H.-L. Delloye (3 - Parisp. 165-173).

XI.

Réflexions

Car je savais tout cela, étant entré plus avant que jamais dans l’orageuse société de la vie humaine.
(Saint Augustin, — (livre I, chap, VIII.)

Les événemens de cette nuit avaient laissé dans l’âme du chevalier de trop profondes impressions pour qu’à son retour chez lui il pût se décider à prendre un peu de repos.

Après s’être jeté dans la première chaise qu’il rencontra sur le quai, il s’était fait reconduire à son hôtel, où Noëmi et Platon ne savaient que penser de son absence.

Il lui revint alors à l’idée un certain fantôme qui l’avait suivi à distance depuis le coin de la rue Béthisy jusqu’à sa porte.

Cet homme lui avait paru enveloppé d’un manteau de couleur sombre, sous lequel Saint-Georges crut entrevoir une broderie de livrée.

« Le valet de l’un de ces misérables ! pensa-t-il… un espion qu’ils auront mis à mes trousses ! »

Il se laissa tomber dans un fauteuil et repassa en lui-même toutes les actions de sa soirée…

Son emprisonnement amoureux à Saint-Assise n’était que trop vrai ; la marquise, alarmée de ce bal de l’Opéra, lui avait imposé les arrêts foncés.

Mme de Montesson habitait le château par intérim ; ses soirées prochaines exigeant une disposition nouvelle d’appartemens au Palais-Royal, elle était venue y étudier ses rôles. Saint-Georges, son répétiteur habituel, l’y avait suivie, la marquise ayant jugé convenable de le ramener avec elle à Sainte-Assise quelques jours après la chasse.

Il y a des femmes qui passent avec leur amant un contrat si absolu que pour leurs sujets la chaîne du mariage semble une chaîne douce à-côté de cet esclavage rigoureux.

On rencontre dans le monde de ces amours violens et despotiques, qui ne font souvent que des ingrats, surtout quand ils se fondent sur un souvenir humiliant de protection.

La tyrannie, jalouse de Mme de Montesson excitait parfois chez Saint-Georges le désir de s’y soustraire. Il saisit donc la veille, à Sainte-Assise, l’occasion du duc d’Orléans et de son fils pour se retirer dans sa chambre en prétextant de la fièvre.

À huit heures du soir, le duc de Chartres lui demanda s’il ne le suivrait pas à ce bal de l’Opéra. Sa voiture l’attendait ; Saint-Georges pouvait entendre le piaffement des chevaux dans la cour d’honneur… Comme la marquise était montée dans sa chambre avec le duc, il répondit au prince qu’il regrettait de ne pas l’accompagner.

Le duc d’Orléans demeura seul dans le salon avec la marquise… lui faisant répéter, à défaut de son capitaine des chasses, un proverbe de Carmontel. Ce même soir, vers les dix heures, le chevalier s’était levé et avait rejoint sans bruit un de ses piqueurs qui lui tenait un cheval sellé à la petite porte du parc…

À minuit, il entrait au bal de l’Opéra…

Il avait résolu de ne parler, cette nuit, à qui que ce fût du Palais-Royal, et cela pour deux raisons ; la première, c’est qu’on ne manquerait pas de rapporter sa présence à la marquise ; la seconde, c’est qu’il ne voulait prêter en rien son aide aux entreprises accoutumées et aux parties clandestines du duc de Chartres…

Ce prince, qui corrompit toujours ses confidens plutôt qu’il ne fut corrompu par eux, n’avait jusqu’alors rencontré dans le chevalier qu’une âme haute, ennemie des lâches complaisances. La grâce extérieure, l’esprit de Saint-Georges lui donnant sur le duc une réelle supériorité, le mulâtre aurait pu se faire aisément le ministre de ses vices ; la probité de sa nature lui interdit ce chemin honteux. Du jour où il mit le pied dans ce palais qui eut toujours le triste privilège de l’orgie et de la licence, Saint-Georges se roidit contre l’acceptation résolue du déshonneur ; lui qui n’avait pas de nom, il voulut s’en faire un glorieux et vraiment noble. Il n’ignorait pas que par ces mêmes corridors où le régent à moitié ivre traînait ses pages fourbus de débauche, le duc de Chartres usait déjà d’autres favoris à le suivre ; que son entourage le plus cher, celui qui lui agréait le plus, se composait de la lie même du bas peuple…… Saint-Georges se rappelait le dernier carnaval, dans lequel on accusait ce prince d’avoir osé chanter lui-même des couplets contre la reine, couplets infâmes attribués faussement à M. de Louvois… Il le voyait toujours parcourant les halles et les mauvais lieux sous le manteau, ou fouillant les sottisiers du temps pour y apprendre les termes les plus populaciers et les plus ignobles ; tristes chants, mornes couplets qui devaient retomber sur lui de tout le poids sanglant de leur mémoire lorsqu’il s’achemina plus tard vers l’échafaud !

