Amyot (p. 166-176).
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XIX.

L’Unicorne.

Avant de se livrer au repos, le père Séraphin avait, le soir précédent, dit deux mots à l’oreille des Indiens.

Le soleil commençait à peine à s’élever un peu au-dessus de l’extrême ligne bleue de l’horizon, que le missionnaire ouvrit les yeux, fit une courte prière, et se dirigea vers la salle où ses compagnons étaient restés.

Les quatre hommes dormaient encore, enveloppés dans leurs couvertures et leurs peaux de bisons.

— Réveillez-vous, mes frères, dit le père Séraphin, le jour vient de paraître.

Les quatre hommes furent debout en un instant.

— Mes frères, reprit le jeune missionnaire d’une voix douce et pénétrante, j’ai pensé que nous devions, avant de nous séparer, remercier Dieu en commun pour les bienfaits dont il ne cesse de nous combler ; pour fêter notre heureuse réunion d’hier soir, j’ai donc résolu de célébrer ce matin une messe d’actions de grâces, à laquelle je serai heureux de vous voir assister avec le recueillement et la pureté de cœur que ce devoir commande.

À cette proposition, les quatre hommes se récrièrent avec joie :

— Je vous aiderai à préparer l’autel, père, dit Valentin ; votre idée est excellente.

— L’autel est tout prêt, mes amis, veuillez me suivre.

Le père Séraphin les conduisit alors en dehors de la grotte.

Là, au milieu d’une petite esplanade qui se trouvait devant la caverne, un autel avait été dressé par Curumilla et la Plume-d’Aigle sur un tertre de gazon.

Cet autel était simple : un crucifix de cuivre placé au centre du tertre, recouvert d’un drap d’une éblouissante blancheur ; de chaque côté du crucifix deux chandeliers d’étain, dans lesquels brûlaient des chandelles de suif jaune.

La Bible à droite, au milieu le ciboire, et c’était tout.

Le chasseur et les deux Mexicains s’agenouillèrent pieusement, et le père Séraphin commença à offrir le saint sacrifice, servi avec recueillement par les deux chefs indiens.

La matinée était magnifique ; des milliers d’oiseaux, cachés sous la feuillée, saluaient par leurs chants harmonieux la naissance du jour ; une folle brise murmurait sourdement à travers les branches des arbres et rafraîchissait l’air ; au loin, autant que la vue pouvait s’étendre, ondulait la prairie avec ses océans de hautes herbes, incessamment agitées par les pas pressés des bêtes fauves qui regagnaient leurs repaires ; et sur le flanc nu de cette colline, à l’entrée de cette grotte, une des merveilles du Nouveau-Monde, sous l’œil seul de Dieu, servi par deux pauvres sauvages et n’ayant pour auditoire que trois hommes à demi civilisés, un prêtre, simple comme un apôtre, célébrait la messe sur un autel de gazon.

Ce spectacle, si naïvement primitif, avait quelque chose d’imposant et de sublime qui inspirait le respect et faisait rêver aux anciens jours, alors que l’Église persécitée se réfugiait au désert pour se trouver face à face avec Dieu.

Aussi l’émotion qu’éprouvèrent les témoins de cet acte si saintement religieux fut-elle sincère ; un rayon de bonheur descendit dans leur âme, et ce fut avec une véritable effusion qu’ils remercièrent le digne prêtre de la surprise qu’il leur avait ménagée.

Le père Séraphin était tout heureux du résultat qu’il avait obtenu ; devant la foi vraiment profonde de ses amis, il sentit s’accroître son courage pour continuer la rude et noble tâche qu’il s’était imposée.

La messe dura trois quarts d’heure environ. Dès qu’elle fut finie, le missionnaire remit les pauvres vases sacrés dans le petit sac qu’il portait toujours avec lui et l’on rentra dans la grotte pour déjeuner.

Une heure plus tard, don Miguel Zarate, le général Ibañez et le missionnaire prirent congé de Valentin et, montés sur les chevaux que Curumilla leur avait amenés à l’entrée du ravin, ils s’éloignèrent au galop dans la direction du Paso del Norte, dont ils étaient éloignés de vingt lieues environ.

Valentin et les deux chefs indiens restèrent seuls.

— Je vais quitter mon frère, dit la Plume-d’Aigle.

