H.-L. Delloye (3 - Parisp. 145-164).

X.

La petite maison d’un financier.

Enfin le libertinage sous la protection de ce prince ne pouvait malheureusement être mieux pour prospérer.
(Mémoire du Chevalier de Ravanne.)

— Vous nommez cela du stramonium, chevalier ?

— C’est une plante commode, vous le voyez, cher Genlis. Les imbéciles disent que c’est du poison. Mélangé avec un liquide ou du tabac, elle a la vertu de produire presque subitement un sommeil profond, pendant lequel aucune agitation, aucun murmure ne peuvent faire craindre le réveil. J’en ai toujours une tabatière sur moi, comme échantillon ; en usez-vous ?

— Bien des grâces…

— Nous serons dans peu, cher comte, dans le palais du Gachard, où nous devons retrouver notre belle au bois dormant ! Je me fie trop aux jambes du Cassandre qui l’escortait pour croire qu’il aura pu suivre le carrosse. Pardieu ! nous aurons soin de lui renvoyer sa fille, à ce rustre, si tant est qu’il soit son père !

— Nous n’avons derrière notre voiture que celle du duc de Chartres, dans laquelle doivent se trouver Durfort, Lauzun, Lauraguais et quelques autres démons familiers de son enfer. Pour l’Olympe féminin, c’est l’abbé Beaudan[1] qui s’en est chargé… il arrive en fiacre ! c’est humble pour des déesses…

— Nous jouons gros jeu, chevalier, reprit M. de Genlis.

— On voit, mon cher comte, que vous êtes bien en cour : vous n’avez plus la moindre imagination… Moi qui, grâce à mes ennemis, ne suis que lieutenant de dragons… et qui brûle d’avancer !

— Plaignez-vous ! M. le duc de Chartres vous a pris en affection depuis peu… On vous accorde aussi une maîtresse superbe… la marquise de Langey !

— Elle a quelques bontés pour moi, fit de Vannes en jouant la modestie ; mais je vous jure par Dieu que je n’en suis pas jaloux. Cela est bourgeois, cher comte, du dernier bourgeois. Voyez plutôt vous avec votre femme !

— Je crois, chevalier, que nous ne sommes pas loin de l’arche Marion. Voyez donc de quel train va le cocher !

— En effet, cher comte, voici la petite maison du Gachard, rue Béthisy.

Ils arrivaient alors devant une porte assez haute dont le renfoncement produisait dans la rue une ombre épaisse. Deux vieux murs décrépits, bordés de piquans en fer, isolaient cet hôtel des autres maisons, pour la plupart misérables et renfrognées : vous eussiez dit qu’elles en avaient peur.

Tout d’un coup la vieille porte s’illumina comme par enchantement, et six beaux laquais armés de torches inondèrent les deux carrosses de leurs clartés.

— Bravo ! s’écria de Vannes en montrant à Genlis cette radieuse livrée. Nous soupons ce soir chez Plutus !

— Holà ! chevalier, reprit le duc de Chartres en mettant la tête hors la portière, venez donc nous dire le nom de ce beau masque qui seul d’entre nous tous garde le silence. À ses manchettes de point et à l’aisance de sa tournure ce ne peut être un espion de M. Lenoir !

M. de Vannes s’approcha du carrosse du duc de Chartres avec une frayeur dont il ne pouvait se rendre compte. Le masque inconnu était revêtu d’un long domino de satin noir ; il regarda le lieutenant et porta sa main à une petite rosette.

— Il a la rosette rouge, monseigneur, reprit de Vannes, c’est un des nôtres.

— C’est parbleu vrai, de Vannes, mais pourquoi ne dit-il rien ?

— C’est son secret, et vous seul, monseigneur avez le droit de le lui demander.

— Le vin du Gachard le fera parler. Ah ! ça reprit-il, vous voulez donc tous rester masqués ? C’est faire injure à notre hôte !

— Il faut être prudent, monseigneur, reprit M. de Genlis cette fille est peut-être de condition… Votre digne père, qui s’y entend, vous a recommandé d’être circonspect avec la noblesse.

— Tu prêches fort bien, Genlis.

— Monseigneur, renverrons-nous les carrosses ?