— Jamais ! non jamais ! s’était écrié le chevalier, je ne me rendrai complice de la honte de ce prince ! Placé sur cette pente, j’aurai bien la force de ne pas glisser ! Assez d’autres sans moi se chargeront d’aplanir la route à ses vices ! Dieu m’a formé sans doute d’un autre limon que le sien, car il s’est complu à mettre en moi l’horreur de l’avilissement, en moi qu’il fit naître esclave !

Si le chevalier devait avoir lieu de s’affermir bientôt dans une pareille idée, n’était-ce point à ce bal de l’Opéra où le caprice seul et l’empire de la mode l’avaient cependant conduit ? Il y venait pour intriguer sous le masque certaines femmes dont il connaissait la vie : c’étaient pour la plupart des natures folles, coquettes, façonnées depuis longtemps à l’intrigue ; le chevalier ne les poursuivait guère que par vanité. Dans cet heureux siècle, il y avait autre chose à l’Opéra qu’un ennui imposant et taciturne, des rencontres prévues et des dénoûmens certains. C’était le théâtre de la galanterie dégénérée de roumain, il est vrai, mais à travers ce jargon conventionnel on reconnaissait encore l’esprit délicat de la noblesse et l’empire réel de certaines femmes accomplies.

Cependant cette gaîté grimacière avait lassé bien vite le chevalier… En rencontrant à ce bal Mlle de La Haye, dont jusque-là Saint-Georges ignorait même l’existence et dont le masque cachait la figure, il ressentit une commotion soudaine ; il lui sembla qu’il touchait à l’un des momens suprêmes de sa vie…

Avec cette jeune fille, il entra dans le bal je ne sais quel parfum de grâce céleste, une musique douce, harmonieuse, qui plongea le mulâtre dans une rêverie indéfinissable… Il crut voir passer sous ce domino une belle et jeune fée ; il quitta le bras d’une comédienne qui l’ennuyait pour voir marcher devant lui ce divin fantôme. Il suivit d’abord le domino lilas à travers les mille pieds du bal, aspirant sans doute au moment où la foule lui permettrait de lui parler, attiré vers lui comme par un rendez-vous tacite et mystérieux. Tout d’un coup il le perdit de vue, il le chercha, et il entendit des voix. Il n’eut pas de peine à reconnaître un complot ; rien n’y manquait ; le lieu, le signalement du domino… Ce fut là pour Saint-Georges une torture inouïe, moins cruelle cependant que celle qu’il devait subir au souper, que de ne pouvoir déjouer d’un coup les manœuvres de ces infâmes, de perdre et de retrouver tour à tour le fil de leur perfidie, de se contenir vis-à-vis d’eux et d’accepter ce rôle silencieux de gardien que le ciel lui prescrivait.

Oh ! que pendant l’orgie à laquelle il fut s’asseoir, il eût voulu en finir avec ces hardis coupables ! Comme la rougeur lui montait au front en voyant cet oubli de tout rang et de toute noblesse ! Il n’avait mis le nœud de leur ralliement à son bras que parce qu’il lui fallait justifier sa présence à ce souper ; il était entré comme un homme ivre qui marche sans voir sa route… Il savait que dans cette maison il allait sans doute s’accomplir un crime, cela lui avait suffi. Le rôle qu’il avait joué se présenta à ses regards entouré de mille périls. Lorsqu’il avait touché le pistolet que lui présenta de Vannes, la main lui avait tremblé ; il avait frémi en pensant que son adresse pourrait le trahir… Pour sauver cette enfant qu’il trouvait si belle, mais dont il ignorait le nom, il allait peut-être livrer imprudemment le sien à la colère de son maître ! car il était son maître, ce silencieux jeune homme, ce prince du sang dont Saint-Georges avait écarté le bras, il était son maître, son protecteur ! Que dirait-il en apprenant le nom de l’audacieux ?

Saint-Georges avait osé s’opposer à ses désirs, Saint-Georges avait tiré l’épée contre le meilleur ami du duc, le comte de Lauraguais !

— Dieu veuille, s’écria-t-il, qu’ils ne m’aient point reconnu ; que je ne sois pas déjà puni d’avoir arraché la colombe aux griffes du tigre !

