H.-L. Delloye (3 - Parisp. 131-143).

IX.

Les endormeurs.

Le carosse de M. le marquis ! le carosse de Mme la comtesse ! le carosse de M. le président !
(L’Aboyeur de l’Opéra.)

Les bals de l’Opéra, qui sont bien morts de nos jours, brillaient alors de tout leur éclat.

Et d’abord les hommes s’y promenaient masqués comme les femmes, les princes du sang y coudoyaient les bourgeois.

Les gens sérieux n’y venaient point, et l’on n’y parlait pas politique.

Ce n’était que bruit et tumulte sous le vestibule illuminé, où retentissait par intervalles la voix enrouée de l’aboyeur.

Ce soir-là, le bal pouvait passer pour fort beau, car on y était écrasé……

Imaginez un flux et reflux de panaches, de robes, de dominos, d’habits de toutes couleurs, un colysée nocturne où s’étalent et se promènent plus de trois mille masques. Les seules gravures de Petrus Longhi, le Vénitien, pourraient en donner idée.

Ici des bacchantes échevelées, le thyrse en main, le front couronné de pampres verts, au bras de marquis fiers de leur toupet à l’escalade ; là des abbés poudrés, enluminés, en compagnie de Turcs ornés de fourrures ; plus loin, des villageoises en bonnet aux navets et des comtesses coiffées en vergette. Tout ce monde se cramponne pour six livres par tête à la rampe de l’escalier ; on heurte, on est heurté ; les duchesses portent leurs mains à leurs oreilles pour mettre à couvert leurs pendans, et il y a des commis qui veulent tirer l’épée. Les mascarades littéraires se font jour au milieu des autres ; en voici une contre l’opéra d’Ernelinde : six masques barriolés de notes de musique et de vers tirés du poëme, qui tombent tous ensemble et tout à plat au beau milieu de la salle dès leur entrée… Cette chute, renouvelée de celle de l’opéra de Poinsinet, excite la belle humeur…

Tout ce monde s’aborde, se parle, se donne la main. Les plus célèbres d’entre les impures ont à la main des bouquets noués de diamans, d’autres femmes portent des croix et de petits saint-esprits sur leur gorge nue dont la blancheur ressemble à la cire…

Tout d’un coup le bruit se répand que M. le duc de Chartres vient d’être vu en arlequin à paillettes dans un quadrille.

Dans cet arlequin sec et maigre, il semble injurieux à quelques bourgeois de soupçonner le héros de la dernière campagne maritime, l’ami du duc de Lauzun, le jeune prince qui parie avec le comte de Lauraguais, celui qui s’élèvera plus tard en ballon et se fera chansonner pour ses boutiques. La sotte admiration des badauds poursuit ce malencontreux arlequinlequin, isolé un instant de son quadrille et qui ne trouve rien de mieux que de prendre à partie un gros ours sous la peau duquel les mauvais plaisans s’obstinent à découvrir M. de Durfort.

— Si je n’étais assuré qu’en ce moment-ci elle est dans ses terres, monseigneur, j’affirmerais à votre altesse que c’est bien la Dubarry… répond l’ours à l’arlequin.

C’est en effet Mme Dubarry en personne qui vient de parler au duc de Chartres, mais Mme Dubarry chagrine, envieuse, désespérée, sous le masque qui couvre ses traits flétris……

Elle est venue là vêtue d’un domino de satin blanc, la favorite déchue ! Louis XV est mort, son successeur est sur le trône, et cependant le deuil de Louis XV fini, Mme Dubarry revient au bal ! Elle ne peut croire son règne éteint, cette femme qui n’est plus, hélas ! de ce règne, qui vient à l’Opéra par tradition, par ennui ! Elle n’a jeté dans l’oreille du duc de Chartres que des mots insignifians… Encore quelques années, et ces deux étranges masques se rencontreront sur un plus sanglant théâtre, celui de la révolution française. Mme Dubarry et le duc de Chartres peuvent déjà se donner la main !

Quelle merveilleuse cohue ! quel flot de coiffures, de topazes, de nœuds d’épée ! Ces gens qui dès l’abord prennent la voix de fausset, ce sont les marquis, les roués, les petits-maîtres ; ces femmes impertinentes que vous croiriez à leur seul ton des présidentes, ce sont des actrices ; on nomme tout haut la Guimard, Mlle Arnoult, la Théodore, la Renard et la Bonneuil. Parmi les courtisanes, c’est la Duthé, la Souck, la Raucour, qui se le disputent en fait de luxe et d’arrogance. Comme des esclaves attachés au char de ces déesses, viennent le prince d’Hénin, le duc de Bouillon, le prince de Soubise, le comte de Lauraguais et une arrière-garde de financiers.