— Oui, oui, l’abbé Beaudan ne peut tarder avec sa sainte cargaison, et nous garderons son fiacre…

— Entrons, messieurs, dit le prince à ses acolytes.

On renvoya les voitures, et l’on entra.

C’était une admirable maison que la petite maison ou plutôt l’hôtel de M. Gachard, et pourtant elle n’avait garde de montrer aux profanes ses magnificences dès le seuil.

Sa cour, véritable cour de province du troisième ordre, offrait un aspect assez triste ; elle était entourée de vieilles charmilles, ceinture fanée d’un jardin qu’éclairait alors la lune. Il n’était que trop facile de voir que son propriétaire avait le goût peu agreste, les herbes parasites croissaient partout. Cette cour eût rassuré une dévote, elle avait un parfum de componction et de pénitence.

En revanche, l’ameublement de l’hôtel était divin. C’était un palais de fée ; on n’y voyait que glaces, tapisseries, girandoles. Des portes de boudoir peintes en camaïeu, des tableaux de chasse, des Vénus de marbre, un lit superbe, qui avait plutôt l’air d’un trône, et sur lequel deux colombes se becquetaient près du Silence, le doigt levé sur ses lèvres. C’était la chambre de M. Gachard, neveu d’un maître paveur d’Amiens et fermier général à la suite de plusieurs faillites heureuses.

La salle à manger était à elle seule un poème.

Son ordonnance avait occupé trois fois plus que la construction de l’hôtel ; elle était en glaces depuis le parquet jusqu’au plafond. L’argenterie ciselée de M. Gachard n’en était pas non plus l’ornement le plus futile. Assouplie aux caprices voluptueux du maître, elle ne présentait partout à l’œil que nymphes dévoilées ou accroupies entre des roseaux d’argent, des salières à cannelures dignes de celles du roi d’Angleterre, formes variées, multiples, scintillantes de mille feux, aux bougies. L’hôtel de M. Gachard rivalisait enfin avec celui du successeur de Laurent David et de Jean Alaterre, de ce Nicolas Salzard qui prit possession du bail des fermes générales, et qui en avait signé le contrat avec le roi de France à la face de l’Europe.

Le duc de Chartres pouvait se croire encore au Palais-Royal !

Six autres domestiques, en belle livrée, se trouvaient déjà sur pied dans cette salle, éclairée par huit lustres de cristal de roche et par vingt-cinq miroirs à facettes, formant autant d’astres éblouissans. Les fauteuils, à crépines dorées, étaient d’étoffe perse, bleu de ciel rayé d’argent ; les rideaux, à fleurs et à paysages, venaient de la Chine.

Sur la table, si rapidement dressée, figuraient des poulardes de Rennes, des perdrix du Mans, des pâtés de Périgueux, du mouton de Ganges et des olives d’Espagne. Les poissons les plus beaux s’y montrèrent bientôt comme par miracle ; on eût dit qu’un vivier complaisant les fournissait au magicien du lieu.

Le vin de Champagne reposait dans de larges seaux d’acajou, la mode n’ayant point encore inventé pour lui cette glace saline qui condense ses esprits et double son pétillement actif.

On se mit à table… Afin que l’oreille fût charmée comme l’odorat, la petite tribune de la salle à manger se remplit bientôt de musiciens prêtés au financier par les directeurs de l’Opéra Rebel et Francœur. L’abbé Beaudan venait d’arriver avec sa bruyante phalange, qui fit alors irruption dans la pièce.

— Silence ! dit Gachard, nous avons ici quelqu’un qui dort !

— Vous dites vrai, monsieur le financier, et vous avez oublié au milieu de toutes vos magnificences de nous montrer la belle endormie…

L’amphitryon poussa le bouton ciselé d’un large panneau qui céda bien vite à cette pression accoutumée.

— La voici, monseigneur, dit-il au duc ébloui.

Tous les regards des convives se portèrent de ce côté ; ils aperçurent une jeune fille sommeillant sur le plus gracieux sopha du monde, un sopha en forme de conque marine, qui lui donnait l’air d’une Vénus.