Ses idées se reportèrent alors sur Agathe, Agathe la triste fille pour laquelle il allait peut-être tout perdre…… Il la revit pâle, mourante, le suppliant de la protéger, s’attachant à lui comme au mât du vaisseau dans le naufrage ! Saint-Georges s’applaudit de ce qu’il venait de faire ; il trouva la récompense de son action dans son amour ! Ne l’aimait-il pas déjà de toutes ses forces de son âme, cette belle Agathe qui avait rallumé chez lui tout un foyer de passion et de vie ? Ne rapportait-il pas dans cette chambre solitaire la douce odeur de ses cheveux, le contact de sa taille et de son bras ? N’était-ce donc pas lui qui l’avait sauvée de ces impures ténèbres ? n’était-ce pas lui seul qu’elle aimerait et qui oserait lutter contre un pareil vainqueur ?

Comme il se parlait ainsi à lui-même, il jeta les yeux sur la bague de la jeune fille… Une idée cruelle l’assiégea ; c’était à Maurice qu’Agathe avait cru remettre cette bague ; c’était à Maurice, non à Saint-Georges, que ses remercîmens s’adressaient.

— Serait-elle sa maîtresse ? se demanda-t-il avec rage.

Il chassa bientôt cette idée en évoquant le souvenir des propres paroles d’Agathe. Rien dans cette confidence, qu’elle croyait faire à Maurice, n’attestait que la jeune fille l’aimât avant qu’il ne l’eût sauvée…

— Maurice de Langey peut l’aimer, mais aimerait-elle cet enfant ? Où se cachait-il donc dans l’orage, ce faible roseau ? Sous quel vent, sous quelle crainte ployait-il ? Sans doute il m’était réservé de prendre partout sa place… Oh ! je me vengerai de ses dédains, je saurai bien l’écarter ! Puisqu’il ne m’a plus tendu la main comme autrefois ; que dis-je ? puisqu’il a repoussé la mienne, quel lien désormais existerait entre nous, si ce n’est celui de la haine ? Il sera sans doute assez humilié, ce pâle marquis, en apprenant que c’est moi qui l’ai sauvée !

Longtemps encore Saint-Georges s’entretint de ces pensées ; elles le dominèrent au point qu’il examinait sous tous ses aspects la situation d’Agathe.

— Elle m’a entretenu de la marquise, se dit-il ; la marquise est sa cousine ! Mme de Montesson lui ferme tout accès au Palais-Royal… pourquoi ? Voilà ce que je n’ai pu apprendre d’elle, mais voilà ce que je saurai !

L’image de cette femme apparut alors à Saint-Georges sous un jour presque odieux, il se demanda pourquoi son nom intervenait dans ce chaste amour ; il trouva que c’était assez de sa vie et de sa liberté pour holocauste, sans que la marquise dût gêner la la vie et la liberté d’Agathe…

— Elle est sa parente, reprit-il ; Agathe lui obéit… Et moi aussi je suis son morne serviteur ; moi aussi j’obéis depuis tantôt cinq ans à ses caprices ! Oh ! ce joug me pèse ; il faut le rompre ; il faut que je m’arrache à l’opprobre de ces bienfaits, de ces largesses qui ne font que river ma chaîne ! Quand je quitterais cette cour infâme pour m’enfuir loin d’elle avec Agathe dans quelque humble solitude, serais-je donc si à plaindre ? Le spectacle de ces corrupteurs m’effraie…… Il y a des instans où le vertige me saisit, rien qu’à côtoyer l’abîme. Fuyons de cette ville avec cet enfant ; partons avec elle et Noëmi, Noëmi que je ne puis ici nommer ma mère !

Il essuya une larme douce, la première qui fût peut-être tombée de son œil depuis longtemps ; il ouvrît son âme aux tièdes brises de l’amour.

La vie du chevalier s’était consumée jusqu’alors en liens faciles, en plaisirs vains et frivoles. Il vit l’instant où cette passion naïve allait faire de lui un poëte et un rêveur.

— Je m’enfermerai avec cet ange, reprit-il ; je ne retournerai point à Sainte-Assise. J’écrirai ce soir à Mme de Montesson de m’excuser.

Il baisait la bague mille fois.

— Si je l’épousais ? se demandait-il…

Il s’endormit peu à peu, bercé par ces idées, qui le suivirent en rêve.

Tout d’un coup il entendit un léger bruit qui le réveilla. Il se leva, parcourant la chambre à grands pas et se retourna au bruit que fit en entrant le maître d’armes La Boëssière.