— Pourquoi ne restez-vous pas avec nous, chef ?

— Mon frère pâle n’a plus besoin de la Plumed’Aigle ; le chef entend les cris des hommes et des femmes de sa tribu qui ont été lâchement assassinés et qui demandent vengeance.

— Où va mon frère ? demanda le chasseur, qui connaissait trop le caractère des Indiens pour chercher à faire changer la détermination du guerrier, bien qu’il fût fâché de son départ.

— Les Coras habitent des villages sur les rives du Colorado, la Plume-d’Aigle retourne vers les siens ; il demandera des guerriers pour venger ses frères qui sont morts.

Valentin s’inclina.

— Que le grand Esprit protége mon père ! dit-il ; la route est longue jusqu’aux villages de sa tribu ; le chef quitte des amis qui l’aiment.

— La Plume-d’Aigle le sait, il se souviendra, répondit le chef avec un accent profond.

Et après avoir pressé les mains que lui tendaient les deux chasseurs, il s’élança sur son cheval et disparut bientôt dans les méandres du cañon.

Valentin le regarda s’éloigner avec un regard triste et mélancolique.

— Le reverrai-je jamais ? murmura-t-il ; il est Indien, il suit sa vengeance, c’est sa nature ; il y obéit, Dieu le jugera ! Chacun doit suivre sa destinée.

Après cet aparté, le chasseur jeta son rifle sur l’épaule et partit, à son tour, suivi par Curumilla.

Valentin et son compagnon étaient à pied ; ils préféraient cette manière de voyager, qui leur semblait plus sûre et tout aussi prompte que sur un cheval.

Les deux hommes, d’après la coutume indienne, marchaient l’un derrière l’autre sans prononcer une parole.

Vers midi, la chaleur devint si forte qu’ils furent contraints de s’arrêter pour prendre quelques instants de repos.

Enfin, les rayons du soleil perdirent de leur force, la brise du soir se leva et les chasseurs purent reprendre leur route ; ils atteignirent bientôt les bords du Rio-Puerco (Rivière Sale), qu’ils se mirent à remonter en marchant le plus près possible de la rive, dans les sentes tracées de temps immémorial par les bêtes fauves qui viennent se désaltérer.

L’homme auquel les splendides paysages américains sont inconnus aura peine à se figurer l’imposante et sauvage majesté de la prairie que parcouraient les chasseurs.

La rivière, parsemée d’îles couvertes de cotonniers des bois, coulait silencieuse et rapide entre des rives peu élevées et garnies d’herbes si hautes qu’elles suivaient l’impulsion du vent au loin ; dans la vaste plaine étaient disséminées d’innombrables collines dont le sommet, coupé à peu près à la même hauteur, présente une surface plate ; jusqu’à une grande distance vers le nord, le sol était semé de larges dalles de grès, semblables à des pierres tumulaires.

À quelques centaines de pas du fleuve, s’élevait un tertre conique supportant à son sommet un obélisque de granit de cent vingt pieds de haut. Les Indiens, épris, comme tous les peuples primitifs, du fantastique et du bizarre, se réunissent souvent en cet endroit ; c’est là que se font les hécatombes à Kitchi-Manitou.

Un grand nombre de crânes de bisons, amoncelés au pied de la colonne et disposés en cercles, en courbes et autres figures géométriques, attestent leur piété pour ce Dieu de la chasse, dont l’esprit protecteur plane, disent-ils, du haut du monolithe.

Çà et là poussaient et s’épanouissaient par larges touffes la pomme de terre indienne, l’oignon sauvage, la tomate des prairies, et ces millions de fleurs et d’arbres étranges qui composent la flore américaine ; le reste du paysage était couvert de hautes herbes qui ondulaient continuellement sous le pied léger des gracieux antilopes ou des asshatas ou longues-cornes qui, au bruit causé par les pas des voyageurs, bondissaient effarés d’un roc à un autre.

Et bien loin enfin, bien loin, à l’horizon, se confondant avec l’azur du ciel, apparaissaient les pics dénudés des hautes montagnes qui servent de forteresses inexpugnables aux Indiens ; leurs sommets couverts de neiges éternelles encadraient ce tableau immense et imposant, empreint d’une sombre et mystérieuse grandeur.

