H.-L. Delloye (1p. 53-63).

IV.

Créole et marquise



Oh ! ça, je te la ferai connaître ! Elle est femme à dormir sous un ciel de glace ; elle ne joue qu’avec des cartes parfumées. L’autre hiver elle exigea que chacune de ses femmes ne se présentât devant elle qu’à la Bergamotte.
(La Princesse Bambiche, livre Ier.)


Joseph Platon dévora. Son appétit, aiguisé par l’air du matin et doublé par la colère, lui fit goûter de tous les plats sans préférence ; il but, en homme acharné, à des dieux meilleurs, à une maîtresse plus matinale et plus sensible aux doux charmes de l’harmonie. Rosette lui revint alors à l’esprit, cette Rosette si fraîche, si accorte, si chantante, qui trouvait son violon un orchestre sans rival, et qu’il avait cependant perdue comme Orphée perdit Eurydice !…

Joseph Platon but un excellent verre de rota en essuyant deux larmes parallèles qui roulaient sur son gilet blanc à fleurs.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il devant le maître-d’hôtel, que ces grandes dames sont difficiles à contenter ! Mon violon est cependant un violon de Paris, il m’a été cédé à bons deniers comptans par M. Exaudet, second violon de l’Opéra. Il logeait alors rue Croix-des-Petits-Champs, chez le pâtissier, vis-à-vis le cloître Saint-Honoré. Le digne homme que cet Exaudet ! il avait joué avec ce violon tout l’opéra de Jephté !… Je le vois encore avec son habit couleur de noisette et sa petite perruque… Eh bien ! où est-il donc passé, mon violon ? me l’aurait-on pris ?

Il se leva tout effaré de la table, où Noëmi, Zäo et le jeune Saint-Georges se trouvaient assis la minute d’auparavant. Joseph les avait tous trois admis à ce banquet avec les autres domestiques blancs de l’habitation, pour prix de l’hospitalité qu’il avait rencontrée la veille sous leur ajoupa, détruit à cette heure. Le digne gérant leur avait promis son aide auprès de Mme de Langey.

Comme il furetait encore dans l’office, cherchant son précieux instrument et donnant son voleur à tous les diables, le verger, que l’on entrevoyait par les fenêtres de la salle, s’emplit subitement d’une harmonie nouvelle jusqu’alors pour les oreilles de Platon…

Le virtuose inconnu qui maniait ainsi le violon du gérant exécutait un trait en double corde disposé par Tartini, de manière à faire croire que deux instrumens se faisaient entendre à la fois. Des trilles brillans et pleins d’audace, des gammes chromatiques, dont les notes vivement attaquées semblaient autant de fusées éblouissantes, succédaient tour à tour à ce duo ravissant qui précédait et suivait le solo que faisait entendre l’archet, après avoir charmé l’oreille par l’harmonie pleine et mordante de l’ensemble.

— Par la sambleu ! c’est votre élève, comme vous nous le dites toujours, monsieur Joseph, s’écria le maître d’hôtel ; il vient de s’enfuir à travers la haie dès qu’il vous a aperçu. Il faut lui pardonner, car le gaillard est presque aussi fort que vous. Je vous préviens que j’ai bu trop de Madère, et qu’il fait un peu chaud pour que je courre après lui.

Le gérant de la Rose demeurait plongé dans une rêverie profonde ; l’agilité de l’enfant l’avait confondu. Joseph Platon avait beau n’être pas un Corelli en fait de violon, il s’y connaissait assez pour trouver le jeune mulâtre supérieur à sa propre science, il en devenait jaloux à son insu. Il lui paraissait inouï qu’il lui eût ainsi dérobé son violon sans lui rien dire, et il s’apprêtait à le gronder d’importance, quand un petit noir sauta par-dessus une palissade de la cour, courant à toutes jambes comme s’il eût vu le diable à ses trousses.

