Amyot (p. 186-196).
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XXI.

La Surprise.

Dès que l’émotion causée par la prouesse de don Pablo fut calmée, on songea au retour.

Le soleil baissait rapidement à l’horizon. La journée tout entière s’était écoulée dans les péripéties émouvantes de la chasse.

L’hacienda de la Noria était éloignée de près de dix lieues ; il était urgent de se mettre en route le plus tôt possible, si l’on ne voulait pas être exposé à camper à la belle étoile.

Les hommes auraient facilement pris leur parti de ce léger désagrément, qui, dans un climat comme celui du Nouveau-Mexique et à cette époque de l’année, n’a rien de bien pénible, mais il y avait des dames dans la compagnie ; laissées une ou deux lieues en arrière, elles devaient être inquiètes de l’absence des chasseurs, absence qui, comme cela arrive souvent lorsqu’il s’agit de chasse, s’était prolongée bien au delà de toutes les prévisions.

Don Miguel Zarate donna à ses vaqueros des ordres pour que les chevaux pris pendant la journée fussent marqués à son chiffre, et les chasseurs reprirent en riant et causant entre eux le chemin des tentes, où les dames étaient restées.

Les vaqueros qui avaient servi de traqueurs pendant la chasse restèrent pour garder les chevaux.

Dans ces pays, où il n’y a pas de crépuscule, la nuit succède presque sans transition au jour. Aussitôt que le soleil fut couché, les chasseurs se trouvèrent dans une obscurité complète, car au fur et à mesure que le soleil déclinait à l’horizon, l’ombre envahissait le ciel dans des proportions égales, et au moment où l’astre du jour disparut, la nuit fut complète.

Le désert, jusqu’alors silencieux, sembla s’éveiller tout à coup ; les oiseaux, engourdis par la chaleur, commencèrent un formidable concert auquel, par intervalles, se joignirent, dans les profondeurs inexplorées des forêts, les glapissements des carcajous et les aboiements des coyotes qui se mêlaient aux rugissements rauques des bêtes fauves sorties de leurs repaires pour venir se désaltérer dans les eaux du fleuve.

Puis, peu à peu, les cris, les chants et les hurlements cessèrent, et l’on n’entendit plus que les pas pressés des chevaux des chasseurs sur les cailloux de la route.

Un silence solennel semblait peser sur cette nature abrupte et primitive ; par intervalles, les cimes vertes des arbres et des hautes herbes s’inclinaient lentement avec un bruissement prolongé de feuilles et de branches, comme si un souffle mystérieux pesait sur elles et les obligeait à se courber.

Il y avait quelque chose de saisissant et de terrible à la fois dans l’aspect imposant que présentait la prairie à cette heure de nuit, sous ce ciel éblouissant d’étoiles brillantes qui scintillaient comme des émeraudes, en face de cette immensité sublime qui ne laissait entendre qu’une voix, celle de Dieu !

L’homme jeune et enthousiaste auquel il est donné d’assister à un pareil spectacle sent un frisson parcourir tout son corps ; il éprouve un sentiment de bien-être indéfinissable et d’une volupté inouïe à plonger son regard de tous les côtés dans ce désert, dont les profondeurs inexplorées lui cachent tant de secrets inexpicables et lui montrent dans toute sa grandeur et son omnipotence la majesté divine.

Bien des fois, pendant nos courses aventureuses sur le continent américain, marchant au hasard pendant ces belles nuits si pleines de charmes que rien ne peut faire comprendre à ceux qui ne les ont pas ressenties, nous nous sommes laissé aller aux douces sensations que nous éprouvions ; nous isolant et nous absorbant en nous-mêmes, nous tombions dans un état de béatitude dont rien n’avait le pouvoir de nous tirer.

Les chasseurs, si rieurs et si causeurs au départ, avaient subi cette influence toute-puissante du désert, et s’avançaient rapides et silencieux, n’échangeant qu’à de longs intervalles de brèves paroles entre eux.

Cependant le calme le plus complet continuait à régner dans le désert.

Grâce à l’étonnante transparence de l’atmosphère, la vue pouvait s’étendre au loin, rien de suspect ne se laissait voir.

