si je n’avais pas ce soir ici réunion de la loge maçonnique, je t’assure que j’irais ! Tu vas le tuer comme une mouche… avait ajouté ce lâche prince, ravi d’exploiter partout le courage dont il manquait. C’est un tourtereau de Trianon ; il roucoule chez la reine !… Je ne l’aime pas… il est de noblesse bretonne… Tout ce que je puis faire, c’est de commander pour lui une messe à l’abbé Beaudan, qui la dira comme il pourra, mais de manière à ce qu’elle ait le sens commun !

Après ce sarcasme impie, le duc s’était entretenu avec Saint-Georges de deux jockeys d’Angleterre, Parkner et Adamson, qu’il voulait faire courir dans huit jours. Il l’avait mené voir sa meute et lui avait demandé son avis sur la nouvelle livrée qu’il voulait donner à ses gens.

— Tue-nous le Breton ! lui avait-il crié de la grille, tu feras une jolie petite veuve ; car il écrit à mon père qu’il épouse ce soir, à minuit, Mlle de La Haye, à l’église de l’Oratoire…

— L’enfer est contre moi ! murmura Saint-Georges en s’élançant au galop par l’avenue…

Dans la rapidité de cette course, il sentait à peine les rayons obliques du soleil qui venaient brûler ses joues… Tout son courroux venait de se rallumer ; il ne pouvait croire encore à cette ironique intrépidité de Maurice, à cette assurance d’un mariage devant son épée.

— Je suis prêt, dit-il à ses témoins en entrant, le front baigné de sueur, les lèvres pâles et crispées… M. de Langey a-t-il envoyé ses seconds ?

— Pas encore, reprirent MM. de la Monteil et de Guintrand ; mais quand on se bat avec vous, mon cher Saint-Georges, on a des dispositions à faire…

Le chevalier ne crut pas devoir leur répondre, et passa dans un petit cabinet où se trouvaient quelques armes de chasse…

La fraîcheur et la solitude de cette pièce lui rendirent un peu de calme ; il se jeta sur une duchesse de damas rose, où il étendit ses bottines poudreuses, après avoir posé sur une table en marqueterie le fouet de poste qu’il tenait près de ses deux épées de combat.

Ses yeux tombèrent alors sur un large secrétaire, dont la clé se trouvait absente, sans doute parce que le chevalier avait coutume de l’en retirer à chaque fois qu’il sortait. La vue de ce meuble sembla ranimer chez lui des idées d’orgueil…

— Il ignore, le dédaigneux jeune homme, se dit-il i en appuyant contre le marbre du secrétaire son front brûlant, il ignore que j’ai là de quoi ruiner d’un coup sa fortune et le crédit de sa mère !… Et il m’a parlé dans cette nuit de grandeur et de noblesse ! Oh ! ma mère, ma mère, une pauvre esclave, est plus noble que la sienne !

À cette pensée sa robuste poitrine se brisa, sa voix se perdit en sanglots étouffés ; il songeait sans doute que cette mère ne lui avait jamais donné ni tristesse ni amertume ; son image se reflétait alors sur l’onde émue de son cœur comme celle d’une douce et noble femme.

— Si je l’embrassais ! pensa-t-il ; si avant de me battre contre cet infâme, j’allais lui demander moi-même mon pardon ! car, je le confesse, mon Dieu, j’ai osé rougir de ma mère, de ma mère, le refuge assuré de mes douleurs ! Sa vie près de moi a été triste, misérable !… Ce matin même j’ai eu à peine le temps de lui demander ce qu’elle était devenue quand hier encore j’ai failli la voir périr. Quand ce mariage sera consommé, il ne me restera plus que son amour !

Cachant sa tête dans ses mains, Saint-Georges s’était pris à pleurer… Platon entra en ce moment ; il précédait une dame dont le voile était abaissé ; Saint-Georges se leva rapidement, il crut que c’était Mme de Montesson.

— Vous ici, madame, vous ici ! reprit-il avec une incroyable expression d’étonnement dès que Platon fut sorti et que la dame eut levé son voile. Vous ! la marquise de Langey !!!

— Moi-même, répondit-elle en reculant de quelques pas, comme si le regard du mulâtre l’eût terrassée…

— Que voulez-vous de moi, madame, et qui vous amène en ce lieu ?

— La vie de mon fils, monsieur, balbutia-t-elle en tremblant ; sa vie est en péril, il doit se battre avec vous !

— Il ne pouvait, madame, m’insulter plus gravement qu’en me faisant souvenir que vous m’aviez insulté vous-même…

La créole garda le silence.

Vous étiez alors un enfant, monsieur, reprit-elle après une pause ; aujourd’hui vous ne pouvez faire porter à mon fils la peine de mes torts… Il n’est pas besoin de vous dire qu’il ignore ma démarche… Votre seule réputation dans les armes est faite pour augmenter les inquiétudes d’une mère ; par pitié, monsieur, dites-moi que vous ne vous battrez point avec mon fils !

— Les jours de cet enfant, répondit Saint-Georges avec une lente ironie, sont liés, je le vois, madame, très-intimement à vos jours. Croyez-le, j’admire l’abnégation de votre courage maternel. Quoi ! vous daignez aujourd’hui vous souvenir d’un esclave que vous aviez autrefois à Saint-Domingue ? Vous la marquise de Langey, vous vous rappelez ce mulâtre qui, dans la vallée de l’Oya, a sauvé la vie à votre fils ? En plein jour, devant tous, vous franchissez le seuil de sa maison, pour venir le supplier ! Voilà qui est noble, voilà qui est grand, voilà qui est généreux ! Par malheur, madame, vous aurez fait là une démarche inutile…… Cet homme a juré de verser le sang de Maurice, cet homme se souvient aussi bien que vous, sachez-le.