À l’heure où le maukawis — espèce de caille — faisait entendre son dernier chant pour saluer le coucher du soleil, qui, à demi plongé dans la pourpre du soir, jaspait encore le ciel de longues bandes rouges, les voyageurs aperçurent les tentes des Comanches pittoresquement groupées sur les flancs d’une colline verdoyante.

Les Comanches avaient en quelques heures improvisé un véritable village avec leurs tentes en peaux de bison alignées, formant des rues et des places.

Arrivés à cinq cents pas environ du village, un cavalier indien apparut tout à coup à quelques pas des chasseurs.

Ceux-ci, sans témoigner la moindre surprise, s’arrêtèrent en déployant leurs robes de bison, qu’ils firent flotter en signe de paix.

Le cavalier poussa un cri retentissant.

À ce signal, car c’en était évidemment un, une troupe de guerriers comanches déboucha au galop du village et roula comme une avalanche le long des flancs de la colline, arrivant à toute bride sur les deux chasseurs toujours immobiles, en brandissant leurs armes et jetant leur cri de guerre.

Les chasseurs attendaient, nonchalamment appuyés sur leurs fusils.

Certes, pour qui n’eût pas été au fait des mœurs singulières de la prairie, cette façon de s’aborder eût paru une hostilité déclarée ; il n’en était rien pourtant, car, arrivés à portée des chasseurs, les Comanches commencèrent à faire danser et caracoler leurs chevaux avec cette grâce et cette habileté qui caractérisent les Indiens, et, se déployant à droite et à gauche, ils formèrent un vaste cercle au centre duquel se trouvèrent enfermés les deux chasseurs, toujours impassibles.

Alors un cavalier se détacha de la troupe, mit pied à terre et s’approcha rapidement des nouveaux venus ; ceux-ci se hâtèrent d’aller à sa rencontre. Tous trois avaient le bras étendu, la main ouverte, la paume en avant en signe de paix.

L’Indien qui s’avançait ainsi à la rencontre des chasseurs était Haboutzelze, c’est-à-dire l’Unicorne, le grand chef des Comanches.

Signe distinctif de sa race, il avait la peau d’une teinte rouge, plus claire que le cuivre neuf le plus pâle.

C’était un homme de trente ans au plus, aux traits mâles et expressifs ; sa physionomie était d’une intelligence remarquable et particulièrement empreinte de cette majesté naturelle que l’on rencontre chez les sauvages enfants des prairies ; sa taille était élevée, bien prise, élancée, et ses membres fortement musclés dénotaient une vigueur et une souplesse contre lesquelles peu d’hommes auraient pu lutter avec avantage.

Il était complétement peint et armé en guerre ; ses cheveux noirs étaient relevés sur sa tête en forme de casque et retombaient sur son dos comme une crinière ; une profusion de colliers de Wampum, de griffes d’ours gris et de dents de bison ornaient sa poitrine, sur laquelle était peinte avec une finesse rare une tortue bleue, signe distinctif de la tribu à laquelle il appartenait, et grande comme la main.

Le reste du costume se composait du mitasse attaché aux hanches par une ceinture de cuir et arrivant jusqu’aux chevilles, d’une chemise de peau de daim à longues manches pendantes et dont les coutures, ainsi que celles du mitasse, étaient frangées de cuir découpé et de plumes ; un ample manteau de bison femelle blanc, formant de naïfs dessins, s’accrochait à ses épaules par une agrafe d’or pur et tombait jusqu’à terre ; il avait pour chaussure d’élégants mocksens de couleurs différentes, constellés de perles fausses et de piquants de porc-épic, au talon desquels traînaient de nombreuses queues de loup ; un léger bouclier rond, couvert en bison et garni de chevelures humaines, pendait à son côté gauche, auprès de son carquois en peau de panthère rempli de flèches.

Ses armes étaient celles des Indiens comanches, c’est-à-dire le couteau à scalper, le tomawhawk, l’arc et le rifle américain ; mais un long fouet, dont le manche court, peint en rouge, était garni de chevelures humaines, indiquait la qualité de chef.

Lorsque les trois hommes furent auprès les uns des autres, ils se saluèrent en portant la main droite à leur front ; ensuite Valentin et l’Unicorne croisèrent les bras en passant la main droite sur l’épaule gauche, et, inclinant la tête en même temps, ils se baisèrent sur la bouche, suivant la mode des prairies.

