H.-L. Delloye (3 - Parisp. 175-182).

XII.

Deux lettres.

Ne courez point la bague
Si vous n’êtes botté ;
Ayez toujours la dague
Et l’épée au côté.
(Vers du temps de Henri IV.)


— Tenez, mon cher Saint-Georges, dit La Boëssière au chevalier en lui remettant deux lettres qu’il sortit de la poche de son gilet, voici pour vous !

Le maître d’armes arrivait tout essoufflé ; il s’assit pesamment et dans le meilleur fauteuil, comme un homme accoutumé à prendre ses aises chez ses élèves. Saint-Georges était du reste mieux qu’un élève pour La Boëssière, c’était un ami.

Le professeur avait eu la gloire de développer les dispositions merveilleuses du mulâtre à son arrivée de Saint-Domingue, c’était lui qui l’avait vu croître et se conquérir tout d’un coup la première place dans son académie, la plus recherchée avec celles de MM. Vaucours, Delasalle et Donadieu.

La réception de M. La Boëssière, comme maître en fait d’armes des académies du roi, avait été fort brillante. On connaissait sa force et la finesse de son jeu, on lui opposa les trois professeurs dont nous venons de citer les noms et qui étaient les plus forts, principalement Donadieu. La Boëssière Tira avec lui et fut reçu à la seconde botte touchée, en exécution de l’article 10 des statuts de la compagnie.

Sa salle d’armes, située rue Saint-Honoré, vis-à-vis de l’Oratoire, réunissait alors les plus célèbres tireurs, MM. Pomard, Gauvin, gendarme de la garde ; de La Madeleine, gentilhomme polonais, et, beaucoup plus tard, MM. Morel, Bayard, Charlemagne, Contencin, Casimir Périer, etc., tous élèves distingués de La Boëssière.

Au rebours de quelques maîtres, qui s’obstinent à se faire les traits farouches, La Boëssière, nous l’avons dit, n’avait rien que de prévenant et d’agréable dans l’ensemble : c’était un homme jovial et spirituel qui se plaisait, suivant l’expression consacrée alors, à sacrifier aux Muses.

Il y a peu de maîtres d’armes à cette heure qui se piquent d’écrire des vers de société ; l’honorable professeur excellait dans cette partie ; il composait des odes, des épîtres familières et des chansons. En 1786, il publia un poëme sur la mort du prince de Brunswik, élégie qui lui fit beaucoup d’honneur.

La Boëssière apparaissait cette fois aux regards du chevalier dans tout l’accoutrement d’un tireur de bécassines, car il aimait passionnément la chasse.

— Je ne me suis pas donné seulement le temps de déboucler mes guêtres, chevalier. Vous le voyez, j’arrive aussi leste qu’Actéon… avant sa métamorphose !… Comme il y avait non-seulement pressé sur les deux. lettres, mais encore recommandé à M. La Boëssière, maître en fait d’armes, je n’ai fait qu’un saut…

« Lorsque l’amitié nous réclame,
Oublions Diane et Vénus ! »

continua-t-il avec sa voix énergique de basse-taille. Il paraît que nous nous levons…

— Comme vous voyez, mon cher professeur. La suite du premier bal d’Opéra, reprit-il après avoir lu. Je ferai honneur à ces deux lettres.

— Est-ce que par hasard ce seraient des lettres de change ? je m’en voudrais mortellement d’avoir rempli près de vous, sans le savoir, l’office d’huissier.

— Pas le moins du monde ; ce sont deux lettres de tireurs… cela est de votre compétence. Ils me prient de vouloir bien faire assaut ce soir avec eux à votre salle d’armes…

— Et leurs noms ?

— Ah ! pour le premier… cela est un peu difficile… il a signé tout simplement un inconnu… Cependant sa lettre annonce quelques prétentions dont je ne serais pas fâché de le faire rabattre…… il pourrait se faire, ma foi, que ce fût le chevalier de la Morlière…

— Vous riez ! il est en ce moment-ci écroué à la Bastille……

— Pour un duel ?

— Non, mais pour trente escroqueries.

— Je sais qu’on l’accuse d’avoir volé Angola

— Il s’agit bien de littérature, vraiment ! ce sont des couverts… qu’il a volés. Il n’oserait d’ailleurs s’attaquer à l’inimitable !

— Dame ! depuis mon aventure avec le neveu de Mme Bertholet !…

— Il est vrai que le La Morlière n’en revient pas ! Il ne tenait qu’à moi de lui apprendre le secret des cartes, moi qui sais que vous avez ménagé ce pauvre jeune homme.

— S’il est à la Bastille… il est clair que ce n’est pas lui… Cependant la lettre a certain cachet d’impertinence… Lisez plutôt…

La Boëssière lut :

« Ce soir à huit heures, je rencontrerai M. le chevalier de Saint-Georges avec grand plaisir dans la salle d’armes de M. La Boëssière. Il me tarde de voir si sa renommée est un mensonge,

« Signé un Inconnu. »

— Le billet est assez fier ! Ce ne peut-être en tout cas qu’un homme prudent, car il demande par son post-scriptum qu’il n’y ait que vous et lui dans la salle d’armes… Il a peur qu’on ne le voie boutonner.