Depuis que la reine a mis les plumes à la mode, c’est à qui parmi les femmes portera des plumes, abandonnera les bonnets au parc anglais, les bergers et les chasseurs dans les taillis. La provinciale seule entre ainsi parée au bal de l’Opéra ; on la reconnaît, on lui demande des nouvelles de la dernière récolte.

Ces jeunes seigneurs qui parlent de courses à la plaine des Sablons, à Vincennes, à Fontainebleau, ce sont les beaux de la cour, la fine fleur de Trianon et de Versailles ; à leurs souliers aussi mignons que ceux des femmes, on hésiterait presque à les appeler de leur nom sous le domino s’ils ne vous jetaient eux-mêmes très-étourdiment ce nom au visage.

La seule épaisseur de certains masques trahit la ferme et le contrôle, bien que pour se déguiser plusieurs de ces traitans aient soin de porter des tabatières nommées turgotines, du nom d’un ministre qui n’est pas en odeur de sainteté.

Il y a des masques qui changent de costume cinq fois la nuit ; M. le duc de Chartres (soit dit sans épigramme) est cité pour être du nombre.

Sous le vestibule, il se passe une scène grotesque : un heiduque irrité qui veut à toute force qu’une vestale quitte le bras d’un marquis fluet montant l’escalier. Le masque de la vestale s’est dénoué, et le farouche heiduque, qui n’est autre que Joseph Platon, a reconnu Rosette dans la vestale.

— Attends, misérable fourbe, marquis de potence, s’écrie Platon en voulant tirer son sabre d’heiduque contre Jasmin, habillé d’un beau frac merde d’oie et d’une culotte ventre de puce ; attends ! je vais te faire payer cher ta perfidie !

Le malheureux Platon oublie que son sabre est de bois ; ses efforts sont tels que la poignée lui demeure dans la main.

— Si mon maître, monsieur le chevalier, était ici, reprend-il, je te passerais, c’est-à-dire… il te passerait son épée à travers le corps !

Mlle Rosette, qui a l’air assez dragon pour une vestale, se récrie de toute sa force contre sa réintégration au domicile conjugal ; elle persiste à ne pas reconnaître son mari dans cet heiduque furieux.

— Mon mari heiduque ! s’écrie-t-elle, c’est une imposture ! Il est mort, bien mort ; monsieur le marquis, défendez-moi contre ce vilain masque !

Platon, qui n’est là sous le vestibule qu’en sa qualité de domestique et qui n’a pas même songé à se donner l’agrément du masque, demeure ébahi. M. le marquis Jasmin et la vestale Rosette profitent de l’arrivée d’une troupe de masques pour lui échapper et s’élancer dans le bal…

Le bal est dans sa plus belle gerbe d’épanouissement, les intrigues se croisent, les femmes s’aventurent, les maris tremblent.

— Avez-vous retrouvé votre domino lilas, mon cher ? dit un gros homme court dont les boucles de souliers ressemblent à celles d’un harnois et qui porte une coiffure à l’hérisson sur un masque de satyre.

— Parbleu non ! je suis furieux ! je cours après elle depuis une heure au moins avec le comte… Dites-lui donc qu’elle est jolie à cet incrédule de comte, il ne veut pas me croire sur parole…

— Pour cela, monsieur le comte de Genlis, je puis vous en répondre, je m’y connais… Elle a un pied ! monsieur le comte de Genlis !…

— Ah ça, Dieu me pardonne, vous m’appelez par mon nom, monsieur Gachard ! Qu’est-ce ceci ?

— Pardon, monsieur le comte de Gen…, pardon, mais aussi c’est que j’aime à me trouver avec un grand seigneur… Je disais donc que c’est une charmante fille… Ouf ! qu’il fait chaud ! n’est-ce pas, monsieur de Vannes ?

— Encore ! monsieur Gachard ? vous voulez donc crier au bal masqué nos noms à tue-tête ?… Ne savez-vous pas que nous avons ici quelqu’un avec nous ?

— Je sais, je sais… vous avez monseigneur le duc de Ch…

— Chut ! monsieur Gachard, il est peut-être là derrière vous… Je cours à la poursuite de mon domino lilas… Je vous retrouverai dans un quart d’heure.

M. Gachard se rassied ; il se trouve bientôt entouré de six dominos qui tous lui adressent simultanément la même question :

— Avez-vous vu le chevalier ?

— Quel chevalier ? reprend avec une importance financière M. Gachard ; il y en a ici trente à quarante de ma connaissance. Est-ce le chevalier de Sainte-Amaranthe, le chevalier de La Morlière, le chevalier de Parny, le chevalier de Montlaur ?

— C’est le chevalier de Saint-Georges.