La chaleur était accablante, le sol brûlant comme un lendemain de pluie à Saint-Domingue. Le négrillon en sueur s’assit sous un cirouellier, regardant de toutes parts avec l’effroi d’un enfant poursuivi. Un frémissement étrange agitait son corps. Il levait tantôt ses yeux au ciel d’un œil inspiré, tantôt il ceignait son front d’une couronne de fleurs diversement nuancées, sous lesquelles il semblait se pavaner d’un air glorieux. Évidemment le négrillon croyait être seul, car il se promenait par instant, sautait, dansait et se frottait le ventre contre terre à la manière des esclaves. Joseph Platon et le maître d’hôtel ne l’eurent pas envisagé trois secondes qu’ils reconnurent Zäo, mais Zäo à moitié fou, trébuchant comme après une longue course ou une orgie, Zäo n’ayant plus que la moitié de sa veste à force d’avoir couru. Ils ne pouvaient comprendre quelle poursuite l’avait amené dans le verger, dont les branches épaisses les dérobaient tous deux à son regard. La présence subite du vieux vaudou, qu’ils avaient entrevu la veille dans l’ajoupa de Noëmi, tira bientôt Joseph Platon de son incertitude à cet égard ; cet homme, sortant tout d’un coup d’une enceinte voisine protégée par des pingoins et des raquettes, se posa subitement devant Zäo en lui demandant si tout était prêt.

— Je guettais, maître, je guettais, fit Zäo avec un mouvement de crainte. Moi être d’avis qu’il nous faut attendre jusqu’après demain ; après demain il y aura plus de chances pour notre projet…

— Songe bien, Zâo, que tu n’auras la grappe libre qu’à ce prix…

— J’ai promis, maître ; Zäo vous tiendra parole.

— Surtout, pas un mot. Je compte sur toi pour après demain. Adieu…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le vaudou s’était abîmé dans les broussailles. Joseph Platon allait appeler Zäo pour lui demander compte de ce singulier entretien, quand Finette, en belle robe de mousseline blanche, s’avança vers lui. Trois heures sonnaient à l’horloge de la grande case.

— Ma maîtresse m’envoie vous chercher, monsieur Platon ; ne vous avais-je pas prévenu qu’elle se levait à trois heures ?

— Mille pardons, mademoiselle, répondit Joseph en rentrant par la salle de l’office, où il trouva Saint-Georges nettoyant l’un de ses fusils. Le jeune mulâtre venait de serrer le violon dans sa boîte, après l’avoir enveloppé dans sa couverture de serge verte avec tous les soins possibles.

— Attendez-moi dans cette salle jusqu’à mon retour, mon Orphée jaune, et n’oubliez pas de m’y faire arranger mes bottes par Noëmi avec des feuilles de palma-christi, des oranges aigres et du noir de fumée, pour les rendre luisantes… Hier encore elle me les apporta couvertes de pépins et de plaques de noir non broyé.

En parlant ainsi, Joseph Platon n’était pas fâché d’humilier, en passant, le talent de son élève. L’enfant ne répliqua pas et fut s’asseoir dans un coin. Noëmi n’était plus là.

Après un coup d’œil donné, dans la salle, à un grand miroir piqué de mouches, coup d’œil qui servit à Platon pour resserrer le nœud de sa cravate et donner un tour gracieux à son jabot, le gérant de la Rose suivit la nouvelle Iris de Mme la marquise.

Chemin faisant, Platon chercha vainement à la faire causer, ce fut en pure perte ; Mlle Finette n’était point une servante de comédie. Elle marchait d’un air fier et résolu, se fiant sans doute à sa beauté, qui était grande, et à l’importance de son rôle de camériste auprès d’une marquise. Platon, qui de sa vie n’avait aimé que Rosette, fut interdit rien qu’en la voyant.

La lettre de M. de Lassis et ses instructions ne lui apprenaient rien sur l’age de la dame qu’il allait complimenter. Était-ce une douairière, une vieille demoiselle ou une jeune femme ? Joseph Platon se demandait à lui-même avec quelle phrase il lui faudrait aborder la marquise de Langey, cette noble hôtesse inconnue que M. de Boulogne, avec une lettre, installait ainsi d’un seul coup dans ses domaines. Il lui vint en pensée que le mieux serait d’attendre qu’elle l’interrogeât lui-même ; il la salua du plus loin qu’il l’aperçut, agitant autour de lui, dans cette obséquieuse salutation, un nuage odorant de poudre à la maréchale.