L’Unicorne salua ensuite Curumilla de la même façon.

Cette cérémonie préliminaire terminée, le chef comanche prit la parole :

— Mes frères sont les bienvenus dans le village de ma tribu, dit-il ; je les attendais avec impatience. J’avais chargé le chef de la prière des Visages Pâles de les inviter en mon nom.

— Il s’est acquitté de sa mission dès hier soir ; je remercie mon frère d’avoir pensé à moi.

— Les deux grands chasseurs étrangers sont les amis de l’Unicorne, son cœur était triste de ne pas les voir près de lui pour la chasse au bison que préparent les jeunes gens.

— Nous voilà ; nous nous sommes mis en route ce matin au lever du soleil.

— Que mes frères me suivent, ils se reposeront auprès du feu du conseil.

Les chasseurs s’inclinèrent affirmativement.

On leur donna à chacun un cheval, et, sur un signe de l’Unicorne, qui s’était placé entre eux deux, la troupe repartit au galop et retourna au village, où elle entra au bruit assourdissant des tambours, du chichikoue, des cris de joie des femmes et des enfants qui saluaient leur retour, et des aboiements furieux des chiens.

Lorsque les chefs furent assis autour du feu du conseil, la pipe fut allumée et présentée cérémonieusement aux deux étrangers, qui fumèrent silencieusement pendant quelques minutes.

Lorsque la pipe eut fait plusieurs fois le tour de l’assemblée, l’Unicorne s’adressa à Valentin :

— Koutonepi est un grand chasseur, lui dit-il, souvent il a chassé le bison dans les plaines de la Rivière Sale ; le chef lui dira les préparatifs qu’il a faits, afin que le chasseur lui donne son avis.

— C’est inutile, chef, répondit Valentin ; le bison est l’ami des Peaux Rouges, les Comanches connaissent toutes ses allures ; je voudrais adresser une question à mon frère.

— Le chasseur peut parler, mes oreilles sont ouvertes.

— Combien de temps le chef restera-t-il sur le lieu de chasse avec ses jeunes gens ?

— Huit jours à peu près ; les bisons sont méfiants ; mes jeunes gens les cernent, mais ils ne pourront pas les rabattre de notre côté avant quatre ou cinq jours.

Valentin fit un mouvement de joie.

— Bon, dit-il.

— Mon frère en est sûr ?

— Très-sûr.

— Combien de guerriers sont restés auprès du chef ? Quatre cents environ ; les autres sont disséminés dans la plaine pour signaler l’approche du bison.

— Bien ; si mon frère le veut, je lui ferai, d’ici trois jours, faire une belle chasse.

— Ah ! s’écria le chef, mon frère a-t-il donc fait lever du gibier ?

— Oui, répondit Valentin en riant ; que mon frère s’en rapporte à moi, et je lui promets de riches dépouilles.

— Bon. De quel gibier parle donc mon frère ?

— Des gachupines[1] ; dans deux jours ils se réuniront en assez grand nombre, non loin d’ici.

— Ooah ! fit le Comanche, dont les yeux brillèrent à cette nouvelle, mes jeunes gens les chasseront ; que mon frère s’explique.

Valentin secoua la tête.

— Mes paroles sont pour les oreilles d’un chef, dit-il.

Sans répondre, l’Unicorne fit un signe, les Indiens se levèrent silencieusement et sortirent de la tente.

Le chasseur Curumilla et l’Unicorne restèrent seuls auprès du feu.

Valentin expliqua alors au chef comanche, dans les plus grands détails, le projet qu’il avait conçu, projet pour l’exécution duquel l’aide des guerriers indiens lui était indispensable.

L’Unicorne l’écouta avec attention sans l’interrompre ; lorsque Valentin eut terminé :

— Que pense mon frère ? demanda-t-il en fixant un regard interrogateur sur le visage impassible du chef.

— Ooah ! répondit celui-ci, le chasseur pâle est très-rusé, l’Unicorne fera ce qu’il désire.

Cette assurance remplit de joie le cœur de Valentin.

  1. Porteurs de souliers, nom donné aux Espagnols par les Indiens à l’époque de la conquête.