Amyot (p. 176-186).
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XX.

Chasse aux chevaux sauvages.

Don Miguel de Zarate et ses deux amis n’arrivèrent que tard à l’hacienda de la Noria.

Ils furent reçus à l’entrée de l’habitation par don Pablo et doña Clara, qui manifestèrent une grande joie à la vue du missionnaire français pour lequel ils professaient une grande estime et une sincère amitié.

Malgré tous ses soins, Fray Ambrosio avait toujours vu ses avances repoussées par les jeunes gens, auxquels il inspirait instinctivement cette crainte mêlée de dégoût que l’on éprouve à l’aspect d’un reptile.

Doña Clara, qui était très-pieuse, portait si loin cette répulsion qu’elle ne confessait ses fautes et n’approchait de la sainte table que lorsque le père Séraphin, ce qui était excessivement rare, venait passer quelques jours à l’hacienda.

Fray Ambrosio était trop adroit pour paraître s’apercevoir de l’effet que sa présence produisait sur les enfants de l’hacendero ; il feignait d’attribuer à la timidité et à l’indifférence en matière religieuse ce qui n’était en réalité qu’un mépris fortement prononcé pour sa personne.

Mais au fond de son cœur, une sourde haine fermentait contre les jeunes gens, et surtout contre le missionnaire, que plusieurs fois déjà il avait cherché à faire périr dans des guet-apens adroitement préparés.

Le père Séraphin en était toujours sorti sain et sauf par un hasard providentiel ; mais, malgré les avances obséquieuses du chapelain et les offres de services dont il ne cessait de l’accabler chaque fois que tous deux se rencontraient, le missionnaire avait percé à jour le moine mexicain ; il avait deviné quelle épouvantable corruption se cachait sous son apparente bonhomie et sa feinte piété, et tout en conservant au fond de son cœur la certitude qu’il avait acquise, il se tenait sur ses gardes et surveillait avec soin cet homme, qu’il soupçonnait de machiner sans cesse contre lui quelque ténébreuse trahison.

Don Miguel laissa ses enfants avec le missionnaire, dont ils s’emparèrent immédiatement et qu’ils entraînèrent avec eux en l’accablant de caresses et de preuves d’amitié.

L’hacendero se retira dans son cabinet avec le général Ibañez.

Les deux hommes dressèrent alors une liste des personnes qu’ils voulaient inviter, c’est-à-dire, sans savoir encore comment ferait Valentin, des personnes dont ils avaient intérêt à se débarrasser.

Puis le général monta à cheval, et partit afin de faire en personne ses invitations.

De son côté, don Miguel expédia une dizaine de peones et de vaqueros, qui devaient se mettre à la recherche des chevaux sauvages et les pousser insensiblement vers l’endroit choisi pour la chasse.

Le général Ibañez réussit pleinement, les invitations furent reçues avec joie.

Le lendemain soir les invités commencèrent à arriver à l’hacienda.

Don Miguel les reçut avec les marques du plus profond respect et une hospitalité fastueuse.

Le gouverneur, le général Isturitz, don Luciano Perez, et sept ou huit personnes d’un rang secondaire, furent bientôt réunis à l’hacienda.

Au lever du soleil, une troupe nombreuse, composée de quarante personnes, quitta l’hacienda et se dirigea, suivie d’une foule de vaqueros bien montés, vers le rendez-vous de chasse.

C’était une vaste plaine sur le bord du Rio del Norte, où les chevaux sauvages avaient l’habitude de paître en cette saison.

La caravane produisait l’effet le plus singulier et le plus pittoresque avec les brillants costumes des personnes qui la composaient et leurs chevaux étincelants d’or et d’argent.

Partis de l’hacienda vers quatre heures du matin, on arriva à huit heures à peu près à un bouquet d’arbres où, par les soins de don Miguel, des tentes avaient été dressées et des tables préparées afin de se rafraîchir et de déjeuner avant la chasse.

Les cavaliers qui marchaient depuis quatre heures, déjà exposés aux rayons du soleil et à la poussière, poussèrent un cri de joie à la vue des tentes.

