H.-L. Delloye (1p. 65-71).

V.

Conversations à l’office.

Claudio :
Vous croyez que je veux rire ? De grâce, dites-moi sincèrement comment vous la trouvez.
(Beaucoup de bruit pour rien, acte Ier, sc. Ire.)


Le galop du mulet sellé par l’enfant résonnait encore, et Noëmi l’écoutait avec une attention inquiète, lorsque plusieurs noirs, esclaves familiers de l’habitation, entrèrent avec des paniers dans cette salle, apportant les objets utiles à la consommation du lendemain ; ceux-ci des patates, d’autres des poules ; les pêcheurs, des écrevisses et des tortues ; les chasseurs, du gibier, provisions que M. Printemps recevait du haut de sa grandeur et de son fauteuil.

Le maître d’hôtel inclinait sa tête à droite et à gauche, accueillant ces richesses comme un prince eût accueilli des ambassadeurs ; son bonnet de coton, d’un blanc irréprochable, sa perruque et son épée en faisaient presque un monarque aux yeux des noirs. Ces esclaves à demi nus, revenant du travail, la poitrine haletante comme le soufflet d’une forge, contrastaient avec le calme majestueux du maître d’hôtel, se carrant seul dans son fauteuil de velours d’Utrecht fané, en accordant à peine un sourire aux jeunes négresses qui faisaient autour de lui des ouvrages de couture. À la tête de ces négresses, préposées au linge de table, figurait Noëmi, élue ce soir même d’un commun accord, et dont Joseph Platon regardait le travail avec une anxiété visible, car il s’agissait d’un superbe gilet à fleurs qu’il devait porter le lendemain et que Noëmi raccommodait de son mieux.

Bravissimo ! mes enfans, s’écria enfin d’une voix de Stentor M. Printemps, le maître d’hôtel, bravissimo ! cela veut dire en latin : je suis content ! Vous aurez la petite goutte de croc si vous continuez, car les beaux jours de la cuisine française vont, je l’espère, renaître dans l’île. Nous avons après demain un banquet à la suite du baptême. M. l’intendant doit venir, Mme  l’intendante l’accompagnera ; il y aura M. Gachard, M. de Vannes… du beau monde ! Tout cela n’est que pour commencer, nous verrons bien d’autres choses !…

La négraille ne répondit rien. Nul ne bougea.

— Comment, vous vous taisez, canailles ! vous voilà tous comme des caïmans rôtis ! Mais, vive Dieu ! à votre place je danserais, moi, et je gragerais[1], comme vous le dites, à me démettre les lombes… vous devez être fiers d’appartenir à Mme  la marquise de Langey !

Disant ainsi, le vieux maître d’hôtel touchait complaisamment sa livrée neuve. Dans l’idée de M. Printemps, changer de collier n’était rien, pourvu que le collier fût d’or.

Ce soir-là même, en femme habile et prudente, la marquise de Langey avait envoyé par son noir ses gratifications aux gens ordinaires de M. de Boullogne. M. Printemps était donc sous le poids d’une ivresse double, celle de la gratification et de la livrée.

Les nègres n’osaient se lancer en fait de joie, comprimés qu’ils étaient par l’aspect rechigné de Joseph Platon, appuyé sur son grand fouet.

Sa contenance devait être, à vrai dire, une énigme pour eux. Pendant que le maître d’hôtel chauffait l’enthousiasme, Platon, livré sans doute à quelque rêverie contemplative, regardait tristement les boucles de ses souliers gris. Un combat intérieur le brisait, il faut le croire ; car soudain il se leva et frappa sur la table un coup de manche de fouet à écraser les maringouins sifflant autour des chandelles…

— Hors d’ici, négrites, dansez la chica si vous voulez, on vous l’accorde, mais qu’après demain tout le monde soit sur pied !

Un murmure de joie accueillit cette sortie. Les nègres, en voyant Platon lever son fouet, croyaient être battus ; il leur permettait la danse. Le mot de chica une fois lâché, la salle d’office fut vide. Il ne demeura que le maître d’hôtel, Platon et Noëmi.

— Tu ne vas pas avec eux, Noëmi ? dit le gérant.

— Si vous le permettez, maître, je préfère rester ici : ce linge est d’ailleurs en mauvais état, et je ne voudrais pas encourir le blâme de Mme  la marquise de Langey, répondit Noëmi en appuyant sur ce mot.

Joseph Platon se contenta de reculer sa chaise loin de Noëmi avec un dédain assez marqué, et pendant que la négresse s’occupait assidûment de son travail, à la lueur d’une petite lampe, il causa avec M. Printemps ainsi qu’il suit :

— Eh bien, je l’ai vue, Printemps ?

— Pardine ! moi aussi, mais c’était à la nuit. N’importe, je la tiens pour une belle femme, monsieur Joseph ! et je m’y connais… Voilà une maîtresse femme, celle-là !

— À quoi jugez-vous cela, Printemps ?