Les luccioles et les mouches à feu voletaient insoucieuses sur la cime des herbes ; déjà apparaissaient à une demi-lieue au plus en avant les lueurs tremblotantes des feux allumés devant les tentes vers lesquelles se dirigeaient les chasseurs.

À un signal de don Miguel, la troupe, qui jusqu’alors n’avait marché qu’au trot, prit un galop assez allongé ; chacun avait hâte de sortir de ce lieu qui, dans les ténèbres, avait pris un aspect sinistre. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à une centaine de pas des feux dont les lueurs rougeâtres se reflétaient au loin sur les arbres, lorsque tout à coup un hurlement horrible traversa l’espace, et de derrière chaque buisson, chaque hallier, s’élança un cavalier indien, brandissant ses armes et faisant caracoler son cheval autour des blancs en poussant son cri de guerre.

Les Mexicains, surpris à l’improviste, furent entourés avant même qu’ils fussent assez revenus de leur stupeur pour songer à faire usage de leurs armes.

D’un coup d’œil don Miguel jugea la position ; elle était critique.

Les chasseurs n’étaient tout au plus qu’une vingtaine.

Le nombre des guerriers comanches qui les cernaient se montait au moins à trois cents.

Les Comanches et les Apaches sont les plus implacables ennemis de la race blanche. Dans leurs invasions périodiques sur les frontières, ils ne font presque jamais de prisonniers ; ils tuent sans pitié tous ceux qui tombent en leur pouvoir.

Cependant les Mexicains s’étaient ralliés. Certains du sort qui les attendait, ils étaient résolus à vendre chèrement leur vie.

Il y eut un instant d’attente suprême avant le combat mortel qui allait s’engager.

Soudain un cavalier indien fit bondir son cheval hors des rangs de ses guerriers et s’avança à trois pas de la petite troupe mexicaine.

Arrivé là, il s’arrêta et déploya sa robe de bison en signe de paix.

Le gouverneur de la province fit le geste d’un homme qui se prépare à répondre à une interpellation.

— Laissez-moi me charger de la négociation, lui dit don Miguel ; je connais les Indiens mieux que vous, peut-être parviendrai-je à nous sortir du mauvais pas dans lequel nous sommes.

— Faites, répondit le gouverneur.

Le général Ibañez était le seul qui fût resté calme et impassible lors de la surprise : il ne fit pas un mouvement pour saisir ses armes ; au contraire, il se croisa nonchalamment les bras sur la poitrine et jeta un regard railleur à ses compagnons en sifflotant une seguidilla entre ses dents.

Don Pablo s’était placé aux côtés de son père, prêt à le défendre au péril de sa vie.

Le chef indien prit la parole :

— Que les Faces Pâles écoutent, dit-il, un sachem va parler.

— Nous n’avons pas le temps de prêter l’oreille aux paroles insidieuses que vous vous préparez à nous dire, chef, répondit don Miguel d’une voix hautaine ; retirez-vous ; ne vous obstinez pas à nous barrer le passage, sinon il y aura du sang répandu.

— Les Visages Pâles l’auront voulu, reprit le Comanche d’une voix douce. Les Indiens ne veulent pas de mal aux guerriers pâles.

— Pourquoi cette attaque subite, alors ? Le chef est fou, nous ne nous laissons pas tromper si facilement qu’il paraît le supposer ; nous savons fort bien qu’il en veut à nos chevelures.

— Non, l’Unicorne désire faire un traité avec les Visages Pâles.

— Voyons, chef, expliquez-vous ; peut-être vos intentions sont-elles en effet telles que vous le dites, je ne veux pas avoir à me reprocher de m’être obstiné à ne pas vous écouter.

L’Indien sourit.

— Bon, dit-il, le grand chef blanc devient raisonnable ; qu’il écoute donc les paroles que prononcera l’Unicorne.

— Allez, chef, mes compagnons et moi nous écoutons.

— Les Visages Pâles sont des chiens voleurs, dit le chef d’une voix rude ; ils font aux Peaux Rouges une guerre continuelle, achetant leurs chevelures comme si c’étaient des fourrures de bêtes fauves ; mais les Comanches sont des guerriers magnanimes qui dédaignent de se venger ; les femmes des blancs sont en leur pouvoir, ils les rendront.

