Amyot (p. 128-136).
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XV.

Fray Ambrosio.

Fray Ambrosio resta assez longtemps dans la salle du meson à prendre les noms des aventuriers qu’il voulait engager dans sa troupe.

Il était tard lorsqu’il sortit pour regagner l’hacienda de la Noria, mais il était content de sa soirée et s’applaudissait intérieurement de la riche collection de bandits, hommes de sac et de corde, qu’il avait recrutés.

Les moines forment une caste privilégiée au Mexique ; ils peuvent à toute heure de la nuit aller où bon leur semble sans avoir rien à redouter des nombreux gentilshommes de grand chemin disséminés sur toutes les routes ; leur habit inspire un respect qui les garantit de toute insulte et les préserve mieux que quoi que ce soit des mauvaises rencontres.

D’ailleurs, Fray Ambrosio, le lecteur s’en est aperçu sans doute déjà, n’était pas homme à négliger les précautions indispensables dans un pays où, sur dix individus qu’on trouve sur son chemin, on peut hardiment affirmer qu’il y a neuf coquins, le dixième offrant seul quelque doute.

Le digne chapelain portait sous sa robe une paire de pistolets doubles, dûment chargés et amorcés, et dans sa manche droite il cachait une longue navaja tranchante comme un rasoir et acérée comme une aiguille.

Sans s’inquiéter de la solitude qui régnait autour de lui, le moine monta sur sa mule et se dirigea tranquillement vers l’hacienda de la Noria.

Il était environ onze heures du soir.

Quelques mots sur Fray Ambrosio, tandis qu’il chemine paisiblement dans l’étroit sentier qui doit en deux heures le conduire à sa destination, feront connaître toute la perversité de cet homme, appelé à jouer un rôle malheureusement trop important dans le cours de ce récit.

Un jour, un gambusino ou chercheur d’or, qui depuis plus de deux ans avait disparu du pays sans que personne sût ce qu’il était devenu, et que l’on croyait mort depuis longtemps, assassiné dans le désert par les Indiens, reparut subitement au Paso del Norte.

Cet homme, nommé Joaquin, était le frère d’Andrès Garote, aventurier de la pire espèce, qui avait au moins une douzaine de cuchilladas (coups de couteau) sur la conscience, que tout le monde redoutait, mais qui, par la terreur qu’il inspirait, jouissait au Paso, malgré ses crimes bien avérés, d’une espèce d’impunité dont il abusait du reste sans scrupule chaque fois que l’occasion s’en présentait.

Les deux frères commencèrent à hanter de compagnie les mesons et les ventas du village, buvant du matin au soir, et payant soit avec de la poudre d’or contenue dans de forts tuyaux de plume, soit avec des parcelles d’or natif.

Bientôt le bruit se répandit au Paso que Joaquin avait découvert un riche placer, et que les dépenses qu’il faisait étaient payées avec les échantillons qu’il avait rapportés.

Le gambusino ne répondait ni oui ni non aux diverses insinuations que ses amis, ou plutôt ses compagnons de bouteille, tentaient auprès de lui ; il clignait les yeux, souriait mystérieusement, et si on lui faisait observer que, du train dont il allait, il serait bientôt ruiné, il haussait les épaules en disant :

— Quand je n’en aurai plus, je sais où en prendre d’autre ; et il continuait de plus belle à se donner tous les plaisirs que peut fournir une misérable bourgade comme le Paso.

Fray Ambrosio avait entendu parler comme tout le monde de la découverte supposée du gambusino ; son plan fut immédiatement arrêté pour se rendre maître du secret de cet homme et lui voler sa découverte, si cela était possible.

Le soir même, Joaquin et son frère Andrès buvaient selon leur habitude dans un meson, entourés d’une foule de mauvais drôles comme eux.

Fray Ambrosio, assis à une table, les mains cachées dans les manches de sa robe, la tête basse, paraissait plongé dans de sérieuses réflexions, bien qu’il suivît d’un œil sournois les divers mouvements des buveurs et qu’aucun de leurs gestes ne lui échappât.

