H.-L. Delloye (3 - Parisp. 183-190).

XIII.

La chevalière.

« Vous êtes triste… et j’en sais la cause. Est-ce donc là l’empire que j’ai sur votre cœur ? Il a fallu que je devinasse. Je verrai si je dois vous permettre de vous affliger, et en attendant je vous le défends. »
(Lettre d’une femme jalouse.)


Sept heures venaient de sonner à l’église de l’Oratoire quand Saint-Georges, précédé de La Boëssière, entra par l’allée profonde au bout de laquelle se trouvait la cour du maître d’armes…

En face de l’allée brillait à la lueur d’un faible quinquet une petite porte vitrée, c’était celle de la salle d’armes.

Dans cette pièce, entièrement boisée de panneaux gris et assez mal éclairée, figuraient quelques trophées d’armes, des fleurets, des plastrons de maître suspendus ; l’on y voyait aussi un cheval de bois sur lequel les élèves s’exerçaient à la voltige.

À l’un des panneaux, le maître d’armes avait eu soin de se ménager un petit judas, par lequel il put au besoin passer sa tête vénérable et surveiller son académie du fond de sa propre salle à manger.

Dans un angle de la salle se tenait alors une longue femme sèche ; ce n’était pourtant pas la chevalière d’Éon, c’était la vieille mère Dick.

Elle était chargée par le maître d’armes de la direction des fourneaux, de la garde des masques, de celle du vestiaire, et le plus souvent du punch à faire pour les tireurs.

— Allume les quinquets, dit en entrant La Boëssière, et surtout, mère Dick, dis au portier de ne recevoir que deux personnes qui se présenteront pour M. le chevalier, l’une à sept heures vingt minutes, l’autre à huit heures.

— Suffit, monsieur La Boëssière, suffit. Il y a ce soir une joute à La Râpée, et tous ces messieurs ont fait la partie de s’y rendre… Vous ne serez pas dérangés, je vous le promets.

— Y a-t-il du feu dans le vestiaire, et peux-tu nous faire à l’avance un peu de punch ? Nous devons trinquer dans l’entr’acte, mon cher Saint-Georges !

La mère Dick s’en fut et revint bientôt, plus morte que vive, dire à La Boëssière qu’une dame voilée le demandait.

— Son nom ? dit le maître d’armes.

— La chevalière d’Éon, a-t-elle répondu.

— Fais entrer.

Il s’en fut prendre deux fleurets très-soigneusement montés, et les plaça en croix sur une table de chêne.

— Madame la chevalière, reprit-il en se reculant de trois pas dès qu’elle parut, je me retire et respecte vos conventions, mais je vous crois trop juste et trop généreuse à la fois pour ne point me dédommager par un assaut d’armes public…

La chevalière inclina la tête et fit signe au maître d’armes de sortir. Elle s’en fut à la table examiner les fleurets à travers son voile noir, qu’elle tenait rabattu sur son visage.

— Courage ! dit le professeur à Saint-Georges, que la vue de la chevalière semblait n’émouvoir en rien, courage, vaillant Achille !

Il sortit de la salle en jetant un regard triomphant au chevalier ; puis, ne voulant rien perdre de ce combat singulier, il fut se blottir avec une anxiété extrême près de son judas.

— D’ici, se dit-il, je vais voir un spectacle que les Parisiens eussent payé cher.

Le digne professeur fut déçu de son espoir, la chevalière ne se mit pas même en garde… Elle partit bientôt d’un éclat de rire, inexplicable pour La Boëssière, dès qu’elle eut vu Saint-Georges debout et la lame du fleuret reposant dans la main gauche.

— Combat inégal, chevalier de Saint-Georges, reprit-elle, je ne suis point la chevalière d’Éon.

Cette voix fit tomber l’arme des mains de Saint-Georges… C’était Mme de Montesson qu’il avait devant les yeux…

Sous le manteau plissé qui recouvrait sa toilette cavalière et dont elle eut soin de se dégager, ainsi que du voile, elle était vêtue d’un fort élégant justaucorps de satin noir à petites dentelures pareil à celui que la chevalière d’Éon portait d’habitude lorsqu’elle faisait des armes. Elle s’était assujettie au bonnet rond et à la collerette de la chevalière ; ses bras étaient nus jusqu’à la saignée, et elle portait la croix de Saint-Louis sur le côté gauche. La métamorphose, ou plutôt la mascarade était complète.

— Eh bien ! cher Saint-Georges, me trouvez-vous bien sous cet habit, et me refuserez-vous une explication ?

— Parlez, madame, parlez ; j’imagine que c’est une gageure, et que vous jouerez bientôt les Folies amoureuses sous ce costume ?

— Ce que j’ai à vous dire est sérieux. Vous avez fui, malgré nos conventions, de Sainte-Assise… Vous n’aviez point la fièvre, et la meilleure preuve, c’est que, pour l’attraper, vous avez couru le bal de l’Opéra…

— Je puis vous protester, marquise…

— Ne protestez pas, ce serait en pure perte. Quelqu’un vous a vu sortir de la maison du financier Gachard et ramener un domino lilas jusqu’au quai d’Anjou…

— Je ne m’étais pas trompé… On m’espionnait ! se dit Saint-Georges.

» Comment, reprit-il en pâlissant, cet homme en manteau dont j’ai cru voir la livrée, c’était un valet de monseigneur le duc de Chartres ?