À ces paroles, un frisson de terreur parcourut les rangs des chasseurs ; le courage leur manqua ; ils n’eurent plus qu’un désir, celui de sauver celles qui étaient si misérablement tombées entre les mains de ces hommes sanguinaires.

— À quelles conditions les Comanches rendront-ils leurs prisonnières ? demanda don Miguel, dont le cœur se serra à la pensée de sa fille, qui, elle aussi, était prisonnière. Intérieurement il maudit Valentin, dont le conseil fatal était seul cause de l’effroyable malheur qui le frappait en ce moment.

— Les Faces Pâles, continua le chef, mettront pied à terre et se placeront sur une ligne ; l’Unicorne choisira parmi ses ennemis ceux qu’il lui conviendra d’emmener prisonniers ; les autres seront libres et toutes les femmes seront rendues.

— Ces conditions sont dures, chef ; ne pouvez-vous les modifier ? demanda l’hacendero.

— Un chef n’a qu’une parole : les Faces Pâles consentent-ils ?

— Un instant, laissez-nous au moins quelques moments pour nous consulter.

— Bon, que les blancs se consultent, l’Unicorne leur accorde dix minutes, répondit l’Indien.

Et faisant pirouetter son cheval, il rejoignit les siens.

Don Miguel se tourna vers ses amis :

— Eh bien, que pensez-vous de ce qui se passe ?

Les Mexicains étaient atterrés ; cependant ils étaient contraints de s’avouer que la conduite des Indiens était extraordinaire, et que jamais ils n’avaient fait preuve d’autant de mansuétude.

Maintenant que la réflexion avait fait place à la première surexcitation morale qui s’était emparée d’eux dans le premier moment, ils comprenaient qu’une lutte contre des ennemis si nombreux était insensée, qu’elle n’aboutirait qu’à rendre leur position plus mauvaise qu’elle l’était en réalité, que les conditions du chef, toutes dures qu’elles paraissaient, offraient au moins quelques chances de salut à une partie d’entre eux, et que les femmes seraient sauvées.

Cette dernière et toute-puissante considération les décida. Don Miguel n’eut pas de peine à les convaincre de la nécessité de se soumettre ; bien qu’il leur en coûtât, ils descendirent de leurs chevaux et se rangèrent sur une ligne ainsi que le chef l’avait exigé d’eux.

Don Miguel et son fils se placèrent en tête.

L’Unicorne, avec ce courage froid qui caractérise les Indiens, s’avança alors seul vers les Mexicains qui avaient leurs armes et auraient pu peut-être, poussés par le désespoir et au risque d’être tous massacrés, le sacrifier à leur vengeance.

Le chef avait, lui aussi, mis pied à terre. Les mains derrière le dos, les sourcils froncés, il commença son inspection terrible.

Bien des cœurs se serraient à son approche, car c’était une question de vie ou de mort qui se décidait pour les malheureux ; seule la perspective des tortures atroces qui menaçaient leurs femmes avait pu les faire consentir à cette humiliante et dégradante condition.

L’Unicorne fut généreux.

De tous les Mexicains, il n’en conserva que huit, les autres eurent la permission de monter à cheval et de sortir du cercle fatal qui les enserrait.

Seulement, par un hasard étrange ou par une préméditation dont la cause leur échappait, ces huit prisonniers, au nombre desquels se trouvaient le gouverneur, le général Isturitz et le juge criminel don Luciano Ferez, se trouvaient être les personnages les plus importants de la compagnie et justement les chefs du gouvernement de la province.

Ce ne fut pas sans étonnement que don Miguel en fit l’observation.

Du reste, les Comanches exécutèrent fidèlement les conditions qu’eux-mêmes avaient posées ; les dames mexicaines furent immédiatement rendues à la liberté.

Elles avaient été traitées avec les plus grands égards par les Indiens, qui avaient surpris leur camp et s’étaient emparés d’elles à peu près de la même façon qu’ils avaient surpris les chasseurs, c’est-à-dire que le camp avait été envahi de tous les côtés à la fois.