Chacun mit pied à terre, les dames furent invitées à en faire autant, car parmi les invités figuraient plusieurs dames, au nombre desquelles se trouvaient la femme du gouverneur, celle du général Isturitz et doña Clara, et l’on s’assit gaiement autour des tables.

Vers la fin du déjeuner arriva don Pablo de Zarate, qui la veille au soir était allé rejoindre les vaqueros.

Il venait annoncer que les chevaux avaient été dépistés ; qu’une forte manade paissait en ce moment dans la plaine des Coyotes, surveillée par les vaqueros, et il fallait se hâter si l’on voulait faire une bonne chasse.

Cette nouvelle augmenta l’ardeur des chasseurs. Les dames furent laissées au camp sous la garde d’une dizaine de peones bien armés, et toute la caravane s’élança au galop dans la direction indiquée par don Pablo.

La plaine des Coyotes s’étendait à perte de vue le long du fleuve.

Çà et là s’élevaient quelques collines boisées qui variaient le paysage rendu monotone par les hautes herbes dans lesquelles les cavaliers disparaissaient presque jusqu’à la ceinture.

Lorsque la cavavanp arriva sur la lisière de la plaine, don Miguel fit faire halte afin de tenir conseil et d’entendre le rapport du chef des vaqueros.

La race de chevaux sauvages qui, aujourd’hui, peuplent les déserts de l’Amérique et en particulier du Mexique, descend de la cavalerie de Cortez ; c’est donc une race pure, car à l’époque de la conquête les Espagnols ne se servaient que de chevaux arabes.

Ces chevaux ont multiplié d’une façon réellement immense ; il n’est pas rare de rencontrer des manades de vingt et même trente mille têtes.

Leur taille est petite, mais ils sont doués d’une vigueur et d’une énergie dont il est impossible, si on ne les a pas vus, de se faire une idée juste.

Ils accomplissent sans fatigue des courses d’une longueur prodigieuse. Leur pelage est le même que celui des autres chevaux ; seulement, pendant l’hiver, il allonge extrêmement et devient frisé comme la laine des moutons ; au printemps, cette espèce de fourrure tombe.

Les chevaux américains sont faciles à dresser ; en général, dès qu’ils se voient pris ils s’accoutument presque aussitôt à la selle.

Les Mexicains traitent fort durement leurs montures, les font marcher tout le jour sans boire ni manger, et ne leur donnent leur provende de maïs et d’eau qu’en arrivant au campement, puis ils les laissent errer toute la nuit en liberté sous la surveillance de la nèna, jument poulinière dont les chevaux suivent le grelot et qu’ils n’abandonnent jamais.

Ce n’est pas par cruauté que les Mexicains agissent ainsi avec leurs chevaux, car les cavaliers aiment beaucoup leurs montures, qui, à un moment donné, peuvent leur sauver la vie ; mais il paraît que ce système de traitement, qui serait impraticable en Europe, réussit parfaitement aux chevaux, qui s’en trouvent beaucoup mieux que si l’on avait pour eux des soins plus doux.

Le chef des vaqueros fit son rapport.

Une manade de dix mille têtes environ se trouvait à deux lieues dans la plaine, paissant tranquillement mêlée à quelques bisons et quelques elks.

Les chasseurs gravirent une colline du sommet de laquelle il leur fut facile d’apercevoir à l’horizon une foule innombrable d’animaux, groupés de la façon la plus pittoresque et ne semblant nullement se douter du danger qui les menaçait.

Pour faire la chasse aux chevaux sauvages, il faut, comme les Mexicains, être de véritables centaures.

J’ai vu accomplir aux ginètes de ce pays des prouesses hippiques miraculeuses devant lesquelles pâliraient nos européens.

D’après le rapport du vaquero, don Miguel et ses invités tinrent conseil.

Voici ce qui fut résolu :

On forma ce que l’on nomme au Mexique le grand cercle des chevaux sauvages, c’est-à-dire que les plus habiles cavaliers s’échelonnèrent dans toutes les directions, à une certaine distance les uns des autres, de manière à former un immense cercle.