Sa jolie tête, rejetée en arrière, posait sur un oreiller de velours noir ; ses bras et son sein conservaient la blancheur et l’immobilité du marbre. Les plis de son domino lilas s’étaient dérangés complaisamment pour découvrir les belles lignes de son cou. On aurait pu compter pendant son divin sommeil les trente-deux perles dont sa bouche était ornée, car cette bouche était entrouverte d’une façon merveilleuse ; elle eût fait récrier d’admiration Chardin et Boucher. Son masque lui avait été enlevé sans qu’elle le sût…

En ce moment la pendule rocaille de la salle à manger sonna trois heures.

— Je commence à croire, chevalier, dit tout bas M. de Genlis à de Vannes, que cette poudre pourrait bien être perfide.

— Nullement, cher comte ; voyez plutôt ces joues auxquelles la pourpre revient, ces lèvres que le rose vient colorer, est-ce là un fantôme ? et toutes les courtisanes qui nous entourent n’envient-elles pas ce visage ?

— Pour moi, dit M. de Durfort, je consens à reprendre ma peau d’ours si ce n’est point une fille de qualité.

— Moi, messieurs, je gage que c’est une comédienne de province, dit le comte de Lauraguais.

— Tu es partial pour les comédiennes, Lauraguais, dit le duc ; tu aimes Sophie Arnoult !

— Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle n’est point de l’Opéra, dit une des impures du souper. Nous ne la connaissons pas !

— Que le premier flacon de vin de Tokai soit vidé à sa santé, s’écria le duc de Chartres ; elle s’éveillera doucement au choc des verres !

Ma foi, monsieur Gachard, reprit-il, vous avez là du vin qui doit vous faire des amis !

Le Gachard sourit et fit signe aux laquais de redoubler les rasades.

— Au nom de l’Opéra, moi, Sophie-Clémence Vernier, en ma qualité de Colombine, je porte ce toast au plus charmant Arlequin que l’on ait vu ce soir à l’Opéra !

— Et moi, comme Pallas, s’écria Mlle Guimard, je conjure le prince et ses amis de se démasquer ; ils sont ici sous le bouclier de la déesse de la guerre !

Mlles Guimard et Vernier portaient en effet ces deux costumes. Elles étaient suivies de Mlles Fel et Chevalier.

— Obéissons, messieurs, dit le duc. Les masques bas.

Chacun se démasqua et laissa voir un visage plus ou moins abattu par la débauche ou la fatigue.

Il n’y eut que le domino de satin noir qui garda son masque…

Il ne s’était point déganté ; il avait même rabattu son capuchon.

— Vous êtes silencieux, l’ami, murmura le duc de Chartres, étonné.

Le masque ne répondit pas ; il était absorbé sans doute dans la contemplation de la jeune fille qui venait d’apparaître comme une vision magique à ce souper… À travers les trous du masque l’œil de ce convive jetait des flammes.

— N’as-tu pas entendu ? lui cria de Vannes, ou bien es-tu muet et sourd à la fois ? Tu ressemblerais alors à l’un de mes oncles qui fut grand bailli d’épée de Douay… je t’en avertis, et un fier buveur encore !

Le masque ne répondit pas ; il se contenta de lever les épaules et de tourner le dos à de Vannes, ce qui déplut fort au lieutenant.

— Si mes paroles vous offusquent, mon silencieux ami, je suis lieutenant de dragons, et comme tel en mesure d’avoir avec vous une conversation intime… J’ai là, dans mon manteau, deux charmans petits pistolets, et si le cœur vous en dit…

— Es-tu fou, de Vannes, s’écria le duc de Chartres, et notre partner ne peut-il rester masqué si bon lui semble ? C’est peut-être l’amant de notre jolie dormeuse… Borne-toi à lui en faire la question.

— Si vous ordonnez ! mon prince… répondit le lieutenant… Mais c’est un obstiné, yous verrez qu’il ne voudra pas répondre…

— Eh bien ! je vais le lui demander, moi, dit le duc, après s’être versé un verre de Xérès qu’il but d’un trait comme pour se donner courage, et je suis sûr qu’il me répondra.

— Êtes-vous, mon cher, l’amant de cette belle ?