Chose digne de remarque dans une embuscade indienne, pas une goutte de sang n’avait été versée.

Après les instants donnés au bonheur de revoir sa fille saine et sauve, don Miguel résolut de faire une dernière tentative auprès de l’Unicorne en faveur des malheureux restés en son pouvoir.

Le chef l’écouta avec déférence, le laissa parler sans l’interrompre ; puis il lui répondit avec un sourire d’une expression que l’hacendero chercha vainement à s’expliquer :

— Mon père a du sang indien dans les veines ; les Peaux Rouges l’aiment ; jamais ils ne lui feront un mal, si minime qu’il soit. L’Unicorne voudrait pouvoir lui rendre immédiatement les prisonniers dont il ne se soucie que fort peu, mais cela est impossible, mon père lui-même regretterait bientôt la condescendance de l’Unicorne à sa volonté ; mais, afin de prouver à mon père combien le chef tient à cœur de faire une chose qui lui soit agréable, les prisonniers ne seront pas maltraités, ils en seront quittes pour quelques jours d’ennui : l’Unicorne consent, à les mettre à rançon au lieu de les garder en esclavage ; mon père peut leur annoncer lui-même cette bonne nouvelle.

— Merci, chef, répondit don Miguel ; la noblesse de votre caractère me touche le cœur ; je ne l’oublierai pas. Soyez persuadé que, dans n’importe quelle circonstance, je serai heureux de vous prouver combien je vous en suis reconnaissant.

Le chef s’inclina gracieusement et se retira, afin de laisser à l’hacendero la liberté de communiquer avec ses compagnons.

Ceux-ci étaient tristement assis sur le sol, mornes et abattus ; don Miguel leur rapporta la conversation qu’il avait eue avec l’Unicorne et la promesse de celui-ci à leur égard.

Cette nouvelle leur rendit tout leur courage ; ce fut avec les paroles les plus affectueuses et les marques de la joie la plus vive qu’ils remercièrent l’hacendero de la démarche qu’il avait tentée en leur faveur.

En effet, grâce à la promesse de les mettre à rançon au bout de huit jours, et de les bien traiter pendant qu’ils seraient prisonniers, leur captivité n’avait plus rien d’effrayant, ce n’était plus qu’une de ces mille contrariétés auxquelles on est exposé par le hasard, mais dont les proportions s’étaient si bien amoindries à leurs yeux, qu’avec cette insouciance qui forme le fond du caractère mexicain, qui est peut-être le peuple le plus léger qui existe, ils furent les premiers à rire de leur malheur.

Cependant don Miguel avait hâte de s’éloigner ; il prit congé de ses amis et rejoignit le chef. Celui-ci lui renouvela l’assurance que les prisonniers seraient libres dans huit jours, s’ils consentaient à payer chacun une rançon dont la valeur n’excéderait pas mille piastres, ce qui était une misère ; il assura ensuite l’hacendero qu’il était libre de se retirer quand bon lui semblerait et qu’il ne s’opposait nullement à son départ.

Don Miguel ne se fit pas répéter l’invitation ; ses amis et lui montèrent immédiatement à cheval ainsi que les dames, qui furent placées au centre du détachement, et, après avoir pris congé de l’Unicorne, les Mexicains enfoncèrent les éperons dans le ventre de leurs chevaux et partirent au galop, heureux d’en être quittes à si bon compte.

Bientôt les feux du camp disparurent bien loin en arrière ; le général Ibañez s’approcha alors de son ami, et se penchant à son oreille :

— Don Miguel, lui dit-il à voix basse, est-ce que les Comanches seraient nos alliés ? il me semble qu’ils nous ont ce soir donné un rude coup d’épaule pour le succès de notre entreprise.

Cette pensée, comme un rayon lumineux, avait déjà traversé plusieurs fois le cerveau de l’hacendero.

— Je ne sais, répondit-il avec un fin sourire ; mais, dans tous les cas, mon cher général, ce sont de bien adroits ennemis.

La petite troupe continua à s’avancer rapidement vers l’hacienda qui n’était plus très-éloignée et que l’on avait l’espoir d’atteindre avant le lever du soleil.

Les événements que nous avons rapportés s’étaient passés en moins d’une heure.