Les chevaux sauvages sont extrêmement méfiants ; leur instinct est si grand, leur odorat si subtil, que le plus léger souffle de la brise suffit pour leur apporter les émanations de leurs ennemis et les faire détaler avec une vitesse vertigineuse.

Il faut donc agir avec la plus grande prudence et user de beaucoup de précaution si on veut les surprendre.

Lorsque tous les préparatifs furent faits, les chasseurs échelonnés, chacun mit pied à terre, et traînant sa monture après soi, se glissa dans les hautes herbes afin de resserrer le cercle de plus en plus.

Cette manœuvre durait depuis quelque temps déjà, l’on s’était sensiblement rapproché, lorsque la manade commença à donner quelques signes d’inquiétude.

Les chevaux, qui jusque-là avaient brouté tranquillement, relevèrent la tête, dressèrent les oreilles et hennirent en aspirant l’air.

Puis tout à coup ils se réunirent, formèrent une troupe compacte, et partirent au petit trot dans la direction d’un bois de cotonniers qui se trouvait sur les rives du fleuve.

La chasse allait commencer.

Sur un signe de don Miguel, six vaqueros bien montés s’élancèrent à toute bride au-devant de la manade, en faisant siffler leurs lassos au-dessus de leur tête.

Les chevaux, effrayés de l’apparition des cavaliers, rebroussèrent chemin en toute hâte, en poussant des hennissements de terreur, et s’enfuirent dans une autre direction.

Mais chaque fois qu’ils tentaient de franchir la limite du cercle formé par les chasseurs, des cavaliers s’élançaient au milieu d’eux et les obligeaient à rétrograder.

Il faut avoir assisté à une pareille course, avoir vu cette chasse dans les prairies, pour se faire une idée du spectacle magnifique qu’offrent toutes ces nobles bêtes, l’œil en feu, la bouche écumante, la tête fièrement relevée et la crinière flottante au vent, qui bondissent et galopent effarées au milieu du cercle fatal que les chasseurs ont tracé autour d’elles.

Il y a dans une telle vue quelque chose d’enivrant qui entraîne les plus flegmatiques et les rend fous d’enthousiasme et de plaisir.

Lorsque cette manœuvre eut duré assez longtemps, et que les chevaux commencèrent à se laisser aveugler par la fureur, à un signal donné par don Miguel, le cercle se rompit à une certaine place. Les chevaux s’engouffrèrent avec un roulement semblable au tonnerre dans cette issue qui venait de s’ouvrir devant eux, brisant du poitrail tout ce qui s’opposait à leur passage.

Mais c’était là que les attendaient les chasseurs.

Les chevaux, dans leur course effarée, galopaient sans songer que la route qu’ils suivaient se rétrécissait incessamment devant eux, et aboutissait à une captivité inévitable.

Expliquons ce dénoûment de la chasse. La manade avait été habilement dirigée par les chasseurs vers l’entrée d’un cañon ou ravin qui se trouvait entre deux collines assez élevées ; au bout de ce ravin, les vaqueros avaient formé, avec des pieux de 15 pieds de haut, plantés en terre et fortement liés entre eux par des cordes d’écorce tordue, un immense caral ou enclos où les chevaux se précipitèrent en foule sans y songer, et même sans le voir.

En moins de rien le caral fut rempli.

Alors des chasseurs s’élancèrent résolûment au-devant de la manade qu’ils coupèrent, au risque de leur vie, pendant que d’autres fermaient l’enclos.

Près de 1,500 chevaux sauvages magnifiques avaient été pris ainsi, d’un seul coup.

Les nobles animaux se ruaient avec des hennissements de colère contre les murs de l’enclos, cherchant avec leurs dents à arracher les pieux, et tourbillonnant dans une course furibonde.

Enfin, peu à peu ils reconnurent l’inutilité de leurs efforts, se couchèrent et demeurèrent immobiles.

Ils étaient vaincus et avouaient leur impuissance.

Cependant une lutte suprême s’engageait dans le ravin entre les chasseurs et le reste de la manade.