— À ces dix louis qu’elle m’a envoyés, monsieur Joseph. C’est une femme rare, une femme de qualité, qui me paraît beaucoup tenir à sa cuisine… C’est à la bouche qu’on reconnaît une marquise, voyez-vous…

— Marquise tant que vous voudrez, reprit Platon ; mais si vous aviez vu avec quelle dextérité son singe, qu’elle nomme, je crois, Poppo, m’a cassé ma badine… C’est un fort vilain être que ce Poppo !

— Elle a un singe ! C’est encore au singe que l’on reconnaît la vraie marquise !… Ah ! il est vrai que Mlle  Lecouvreur, pour laquelle M. le maréchal de Saxe m’a fait rôtir et confire prodigieusement, dans les temps, en possédait un fort journalier… Quelle comédienne que cette demoiselle Lecouvreur !

— Printemps, vous qui avez de l’esprit, que pensez-vous qu’elle vienne faire ici ?

— Pour cela, je ne puis pas trop vous dire. M. le maréchal de Saxe avait pour coutume de prêter souvent son hôtel à des comédiennes quand il partait en campagne ; M. le contrôleur général, homme raisonnable, agit peut-être ainsi pour ses protégées.

— Dites ses parentes, Printemps ; Mme  la marquise de Langey ne peut être, ne doit être que sa parente, reprit Joseph avec une pruderie manifesté de dignité.

— Sa parente, soit ; mais il me revient en mémoire l’aventure de certaine cousine du maréchal de Saxe qu’il faut, monsieur Joseph, que je vous conte. C’était en 1730… ma foi… L’armée…

Des cris perçans arrêtèrent l’histoire de M. Printemps dès son début, l’on vit entrer dans la salle plusieurs nègres de houe armés de pioches, amenant un petit noir qu’ils tenaient par le collet. Derrière cet enfant marchaient, d’un air piteux, plusieurs négrillons, ses amis et ses complices sans doute, car les nègres de houe ne s’en étaient rendus maîtres eux-mêmes qu’en les battant. Le héros de la troupe porta la parole devant Platon ; il dit avoir trouvé Zäo sellant lui-même un cheval pris à l’éperlin ; que sur les flancs du cheval pendaient deux paniers remplis de morue sèche, de viande salée et de fruits, des pipes, du tabac, un habillement neuf, tout ce qui peut servir à un voyage de longue haleine ; qu’après avoir battu et questionné Zäo sur ces choses, volées sans doute, ils n’en avaient tiré aucune réponse, et qu’ils l’amenaient pour que Platon lui-même l’interrogeât.

Le premier acte d’autorité de M. Joseph Platon fut de faire fouiller le négrillon, sur lequel on trouva d’autres objets : des serpes, du cordage, des clous, une lime et une scie. Les nègres fugitifs, dits marrons, sont nantis ordinairement de ces objets. L’exploration plus approfondie des deux paniers donna matière à l’étonnement des assistans ; ils étaient remplis en effet de fétiches de toute sorte, bizarrement taillés et coloriés, que Zäo avait cachés au fond sous des feuilles de palmistes. Loin de nier son projet de fuite et ses vols, Zäo affecta une véritable résolution.

— Voilà qui est bien, mes braves noirs, dit le gérant ; quoique vous n’ayez fait que votre devoir, j’aurai soin de faire couler demain dans vos gourdes autre chose que de l’eau. Quant à ce méchant petit crabe-là, j’aurais bien envie de le jeter aux poissons de l’Ester, mais ils n’en voudraient pas, tant il est laid. Il me vient à l’idée de le réserver pour après demain en guise d’exemple. Allons, Zäo, tu te résoudras peut-être à nous nommer ton complice, car tu n’as pas fait tes provisions pour toi seul. Songe à dire la vérité, ou je te livre à messieurs les dragons jaunes… En attendant, tu jeûneras dans la chambre que voici, et dont les serrures sont bonnes. Bonsoir, ami Zäo, cette fenêtre est bien grillée, je t’en préviens ; elle donne, pour plus de sûreté, sur le puits de la noria ; ainsi ne te berce pas d’un faux espoir. Vous autres, gardez-le, vous aurez demain double paie.

Joseph Platon s’éloigna quelques instans, puis revint bientôt armé d’un cadenas énorme et d’une clé digne de la geôle de la Bastille. Zäo ne sourcillait pas ; son œil, parmi cette foule, venait de rencontrer un autre œil, celui du vaudou. Appuyé en dehors de cette fenêtre non fermée encore, auprès du puits de la noria, dont les festons de lianes grimpantes le cachaient, cet homme exerçait sur l’enfant la puissance de son regard… Le fouet se fût levé sur Zäo qu’il ne lui fût pas échappé une plainte ou une parole sous cette magique influence… il ne s’appartenait plus !

Les nègres de houe emmenèrent Zäo. L’assurance du négrillon ne s’était pas démentie une minute ; il jeta même sur Platon un regard assez insolent pour celui d’un enfant de son âge ; mais le vertueux gérant n’y prit garde. M. Platon, pour se faire valoir, écrivit sur-le-champ à Mme  de Langey le récit fidèle de l’événement ; aidé, pour ce procès-verbal, de M. Printemps, duquel il avait appris insensiblement les us et le beau parlage des personnes de qualité.

  1. Grager, sorte de chica modifiée