— Vous avouerez, mon cher professeur, que si je vais à ce rendez-vous, ce sera y mettre de la complaisance. Je ne suis point maître d’armes, et sans la tournure ridicule de ce billet, j’aurais renvoyé le tireur anonyme à votre prévôt… Enfin, quel que soit mon inconnu, j’irai ; moins pour lui, vraiment, que pour cette seconde lettre… à laquelle vous me permettrez de donner la préférence.

— De qui est-elle ? Voyons, je suis impatient de connaître…

— Un moment, vous saurez que celle-là est du moins signée tout au long. C’est, du reste, mot pour mot la même proposition. Décidément je vais devenir prévôt de salle !

— Ce me serait grand honneur, mon cher chevalier… Mais qui peut ? qui ose ?…

— Vous ne devinez pas ?

— Attendez. Ce sera peut-être cet imbécile qui a eu l’audace de vous appeler, il y a un mois, mal blanchi, quand vous passiez un matin avec moi dans la rue du Bac……

— Et que j’ai trempé deux secondes dans le ruisseau de la rue, n’est-ce pas ? en lui disant : « Va, tu es, à cette heure, aussi mal blanchi que moi[1] ! »

— C’est ma foi vrai, le malheureux en avait jusqu’aux oreilles.

— Mon cher La Boëssière, ce n’est pas lui…

— Alors j’en reviens à La Morlière… Indépendamment de ce tour que vous lui avez joué, vous eûtes avec lui, je crois, une singulière histoire, celle du boisseau de fleurets…

— Oui, quand il m’envoya dire impertinemment de venir faire des armes chez lui, n’est-ce pas ? Il m’écrivait comme si j’eusse été un prévôt de salle !

— Et il vous envoya son domestique avec trois fleurets montés ?

— Moi je ripostai par un boisseau… un boisseau de vingt fleurets que j’ai tous rompus, par parenthèse, sur le ventre de ce digne La Morlière !… Je me flatte que cette leçon lui suffit.

— C’est donc M. de Bonnac, ce mousquetaire noir, l’amoureux de la Duthé ?…

— Nullement…

— Saint-Brice ?

— Allez.

— Donadieu ?

— Allez encore… mais j’ai pitié de vous, et ne veux pas vous voir jeter votre langue aux chiens… C’est…

— Pour le coup, j’y suis… Ce grand chevalier de Sainte……

— Ce n’est point un chevalier, mais bien une chevalière. Voyez plutôt ; c’est le chevalier d’Éon !

Le maître d’armes manqua de tomber à la renverse…

— C’est ma foi vrai !… la Gazette annonce en effet son arrivée à Paris.

— Et c’est moi qu’elle choisit à son débarquement de Calais, vous le voyez.

— En ce cas, pourquoi éviter l’assaut public ? Mlle d’Éon ou M. d’Éon tire assez bien pour n’avoir point la modestie ou la prudence de votre inconnu.

— Mon cher professeur, les chevalières ont des caprices !… C’est, à ce qu’il paraît, une conversation intime… une manière de reconnaissance comme dans la franc-maçonnerie…

— Vivat ! j’ai bien envie de prévenir Pomard et M. de la Madeleine… Vous savez qu’il y a moyen à ma salle de tout voir sans être vu.

— Oui, je sais, votre judas… mais gardez-vous en bien, mon cher professeur, ou plutôt réservez ce spectacle-là pour vous seul… la d’Éon ferait de beaux cris !

— On n’a pas idée de pareille chose ! j’aurais gagné deux mille livres au moins à vous afficher tous les deux en belles lettres moulées ! deux mille livres ! juste ce que ces infâmes comédiens des Français me demandent pour jouer ma comédie de Crispin valet d’Auteur !

— À propos de valet, je vous remercie de me rappeler mon heiduque ; je vais lui dire de porter à votre salle mon gilet, mes gants et mes fleurets… je veux recevoir le chevalier avec ce que j’ai de plus beau !…

— Êtes-vous en haleine, mon cher Saint-Georges ? avez-vous ce qu’il vous faut ? dit La Boëssière d’un air affairé. La d’Éon, la d’Éon dans ma salle d’armes !

Et le professeur se promenait d’un air de César ; il examinait avec une scrupuleuse attention les moindres détails de la toilette militaire du chevalier.

Platon avait extrait déjà d’une malle ces divers objets, il les disposait avec un soin minutieux sur un fauteuil.

— Bien, je vois des sandales comme il n’y a que vous qui en ayez, mon cher Saint-Georges : le chapeau qui les garnit est bien cousu… le poreux du cuir en dehors… à la bonne heure…

» Voilà, continua-t-il, un gant parfait… long et étroit… vous allez tirer comme un ange.

» À la bonne heure, cette lame est forte du talon et diminue depuis cet endroit jusqu’à la pointe… Vous avez toujours Lemire pour fourbisseur ? Et votre mouchoir… n’allez pas faire la faute de l’oublier… on ne peut répondre d’une érafflure…

— Me voici à vos ordres, dit le chevalier, je n’emmène que mon heiduque.

Platon bondit de joie, il n’avait pas encore vu la salle d’armes.

  1. Historique.