Comme la statue du commandeur, le masque inclina la tête par un mouvement grave et prolongé,

— Voilà qui est divin ! s’écria le comte de Lauraguais, cherchant à conjurer la frayeur que ce oui muet avait répandu sur le visage des convives. C’est un homme de composition exquise, monseigneur, et vous avez bien fait de nous l’amener vous-même dans votre carrosse.

— Comment, parbleu ! mais j’ai cru, moi, que c’était Belle-Isle, Lauzun ou tout autre. Il avait bon air sous le domino, et, voyez ! il porte encore la rosette rouge comme nous.

— C’est un traître ! interrompit de Vannes ; vous n’êtes pas ici en sûreté, monseigneur… Nous ne souffrirons pas…

— Monsieur de Vannes a raison, ajouta le précautionneux Genlis, de l’avis duquel se rangea bien vite l’abbé Beaudan.

— Messieurs, reprit le duc, nous avons juré… prenez garde ! Dans notre dernier souper du Palais-Royal, nous avons déclaré que les initiés de la rosette rouge seraient inviolables tout le temps des bals de l’Opéra… Nul de vous, je pense, n’a perdu sa rosette ?

Chacun visita son domino, tout le monde avait la sienne à son bras.

— Vous le voyez bien, ce sera, messieurs, un roué de notre bord… Allons, de Vannes, faites l’appel, vous avez la liste.

— Il manque, dit de Vannes, le duc de Lauzun, M. de Belle-Isle, M. de Saint-Mars, M. de Guerchy et M. de Saint-Georges.

— Encore une fois, ne nous ont-ils pas tous prévenus par lettres qu’ils ne pourraient pas faire partie de notre bande ? Ils ont chacun leurs raisons, reprit M. de Genlis.

— D’abord, quant à Lauzun, dit M. de Lauraguais, il est parti ce soir même chargé de dépêches pour Londres.

— Et M. de Belle-Isle est malade, dit M. de Durfort.

M. de Saint-Mars est en grand deuil, messieurs, affirma le comte de Genlis.

— Et pour M. de Guerchy, ajouta de Vannes, il est d’un souper chez M. le comte d’Artois.

— En ce qui regarde Saint-Georges, s’écria le duc de Chartres, je sais où il est, messieurs ; mais c’est un secret que vous trahiriez, et je ne veux pas me faire un ennemi de mon capitaine des chasses…

— Où donc soupe-t-il ? s’écrièrent à la fois MM. de Genlis, de Durfort et de Vannes.

— Parbleu ! il ne soupe pas, il jeûne… La marquise de Montesson le tient cette nuit même sous clé à Sainte-Assise… Oui… pour qu’il ne batte pas loin d’elle les broussailles de l’Opéra ! Je le sais de bonne source, j’ai dîné à Sainte-Assise avec eux…

— Voilà qui est indigne ! s’écria Mlle Guimard.

— Épouvantable ! reprit en fausset Mlle Vernier.

— Inique ! murmura la Fel ; M. de Saint-Georges est si aimable !

— Vous vous passerez de tous ces zéphyrs, mes déesses ; ce masque qui a pris leurs couleurs ne peut être l’un d’eux, je vous le promets. Il m’a d’ailleurs répondu avec trop de franchise et d’assurance pour que nous ne respections pas son incognito… Quoi qu’il en puisse être, messieurs, ne songeons qu’à nous divertir. Nous saurons demain le nom de notre mystérieux convive. Pour l’instant, il nous permet de jouir des traits de sa belle… C’est magnanime… N’est-ce pas, Genlis ?

— Monseigneur, interrompit Gachard, ne goûte peut-être, pas ce vin de Chypre ? Il est de la commanderie… M. le duc d’Orléans l’estime assez.

— Si monseigneur veut me faire l’honneur de venir souper à ma petite maison de Pantin, reprit la Guimard roulant des yeux en coulisse, il pourra voir une statue en cire de Mme Dubarry qui vaut la belle demoiselle de ce sopha.

— Vous permettez, mon cher, que l’on baise du moins le bout du doigt à votre maîtresse, ne fût-ce que pour la réveiller. Nous y gagnerons tous, et vous peut-être le premier !