— Peste, rien que cela, mes colombes ! Et que lui voulez-vous toutes les six au chevalier de Saint-Georges ?

— Nous sommes ses victimes… Nous voulons qu’il nous rende nos lettres.

— Les miennes sont sur papier vert.

— Moi sur papier rose.

— Moi sur papier bordé de noir : je suis veuve !

— Je veux le connaître, dit timidement une provinciale ; je n’ai vu que ses portraits.

— Un mulâtre, ma chère, cela doit être drôle ! surtout s’il n’est point masqué.

— Nos lettres, nos lettres ! répètent les dominos. Nous l’enlèverons plutôt ; nous sommes en force !

— Un peu de patience, répond le bonhomme Gachard en se dégageant du bataillon féminin ; il ne peut manquer de venir… J’ai aperçu son heiduque.

— Qu’est-ce que cela prouve ? Vous verrez qu’il est de quelque souper fin…

— Il m’a promis hier de porter un ruban bleu à la manche de son domino.

— Et à moi un vert ! Il paraît que nous sommes rivales.

— Dieu soit loué ! voici l’ours, dit Gachard en étendant des bras supplians vers M. de Durfort.

— Arrachez-moi, monsieur le duc, à ces Euménides, ou livrez-leur le chevalier de Saint-Georges !

— Je ne l’ai point vu, répond l’ours ; mais ce que je sais, c’est que j’étouffe dans ma peau ! Si ce n’était mon service auprès de monseigneur, j’aimerais cent fois mieux dormir… ou souper chez vous.

— Monsieur le duc, c’est-à-dire monsieur l’ours me fait là beaucoup d’honneur…

— Victoire ! victoire ! interrompt M. de Vannes, arrivant sur la pointe du pied et avec qui le duc de Chartres vient de causer à voix basse quelques minutes dans le petit salon de sa loge ; victoire ! monseigneur consent à souper ce soir chez vous, monsieur Gachard !

— Comment !… son altesse veut… reprend M. Gachard, ému et troublé.

— J’imagine que vous ne lui refuserez pas ?

— Certainement non ; mais le respect… J’aurais honte d’un souper qui…

— Vous vous moquez. La maison de M. Gachard, mon cher duc, vaut celle de Bouret… parole d’honneur !

— Vous me flattez ; mais peut-être vaut-elle mieux que celle de la Croix des Bouquets, à Saint-Domingue.

— Où nous avons fait avec vous de si belles parties ! Allez tout préparer ; nous nous chargerons du reste.

— Il y aura donc des nymphes ? balbutie M. Gachard.

— Comptez sur nous et partez. Silence et discrétion !

L’énorme M. Gachard n’a rien de M. de La Popelinière pour l’esprit ; il se lève cependant, il a compris. Cette obséquiosité aux désirs du duc de Chartres est de rigueur ; il doit à ce prince sa place dans les fermes.

De Vannes et l’ours ont rencontré M. de Genlis ; ce dernier est vraiment désespéré.

— Te voilà, prudent Genlis ! Pourquoi cet air sombre ? Ramènerais-tu par hasard ta femme ?

— Trêve de plaisanterie, messieurs ; vous me voyez dans le plus cruel des embarras. M. le duc de Chartres fait au domino lilas l’honneur d’en être très-épris.

— C’est un morceau de prince ; cela ne me surprend pas !

— Quant à moi, reprend l’ours, je ne veux pas faire un pas de plus. Je m’asseois sous ce buste de Rameau et vous laisse les honneurs de la campagne… Enlevez la petite si vous voulez !

— Enlever ! dit Genlis ; comme il en parle ! On voit bien qu’il ignore que la petite est accompagnée.

— D’un oncle ou d’un père sans doute. C’est ce patriarche que je vois ! il a des bas chinés sous son domino. Quelque Cassandre jaloux !

— Monseigneur est absolu dans ses volontés comme le régent. Que ne nous laisse-t-il une heure ? Ah ! voici, de Vannes, le domino en question…

Le domino lilas passait alors en effet au bras d’un personnage assez comique pour attirer l’attention, même sans la rechercher. C’était un vieillard long, maigre comme une baguette d’alcade ; il avait jugé sans doute convenable de s’affubler d’un domino beaucoup trop court, sous lequel passait une paire de mollets comparables à deux flûtes grecques. Un nez de carton avec des abat-joues d’un rouge pourpre formait le masque sous lequel il se croyait peut-être méconnaissable, mais qui ne cachait ni son menton avançant en cheval de frise, ni le bas de son visage fendillé de rides. Il serrait le bras du domino lilas comme un avare serrerait un sac d’écus.

— Melchisédec en personne ! murmura de Vannes à l’oreille de Genlis.