Les chevaux resserrés dans cet étroit espace faisaient des efforts prodigieux pour s’ouvrir un passage et fuir de nouveau.

Ils hennissaient, ruaient et broyaient avec rage tout ce qui arrivait à leur portée, enfin ils parvinrent à reprendre la première direction qu’ils avaient suivie et s’élancèrent dans la plaine avec la rapidité d’une avalanche.

Plusieurs vaqueros avaient été démontés et foulés sous les pieds des chevaux, deux entre autres avaient reçu des blessures tellement graves que l’on dut les relever et les emporter sans connaissance.

Avec toute la fougue de la jeunesse, don Pablo de Zarate s’était laissé emporter par son ardeur jusqu’au milieu de la manade ; tout à coup son cheval reçut une ruade qui lui brisa la jambe de devant hors montoir, et roula sur le sol en entraînant avec lui son cavalier.

Les chasseurs poussèrent un cri de terreur et d’angoisse ; au milieu de cette foule de chevaux affolés, le jeune homme était perdu, car il serait immanquablement foulé et broyé sous les pieds des chevaux.

Le jeune homme se releva avec la rapidité de l’éclair, et, prompt comme la pensée, saisissant la crinière du premier cheval venu, il s’élança sur son dos où il se tint à genoux.

Les chevaux étaient tellement pressés les uns auprès des autres, que toute autre position était impossible.

Alors il se passa une chose étrange, une lutte inouïe entre le cheval et le cavalier.

La noble bête, furieuse de sentir sa croupe déshonorée par le poids qu’elle portait, sautait, se dressait, se cabrait, ruait en hennissant, mais tout était inutile, don Pablo restait ferme.

Tant qu’il fut dans le ravin, le cheval pressé contre ses compagnons ne put pas faire tout ce qu’il aurait voulu pour se débarrasser du fardeau qu’il portait, mais aussitôt qu’il se trouva dans la plaine, il releva la tête, fit coup sur coup plusieurs bonds de côté et s’élança tout à coup en avant avec une rapidité qui coupait la respiration du jeune homme.

Don Pablo s’était mis à cheval tout en comprimant fortement avec les genoux les flancs haletants de la monture ; il dénoua sa cravate et se prépara à jouer la dernière scène de ce drame qui menaçait de finir pour lui d’une façon tragique.

Le cheval avait changé de tactique ; il courait en droite ligne vers le fleuve, résolu à se noyer avec son cavalier plutôt que de se laisser vaincre.

Les chasseurs suivaient avec un intérêt mêlé d’épouvante les péripéties émouvantes de cette course furieuse, lorsque tout à coup le cheval changea encore d’avis et se dressa, afin de se renverser en arrière avec son cavalier.

Les chasseurs poussèrent un cri d’angoisse. Don Pablo se cramponna fortement au cou de l’animal, et au moment où il allait se renverser, il lui enveloppa, avec une adresse inouïe, les yeux de sa cravate.

Le cheval, subitement aveuglé, retomba sur ses pieds et resta tremblant de terreur. Alors le jeune homme mit pied à terre, approcha son visage de la tête du cheval et lui insuffla de l’air dans les nazeaux, en lui grattant doucement le front. Cette opération dura dix minutes au plus, le cheval soufflait et renâclait sans oser bouger de place.

Le Mexicain s’élança de nouveau sur le dos de l’animal, puis il lui enleva le mouchoir qui l’aveuglait ; le cheval resta comme hébété. Don Pablo l’avait dompté[1].

Chacun se précipita vers le jeune homme, qui souriait avec orgueil, afin de le féliciter d’un si beau triomphe.

Don Pablo mit pied à terre, confia son cheval à un vaquero, qui lui passa immédiatement une bride, et s’avança vers son père, qui l’embrassa avec effusion.

Pendant près d’une heure don Miguel avait désespéré de la vie de son fils.

  1. Cette façon de dompter les chevaux est bien connue des Indiens ; nous livrons ce fait sans commentaires à la sagacité des lecteurs.