Le masque n’ayant fait aucun mouvement, le duc de Chartres enjamba lestement la table ; il se trouva en un clin d’œil aux pieds d’Agathe. Après lui avoir baisé la main à plusieurs reprises avec transport, le prince s’étonna de ne pas la voir s’éveiller ; il la contempla quelques secondes dans le recueillement de l’extase.

L’incomparable beauté de cette personne contrastait si fort avec celle des créatures attablées chez le financier que le prince, malgré sa soif de débauche, la respecta d’abord comme un prince des contes de fées. Ce sommeil d’un ange l’éblouit par tant de rayons qu’ils pénétrèrent un moment la boue de son âme… Peut-être aussi que la vue de ce masque l’intimida…… Agenouillé devant la jeune fille, il ne prenait plus part aux conversations du souper, dont la gaîté languissante s’était peu à peu ranimée. La chère et les vins avaient remis en effet les convives en belle humeur ; il n’y avait que de Vannes à qui l’on ne pût faire entendre raison au sujet du masque inconnu.

— Il m’a offensé, répliquait-il à Genlis ; il a levé les épaules !

— Il ne pouvait guère vous répondre autrement, puisqu’il a fait vœu de ne pas parler…

— Mais non pas de boire ! reprit le comte de Lauraguais, il s’en acquitte comme un gendarme Dauphin.

— Divine Pallas, monseigneur tombe dans l’amour platonique avec sa Vénus, dit M. de Genlis à la Guimard.

— Au lieu de te faire du mauvais sang contre ce masque, de Vannes, tu devrais plutôt réveiller ton endormie, dit Lauraguais.

— Cela n’est pas si facile, répondit le capitaine, qui se prit à réfléchir.

Tout d’un coup il s’écria :

— C’est un moyen comme un autre, et celui-là du moins ouvrira la bouche à ce damné masque !

Et, courant à son manteau, qu’il avait jeté sur un fauteuil, il en sortit une paire de pistolets. Il présenta l’un au masque et garda l’autre.

— Sortons, monsieur, lui dit-il.

Le masque avait saisi le pistolet ; mais il demeura assis, et ne suivit point de Vannes.

— Et il a raison, morbleu ! s’écria le duc de Chartres. Si tu veux, nous lui permettrons seulement de mesurer sa force avec la tienne. Voilà une statue de Jupiter au fond du jardin, qu’il tire sur elle de cette fenêtre.

La fenêtre ouverte, — il faisait alors demi-jour, — le masque s’en approcha. Le buste du dieu des dieux se trouvait à trente pas.

— À l’œil gauche ! s’écria le lieutenant.

Le masque ajusta ; sa balle alla frapper l’œil gauche de Jupiter.

— Peste ! dit de Vannes, restez muet tant qu’il vous plaira, mon cher ; je renonce à vous rendre la parole.

Au bruit éclatant que produisit la détonation, Agathe s’était réveillée… Elle ouvrit d’abord ses beaux yeux dans une muette stupeur, puis jeta un cri en se voyant dans cette étrange caverne… Sa première pensée fut d’y chercher Glaiseau ; elle ne le trouva pas… Elle ne vit que des figures enluminées par l’orgie, des femmes incompréhensibles pour elle… Ces gentilshommes si étrangement débraillés, alourdis par le vin et la vapeur de la table, roulaient autour d’eux ce regard terne où pétille encore le feu de l’ivresse et de la luxure ; ces femmes, qui s’étaient levées hardiment, commençaient à chanter entre elles des airs d’opéra que l’orchestre accompagnait. Ces syrènes inconnues à la jeune fille, unies entre elles pour la perdre et la séduire, l’examinaient avec des yeux dont elle eut peur. Par un mouvement instinctif, elle choisit alors la seule figure qui ne la fit point rougir et baisser les yeux, ce fut le masque.

— Défendez-moi ! cria-t-elle en se plaçant derrière l’inconnu.

Il lui tendit la main ; elle lui donna la sienne, et sentit qu’il la pressait avec émotion.