Le domino lilas s’assit près d’eux sur une banquette. De Vannes entama la conversation par tous les lieux communs de la terre. Le domino lilas l’écoutait mal.

— C’est peut-être un absent qui vous tient au cœur, mademoiselle ? Dites-moi son nom, et, dussé-je, comme don Quichotte, guerroyer à chaque pas, je vous le ramènerai.

Elle ne répondit pas.

— Vous venez au bai pour la première fois peut-être ?

— Pour la première fois, vous l’avez dit, et je crois pour la dernière, monsieur… Quelle fatigue ! quelle poussière !

— Mademoiselle, reprit le domino à bas chinés en tirant une montre du temps de Louis XIV, il est temps de nous retirer… il est deux heures.

— Deux heures ! Comme le temps passe vite à l’Opéra ! reprit-elle avec un accent chagrin.

— Il ne tient qu’à vous, mademoiselle, de le faire durer. La chaleur semble vous incommoder…

— Oui, j’ai un grand mal de tête.

— Je vais chercher des rafraîchissemens à mademoiselle, s’écria le domino à bas chinés. Mais nous ferions mieux de partir ; le grand air vous remettrait.

— C’est surprenant, j’éprouve un serrement à la tête… Sans doute ce masque… Je vais en délacer les cordons.

— Ne vous donnez pas cette peine, bel ange lilas. Voilà qui est fait, dit M. de Vannes après avoir desserré les fils du masque.

— Ah ! je suis bien mieux… Je vous remercie, monsieur… Dieu, que ce visage de carton est incommode !

— Surtout quand il nous cache un astre aussi beau que vous !… Mais en effet, reprit de Vannes, la chaleur est extrême, et je me sens moi-même altéré. Je vais vous chercher un verre de limonade.

Il revint peu de temps après avec un valet chargé d’un plateau de cristal doré où se trouvaient deux verres qu’il venait de remplir.

Il but le sien d’un seul trait ; le domino lilas vida la moitié de l’autre.

De Vannes affecta de se lever avec regret et laissa Genlis auprès de la charmante fille…

Soit que la fatigue inaccoutumée du bal ou son atmosphère imprégnée d’odeurs eussent produit sur elle quelque impression somnolente, Mlle Agathe appuya sa main sur une des glaces adossées à sa banquette et ne tarda pas à dire à Glaiseau qu’elle voulait s’endormir.

— Comment ! dormir ici ! mademoiselle, s’écria Glaiseau ; vous n’y pensez pas !

Le vieillard voulut tirer Agathe par la manche de son domino ; mais la jeune fille en avait déjà ramené le coqueluchon sur sa figure, et elle commençait à s’endormir.

— Malheureuse enfant ! s’écria Glaiseau, voudriez-vous donc me faire mourir ? Allons, mademoiselle Agathe, un peu de courage ; réveillez-vous.

Le bras de celle qui dormait était retombé lourdement sur l’un des côtés de la banquette. Le sein d’Agathe battait doucement et soulevait la soie du domino.

— Monsieur le masque, s’écria Glaiseau en s’adressant à M. de Genlis, vous êtes peut-être un bourgeois, un père de famille… Aidez-moi, monsieur, car mes genoux tremblent sous moi : j’ai peur de perdre mon enfant !

Et l’infortuné Glaiseau se sentait le cœur brisé ; il se lamentait comme si le sommeil d’Agathe eût été pour elle le coup de la mort.

— Endormie ! dit M. de Vannes en s’approchant de Glaiseau. Par ma foi ! voilà la condamnation en règle du bal de l’Opéra ! Mais il faut des soins à cette enfant, reprit-il en tirant de sa poche un flacon de porcelaine.

— Mademoiselle ne peut rester là, reprit M. de Genlis. Chevalier, as-tu ta voiture ?

— Certainement, et si vous voulez tous deux lui donner le bras

— Impossible ; il faut la porter.

— Faites donc ainsi, et suivez-moi.

Aidé par M. de Genlîs, le vieillard souleva la jeune fille et la transporta jusque sous le péristyle de l’Opéra, au milieu d’une foule de masques et de dominos qui s’empressèrent de lui faire un passage.

Un des carrosses de la livrée d’Orléans attendait à l’angle de la rue ; M. de Yannes lui fit signe d’avancer.

La porte de la voiture fut ouverte et refermée par les valets de pied en un clin d’œil, M. de Genlis et Glaiseau avaient déposé mollement le domino lilas sur les coussins en criant au cocher :

— À l’hôtel !

En voyant le carrosse rouler précipitamment, Glaiseau se retourna pour chercher le masque officieux qui avait environné de tant de précautions le transport de la jeune fille ; mais M. de Vannes et M. de Genlis s’étaient déjà perdus dans la foule.