S’étant annoncé de la sorte dans le salon, le gérant put voir une jeune femme de vingt-cinq années au plus, vêtue de noir comme le serait une femme en deuil. Elle était couchée sur un sopha ou chinnta qu’elle avait fait emballer sans doute avec elle, car Joseph ne reconnut pas ce meuble ; du haut de ce trône, elle causait avec une négresse qui lui chatouillait les pieds. La voluptueuse nonchalance de son regard n’en tempérait en rien la fierté ; il était facile de voir que les moindres désirs de cette femme servaient de lois. Son teint, d’une incomparable blancheur, avait la pâleur mate d’un camée ; la langueur de ses mouvemens, ses cheveux noirs et la finesse de son pied annonçaient une créole. La marquise en demi-toilette n’en parut pas moins à Joseph Platon une beauté surhumaine. Pendant quelques minutes, le gérant de la Rose resta interdit devant cette statue royale qui avait l’air de quelque Diane en marbre sortie du parc de Versailles. La marquise avait à peine remarqué son entrée, elle riait avec sa négresse et un gros vilain singe mangeant une goyave. Mme de Langey toisa Platon de la tête aux pieds, Finette lui avança une chaise en canne. Le malheureux vit le moment où, faute de phrase de début, il allait être obligé de baiser la pantoufle de Mme la marquise. Rien ne lui parut plus glacial et plus majestueux que cet accueil.

— C’est donc vous, monsieur Joseph Platon ? je ne suis pas fâchée de vous voir, dit-elle avec un petit éclat de voix sèche. Vous dirigez tout ici, n’est-il pas vrai ?

Joseph Platon pressentit une tempête.

— Vous avez eu pour moi, continua-t-elle, des attentions inimaginables… Le coucher d’abord, puis l’aubade. Dites-moi, monsieur Joseph, en étiez-vous ? Finette prétend que vous la dirigiez comme violon…

— C’est un instrument que j’aime assez, répondit Platon avec un sourire de modestie gênée ; madame la marquise ferait-elle aussi de la musique ?

— Pas tout à fait aussi bien que vous, monsieur Platon. Ah ! ça, dites-moi, vous ne m’attendiez pas sitôt ?

— M. de Lassis m’avait écrit pour le vingt.

— C’est à cela sans doute, mon digne monsieur Platon, que j’ai dû ma belle réception ! J’avais compté sur une nuée de tapissiers et de peintres décorateurs pour m’arranger ces appartemens ; il paraît que vous y avez renoncé. Je trouverais plaisant d’en écrire à M. le contrôleur général, si je ne vous savais son protégé… Sa grande case, ma foi, ne ressemble pas mal à une grange et ses lits à des banquettes d’Opéra ! À la Guadeloupe, je vous en préviens, j’étais mieux traitée. Tous les matins d’abord, sachez-le, mon très-excellent monsieur Platon, je prends un bain. Les parfums de l’oranger et du frangipanier me vont encore, mais j’aime aussi les parfums de France, et vous m’en aurez, n’est-ce pas ? Je vous préviens aussi que je n’ai pas assez d’un singe, il me faut le plus joli de vos négrillons pour porter mon parasol. Qu’il soit bien appris, et remplace auprès de mon fils un angora magnifique que nous avons eu le chagrin de perdre dans la traversée… À propos, l’avez-vous vu mon fils ? Négresse, allez donc chercher Maurice !