— Mademoiselle, on ne vous veut aucun mal, reprit le duc, que le choix de ce protecteur blessait au vif ; nous savons quels liens vous unissent à monsieur. Croyez que s’il était venu plus tôt…

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle en passant sa main glacée sur son front, où suis-je ? où m’a-t-on conduite ? Je ne me souviens que d’une chose… d’une vaste salle dorée… celle de l’Opéra, je crois… où ils se promenaient tous… Deux hommes m’y ont parlé ; l’un d’eux m’a fait boire un breuvage qui a jeté je ne sais quel froid dans mes veines… Je ne connais pas ces femmes… dit-elle en les toisant avec fierté ; mais, vous êtes nobles, messieurs, je le vois à vos habits ; oh ! alors, vous allez me dire lequel de vous a voulu me ravir l’honneur !

— Nul d’entre nous, mademoiselle, dit effrontément le duc de Chartres, écrasé par le ton noble et les manières de Mlle de La Haye ; encore une fois nous ignorons comme vous par quel funeste hasard vous vous trouvez en ce lieu. Mais que pouvez-vous craindre ? vous avez un défenseur !

Les convives, troublés, venaient de se rasseoir en tumulte. Agathe examina silencieusement le domino. Il s’était placé près d’elle, la barbe satinée de son masque s’agitait comme sous le vent de sa colère, il semblait contenir en son âme des mouvemens impétueux…

« C’est Maurice ! pensa-t-elle ; il n’ose parler et m’afficher devant eux… Mais il est ici, je serai sauvée, je n’ai plus peur ! »

Ce qui la confirma dans cette idée, ce fut un pied fort mince qui pressa doucement le sien sous la table, un regard qui rencontra ses beaux yeux palpitans encore de frayeur. La main du domino, bien qu’elle fût gantée, ressemblait aussi à celle de Maurice ; pour la taille ; l’ampleur du satin en cachait sans doute l’élégance.

« Quel autre que Maurice m’eût suivie à ce souper, se disait Agathe ? quel autre m’eût prise sous sa garde et sa défense ? Ah ! c’est lui sans doute que j’ai vu glisser à mes côtés dans le bal et que j’ai esquivé avec tant de soin pour ne pas encourir ses reproches ; c’est lui qui va m’arracher de ce lieu et m’ouvrir passage à travers tous ces infâmes ! »

Le jour déjà bleu répandait alors sa teinte blafarde sur la table. Les musiciens de la tribune s’étaient doucement retirés. Prêt à s’assoupir profondément, le maître du lieu promenait un regard hébété sur ses convives, dont quelques-uns entouraient de leurs bras les nymphes pâles du souper. Le vent faisait claquer les volets au dehors et sifflait violemment par la cour.

— Monseigneur, dit un des valets de Gachard, qui survint d’un air effaré, il n’y a plus un seul carrosse dans la rue, et nous ne savons, en vérité, comment nous en procurer dans le quartier… Le cocher de M. l’abbé est parti.

— Le triple maraud ! murmura l’abbé. Mais n’est-ce que cela, monseigneur ? ajouta M. Baudan ? qui prétendait sans doute à la survivance de Dubois, la maison de M. Gachard est à nous depuis la cave jusqu’au grenier.

— Assurément, balbutia M. Gachard d’un air endormi…

Il n’était rien moins qu’à son aise et contemplait sa propre table avec effroi. Le vice et l’orgie les avaient rendues si hideuses, que toutes ces figures, aux premières clartés du jour, s’étaient hâtées de revenir à leurs masques. C’était un sénat muet de démons noirs.

— Valet de malheur ! s’écria le duc, qui ne s’était fait faute de recourir au vin de Chypre pour donner le change à son ennui, passe-moi plutôt ce verre gravé d’Allemagne qui attend piteusement sur ce buffet !

« Je boirai du moins à votre santé, la belle enfant, continua-t-il en se levant de sa place pour présenter lui-même le verre à Agathe, mais ce ne sera qu’après vous, je vous en préviens !

Il eût fallu le voir, le regard ivre, chancelant à demi, porter lui-même ce verre aux lèvres de la belle fille… Vous eussiez reculé à l’aspect de cette audace ; ce n’était plus un prince, mais un cocher.

— Allons ! poursuivit-il, animé de plus en plus, ne me fais pas tendre ainsi le bras, mon Agnès !

— Je ne boirai pas, dit avec fermeté Mlle de La Haye. Partons, continua-t-elle en faisant signe à son défenseur.