— Encore une fois, s’il vous faut une vengeance, monsieur, accomplissez-la plutôt sur moi, qui suis la coupable… Inventez contre moi telle insulte, telle calomnie que vous voudrez, je vous jure de les supporter sans me plaindre.

— Vous consentiriez vous-même à votre propre infamie, marquise de Langey ; vous me permettriez de tourner contre vous l’arme de la vengeance et de la haine ? Eh bien ! soit, il me faut une réparation ; je choisirai celle-là. Oh ! je n’aurai pas besoin d’avoir recours à la calomnie et au mensonge. J’ouvrirai ce secrétaire que voici…

— Ce secrétaire ?

— Oui, il renferme des lettres.

— Quelles lettres ?… que voulez-vous dire ?

— Ce sont des lettres écrites à un Espagnol nommé Tio-Blas, des lettres où il est question de M. de Langey, votre mari ; une seule de ces lettres peut vous perdre, je le sais, et Tio-Blas le sait aussi…

— Et comment ces lettres sont-elles tombées en vos mains, monsieur ? Cet homme est-il mort ? l’auriez-vous tué pour vous saisir de ces lettres ?

— J’ai ramassé le portefeuille de cet homme quand il attaqua votre berline à Saint-Domingue ; depuis ce temps elles dorment là dans ce secrétaire… vous les reconnaîtrez… il y a du sang…

— Rendez-moi ces lettres, reprit-elle avec hauteur, rendez-les moi ! vous vous êtes assez vengé de moi en les ayant lues…

— Non, madame, non, je ne me suis pas vengé. C’est quelque chose, je le sais, que d’avoir à moi cette noble correspondance ; c’est quelque chose que de pouvoir se dire dans le silence de la colère : « Voilà une femme dont je sais la honte, une femme qui s’est vendue, une femme qui a tué ! » C’est quelque chose, mais ce n’est pas tout.

— Que vous faut-il donc ?

— Il me faut, madame, remplir le devoir d’un fidèle mandataire ; il me faut, à cette heure, envoyer ces lettres à M. de Boullogne… elles peuvent l’éclairer.

— Pitié, monsieur, pitié ; ne voyez-vous pas que vous me perdrez aux yeux de M. le contrôleur général ? Encore une fois, vous ne commettrez pas cette lâche vengeance. Tuez-moi plutôt, tuez-moi !

La créole s’était jetée aux genoux du chevalier, elle le regardait avec une expression de terreur que rien ne peut rendre. Elle avait tout oublié ; devant sa menace, sa fierté implacable s’humiliait ; elle eût baisé ses pieds, elle qui jadis avait levé le fouet sur le mulâtre !

C’est qu’aussi la misérable se voyait perdue, elle voyait clair dans sa conscience ; elle était soumise à la volonté de cet homme et attendait de lui son arrêt de mort.

Saint-Georges parut jouir un moment de sa victoire ; il était le maître absolu de cette coupable, il pouvait laver dans sa honte la flétrissure de sa joue…

— Je croyais, se contenta-t-il de répondre en la voyant sans parole, que vous étiez venue me demander la vie de Maurice.

— J’oublie mon fils, monsieur, j’oublie sa vie ; j’y consens, il se battra contre vous ; mais, par pitié, rendez-moi mes lettres……

Les tresses de sa chevelure s’étaient dénouées et retombaient alors sur son cou… Elle parut à Saint-Georges plus belle et plus désirable que jamais, le désordre de ses mouvemens imprimant aux formes de la créole une volupté perfide… La marquise, par une distraction calculée, avait laissé tomber de ses épaules le mantelet noir qui les couvrait ; on eût dit qu’elle comptait triompher de Saint-Georges par l’artificieux abandon de sa beauté.

— Vous en convenez donc, marquise de Langey ? Vous renoncez plutôt à la vie de votre fils qu’à ces lettres !… Généreuse mère ! yous sacrifieriez cet enfant pour vous mettre vous-même à l’abri d’une vengeance des hommes !… Relevez-vous à présent, marquise de Langey, je vous ai vue à mes pieds, cette vengeance me suffit. Dans quelques secondes vous aurez la clé de ce secrétaire, vous pourrez vous-même y prendre vos lettres…… La flamme va sans doute les anéantir, mais éteindra-t-elle les voix sanglantes qui doivent crier au fond de votre âme ? Ah ! vous avez passé des bras du noble dans les bras du financier ! Ah ! votre fils a cru que le hasard seul vous avait faite veuve ! Encore une fois, je n’apprendrai pas au marquis Maurice de Langey les infamies de sa mère ; vous n’avez rien à craindre, marquise, le mépris vous sauve de ma vengeance !

En prononçant ces paroles, il avait couru vers l’une des portes vitrées de l’appartement, afin d’y prendre la clé du secrétaire dans un vaste couloir qu’elles masquaient. Le bruit d’une voiture venait de se faire entendre dans la cour, des pas graves et lents retentissaient sur le palier.

— Voici votre clé, dit-il à la marquise de Langey.

M. le contrôleur général ! annonça presque en même temps la voix de Joseph Platon.

— Je suis perdue, monsieur ! s’écria Mme de Langey en prenant la clé des mains de Saint-Georges…

La marquise n’eut que le temps de se blottir dans le couloir, dont le chevalier referma la porte sur elle.