Joseph Platon avait écouté cette tirade, prononcée avec une dédaigneuse paresse, sans oser même respirer. Il semblait s’attendre à une seconde avalanche de reproches. L’air embarrassé, il tournait bêtement son chapeau de paille entre ses mains et regardait l’horrible singe de Mme de Langey comme pour se donner une contenance…

La négresse revint, portant M. Maurice, âgé de six ans, entre ses bras. Cet enfant, contrarié de se voir distrait de ses jeux, pleurait d’avance, il arriva de fort mauvaise grâce devant Platon. M. Maurice avait toutes les allures d’un enfant gâté, il commença par enlever à Joseph Platon la badine à glands qu’il portait et par la donner au sapajou, qui la brisa comme une allumette. Cela fait, il tira à les casser les chaînes de montre du gérant, et lui souffla la poudre de son collet dans les yeux. Joseph Platon déclara ces gentillesses adorables ; il félicita Mme de Langey sur la beauté de son fils. Encadrée par de charmans cheveux blonds, la figure de Maurice, frêle et délicate, semblait être, en effet, une miniature de celle de sa mère : elle avait cette même couleur molle et limpide, cette chair blanche qui indiquent plutôt l’opulence que la santé ; les cheveux et les cils de l’enfant, sa bouche ronde et pure, son nez mince, témoignaient assez en faveur d’un enfant de bonne race. La fée Heureuse semblait s’être penchée en souriant sur le berceau de cet enfant, en le dotant de tous les dons du bien-être et du visage.

— Mon fils a six ans, monsieur Platon, reprit la marquise, et, le croiriez-vous ? il n’est point encore baptisé. Des raisons diverses ont retardé cette cérémonie pendant que j’habitais la Guadeloupe. Vous m’obligerez, monsieur Platon, d’en écrire ce soir même à M. le curé de Saint-Marc, qui est, je le crois, votre paroisse. Je connais l’esprit des habitans de l’Artibonite, la promptitude de cette démarche est de conséquence pour moi. Songez-y donc, et rapportez-moi la réponse demain matin. Encore un mot, monsieur Joseph Platon. Je ne vous gênerai en rien, pourvu que vous suiviez toujours mes volontés. Au revoir, monsieur Joseph Platon.

La négresse remporta Maurice, qu’on ne laissait jamais marcher, fût-ce sur les nattes des cases. Mme de Langey se leva avec des façons languissantes et se retira après avoir donné encore d’autres ordres à Joseph. Une volonté très-ferme de domination perçait dans chacune de ses paroles. Joseph Platon en conclut qu’elle allait bientôt le tyranniser, il avait toujours craint les maîtresses femmes. Sur le pas de son boudoir où elle entrait, la marquise lui dit cependant avec complaisance :

— Était-ce vous, monsieur le gérant, qui jouiez du violon dans le verger, il n’y a pas encore une heure ?

— Vous êtes bien bonne, madame la marquise, c’était mon élève, un jeune mulâtre !…

Tout en rendant de la sorte hommage à la vérité, Platon appuyait beaucoup sur le mot élève.

— Je vous en félicite, monsieur Platon, vous voilà précepteur de noirs, vous nous amènerez ce garçon-là ; il apprendra le menuet à mon singe. Entendez-vous, je veux le voir dès demain !

Moitié ébaubi et moitié satisfait de cet accueil, Joseph Platon s’était éloigné. Il songeait aux choses qu’il avait à préparer pour le lendemain, au baptême futur de M. le marquis Maurice de Langey, néophyte, âgé de six ans ; à l’envoi d’un messager au curé de Saint-Marc, et enfin à la présentation du mulâtre, son élève, à Mme de Langey. Cette dernière recommandation le fit souvenir de Saint-Georges, auquel il avait enjoint de l’attendre à l’office. Il le trouva dans la société du maître d’hôtel, M. Printemps, qui, en sa qualité d’ancien soldat du maréchal de Saxe, lui contait toutes ses guerres. Ce Mars caduc assaisonnait ce récit de quelques tranches de gibier et de vin de Bourgogne de l’ancienne cave du maréchal. La négresse Noëmi, les coudes appuyés sur la table, prêtait une vive attention au récit du maître d’hôtel, qui en était au plus beau période de la bataille de Fontenoy quand Joseph Platon entra…

À son air morose et préoccupé, tous jugèrent prudent de ne pas l’interroger ; lui-même il coupa court à toute question en ordonnant à Saint-Georges de prendre un mulet et d’aller prévenir le curé de Saint-Marc qu’il se tînt prêt le surlendemain dès l’aurore, pour un baptême.