Le masque se leva, il se contenta d’écarter avec rapidité le bras du prince ; le duc de Chartres s’en fut rouler tristement sur un sopha.

— Il ne sera pas dit que monseigneur aura demandé en vain une grâce ! s’écria à son tour le comte de Lauraguais ; allons, ma charmante, videz son verre !

Cette fois le masque saisit le verre et le rejeta sur le parquet. Le comte de Lauraguais tira son épée, le masque en fit autant et du premier coup le désarma.

En cet instant sept heures sonnaient, et le duc de Chartres était passé des bras de l’ivresse dans ceux du sommeil.

— Passage, messieurs ! cria alors le masque d’une voix sonore…

Tout le monde lui fit passage. Il prit Agathe par la main et l’entraîna…

Quand il fut parti :

— Par ma foi, messieurs, reprit Gachard, voilà un terrible convive !

M. de Lauraguais avait voulu suivre l’inconnu, ses amis l’en empêchèrent.

 
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Le masque atteignit bientôt la place du Châtelet ; Agathe s’appuyait à son bras demi-morte de frayeur. Son visage, protégé contre le froid par son coqueluchon lilas, ne laissait voir à son guide que deux lèvres roses donnant passage à quelques paroles tremblantes.

— Oh ! merci, merci, Maurice ! vous êtes mon sauveur, mon Dieu ! Vous seul, entre ces hommes, méritez de porter votre nom de gentilhomme, Maurice de Langey !

Le masque tressaillit alors violemment.

Voyant qu’il ne lui répondait pas :

— Vous avez raison de m’en vouloir… mon ami… j’ai séduit Glaiseau, je l’ai forcé de m’accompagner à ce bal… C’est une grande faute… Maurice…

Il la serra contre lui convulsivement et doubla le pas.

— Fatale curiosité !… Mais aussi je suis si triste… si à plaindre ! quand je songe que mon indigne cousine de Montesson me laissera à l’île Saint-Louis pour le reste de mes jours !

Elle reparla à Maurice de son abandon, de sa solitude, de ses chagrins. Évidemment elle voulait se faire pardonner sa faille par Maurice, elle s’étonnait de le voir si longtemps muet…

« Il est fâché, pensa-t-elle, il va me haïr, me mépriser… »

Agathe et le masque étaient arrivés à l’angle du quai d’Anjou ; la ligne crayeuse et grise des bâtimens confus qui bordent la Seine s’éclairait alors des rayons pâles d’un soleil d’hiver.

— Maurice, dit Agathe, oppressée par sa douleur, je n’y tiens plus ; dites-moi que vous me pardonnez, avant que je soulève le marteau de cette porte, que vous-même vous ne souleviez qu’en tremblant…

Elle n’obtint aucune réponse.

— Maurice, poursuivit-elle, vous m’avez sauvé la vie et l’honneur, je ne l’oublierai jamais ! Encore une fois, ne doutez pas de moi ; je n’ai que cette bague, qui vient de ma mère, gardez-la.

Le masque repoussa la bague ; mais elle s’approcha de lui, lui prit la main et parvint à la passer à son doigt.

— Et maintenant, Maurice, reprit Agathe, dont la voix devint encore plus émue et plus tremblante, je ne vous interdis plus d’espérer… Aimez-moi sans crainte, car je vous aime !

— Je ne suis point Maurice de Langey, mademoiselle, répondit alors à ces derniers mots l’étrange guide d’Agathe. En même temps, il dénoua son masque, et le fit voler au loin sur le quai désert…

— Et qui êtes-vous donc, reprit la jeune fille, terrassée par la surprise…

— Le chevalier de Saint-Georges !

Agathe le considéra une seconde avec un singulier mélange d’admiration, d’amour et de crainte… Il était aussi pâle qu’elle, aussi étonné, aussi ému.

— Gardez cette bague, monsieur, lui dit Agathe en frappant précipitamment à la porte, que s’empressa de lui ouvrir le vieux Glaiseau, qui ne s’était point couché.

Le battant retomba, et Saint-Georges se trouva seul.

  1. Le même qui obtint ensuite du duc de Chartres l’entreprise des boutiques du Palais-Royal.