— Non, chevalier, fort heureusement pour vous… C’était Mondorge, le fils de l’un de mes valets de pied, et mon alguazil pour ce jour-là…

— Mais cet homme aura parlé peut-être ; il me perdra, marquise auprès du duc !…

— Rassurez-vous, chevalier… Quelqu’un encore a pris soin de veiller sur vous et de conjurer l’orage… Il pouvait devenir terrible ! Ce quelqu’un c’est moi ; j’ai assuré de nouveau à M. le duc de Chartres que vous étiez restée cette nuit du bal à Sainte-Assise… Vous lui aviez dit à son départ que vous n’iriez point à l’Opéra, en sorte qu’il était déjà persuadé !…

— Comment, marquise, c’est à vous !…

— C’est à moi seule que vous devez d’avoir évité une disgrâce au sujet de Mlle Agathe…

— Vous ne pouvez m’en vouloir, marquise, d’avoir protégé votre belle cousine… Car elle est votre cousine, du moins elle me l’a dit.

— Elle a dit vrai, reprit Mme de Montesson avec une nuance légère de dépit… Elle a dû se plaindre de moi… m’accuser… Je lui interdis le Palais-Royal… Je suis une dure parente… Je ne vous accuse pas d’avoir entendu ces touchantes lamentations, chevalier ; vous faites vous-même des pièces de théâtre, les héroïnes malheureuses doivent vous aller…

— J’avouerai, marquise, que dans les discours de cette belle personne j’ai trouvé un véritable intérêt ; elle m’a ému, elle paraissait si triste !… Après l’avoir arrachée à un véritable péril, il m’eût plu de la savoir heureuse… heureuse par vous… qui pouvez l’arrachera son ennui… Je n’ai pas besoin, marquise de la défendre près de vous : sa jeunesse et sa grâce la recommandent… De tout ce qui s’est passé depuis que je vous ai vue, il ne reste en moi que le souvenir d’une action irréprochable. Si je n’en ai point envisagé l’imprudence, c’est que je suis honnête homme avant d’être courtisan !

— La chaleur que vous apportez dans vos excuses, chevalier, prouve assez que l’Agnès du quai d’Anjou vous tient au cœur… malgré la distance de la rue Saint-Honoré à l’île Saint-Louis !… Mais rassurez-vous, reprit Mme de Montesson avec un sourire dont Saint-Georges ne put pénétrer l’artifice, rassurez-vous ; j’aurai soin moi-même de vous épargner le voyage…

— Que voulez-vous dire ?…

— Qu’il ne tient qu’à vous, puisque vous aimez tant Mlle Agathe… ma cousine… de la voir le jeudi de cette semaine au Palais-Royal…

— Quoi ! vous auriez consenti ?…

— À la recevoir ? mais ce nous sera, à M. le duc d’Orléans et à moi, une véritable satisfaction… Nous ouvrons jeudi nos soirées théâtrales par un opéra et un concert. Jarnovitz[1] y fera de la musique, et vous à côté de lui, je l’espère bien… Là, mon cher chevalier, vous pourrez jouir en paix du bonheur de la belle Agathe… Il sera complet, je vous l’assure, ce bonheur ! elle ne m’accusera plus !

En prononçant ces dernières paroles, le visage de la marquise parut si rayonnant à Saint-Georges qu’il ne sut plus que penser. Avait-elle trouvé moyen de le ruiner déjà dans l’esprit d’Agathe ? La tranquillité qu’elle affectait semblait le prouver. Saint-Georges crut voir percer dans le sourire de Mme de Montesson une satisfaction ironique, un contentement d’elle-même qui le glaça de frayeur… Il n’ignorait pas la jalousie de la marquise, ses artifices, sa perpétuelle défiance. Par quel hasard fatal ou bienfaisant Mlle Agathe de La Haye se voyait-elle donc introduite chez sa cousine ? Le chevalier ne pouvait croire encore à l’aplanissement de ces obstacles ; cet acte de générosité tardive envers la belle fille lui semblait encore un rêve.

— À jeudi, Saint-Georges, je vous laisse réfléchir à la magnanimité de ma vengeance ; n’oubliez pas de venir… bien que vous ayez ce même soir le dîner de Mme la duchesse de Chartres… Vous verrez Agathe plus belle que jamais !

— Vous ne me trompez pas ! belle et heureuse !…

— Foi de chevalière, répondit-elle… Je consens à être appelée en combat singulier si je vous mens !

— Vous êtes charmante !

— Adieu, je remonte en fiacre et gagne incognito le Palais-Royal… Mlle Bertin nous y essaie ce soir nos robes… J’espère vous voir demain à l’Opéra… Vous viendrez ?

Saint-Georges lui baisa la main ; la marquise remonta dans sa voiture. Elle venait de se convaincre par elle-même que Saint-Georges aimait Mlle de La Haye.

— Jeudi, je serai vengée !… se dit-elle.

— Elle sera jeudi au Palais-Royal ! répétait Saint-Georges en se promenant à grands pas dans la salle d’armes…

Comme il demeurait ainsi absorbé dans ses pensées, la porte vitrée de cette pièce fit entendre un claquement, et il vit entrer un nouveau personnage précédé de La Boëssière.

  1. Le célèbre violon (mort en 1804).