Tout à coup un homme entra en se dandinant, le poing sur la hanche, et, jetant au nez du premier qui se trouva sur son passage la cigarette qu’il fumait, il alla se planter en face de Joaquin auquel il ne dit pas un mot, mais qu’il commença à regarder d’un air goguenard, en haussant les épaules et souriant avec ironie à tout ce que disait le gambusino.

Joaquin n’était pas patient, il jugea du premier coup d’œil que cet individu voulait lui chercher querelle ; comme en résumé il était brave, que, homme ou diable, il ne redoutait aucun ennemi, il s’approcha résolûment de lui, et, le regardant à son tour entre les deux yeux, il lui dit en avançant son visage auprès du sien :

— Est-ce une dispute que tu veux, Tomaso ?

— Et pourquoi pas ? répondit effrontément celui-ci en vidant son verre qu’il reposa avec bruit sur la table.

— Je suis ton homme, nous nous battrons comme cela te plaira.

— Bah ! fit insoucieusement Tomaso ; faisons bien les choses, battons-nous à toute la lame.

— À toute la lame, soit !

Les combats que se livrent entre eux les aventuriers sont de véritables combats de bêtes fauves ; ces hommes grossiers, aux instincts cruels, aiment se battre par-dessus tout, l’odeur du sang les grise.

L’annonce de cette lutte fit courir un frisson de plaisir dans les rangs des leperos et des bandits qui se pressaient autour des deux hommes ; la fête était complète : un des deux adversaires succomberait sans doute, peut-être tous les deux, le sang coulerait à flots ; ce n’étaient que des cris et des trépignements d’enthousiasme parmi les spectateurs.

Le duel au couteau est le seul qui existe au Mexique ; il est seulement réservé aux leperos et généralement aux gens de la plus basse classe.

Ce duel a ses règles, dont il est défendu de s’écarter.

Les couteaux dont on se sert ont ordinairement des lames longues de quatorze à seize pouces ; on se bat, suivant la gravité de l’insulte, à un, deux, trois, six pouces ou toute la lame.

Les pouces sont mesurés avec soin, et la main saisit le couteau à l’endroit marqué.

Cette fois c’était un duel à toute la lame, le duel le plus terrible.

Avec un sang-froid et une politesse inouïs, le chef de l’établissement fit former au centre de la salle un grand cercle où les deux adversaires se placèrent face à face, à six pas l’un de l’autre, à peu près.

Un silence de plomb pesait sur cette salle, un instant auparavant si pleine de vie et de tapage ; chacun attendait avec anxiété le dénoûment du terrible drame qui se préparait.

Seul, Fray Ambrosio n’avait pas quitté sa place, pas fait un geste, un mouvement.

Les deux hommes roulèrent leur zarape autour du bras gauche, se plantèrent bien carrément sur leurs jambes écartées, penchèrent légèrement le corps en avant, et, appuyant l’extrémité de la lame du couteau qu’ils tenaient de la main droite sur le bras gauche arrondi devant la poitrine, ils attendirent en fixant l’un sur l’autre des regards étincelants.

Quelques secondes s’écoulèrent pendant lesquelles les deux adversaires restèrent dans une immobilité complète.

Tous les cœurs étaient serrés, toutes les poitrines haletantes.

C’était une scène digne du crayon de Callot que celle qu’offraient ces hommes aux visages basanés, aux traits durs, aux vêtements en lambeaux, faisant cercle autour de ces deux hommes prêts à s’entretuer dans cette salle d’un aspect ignoble, faiblement éclairée par une lampe fumeuse qui faisait jaillir des étincelles sinistres des lames bleuâtres des couteaux, et, dans l’ombre, assis et disparaissant presque dans sa robe noire, le moine au regard implacable, au sourire railleur, qui, comme un tigre altéré de sang, attendait l’heure de la curée.

Tout à coup, par un mouvement spontané et prompt comme la foudre, les deux adversaires se ruèrent l’un sur l’autre en poussant un rugissement de colère.

Les lames étincelèrent, il y eut un froissement sec ; ils reculèrent d’un commun accord.

Joaquin et Tomaso s’étaient tous deux porté le même coup, appelé dans l’argot du pays le coup du guapo — du brave. —

Chacun avait le visage sillonné dans toute sa longueur par une large balafre.

Les spectateurs applaudirent avec frénésie à ce magnifique début.

Les jaguars avaient senti le sang, ils étaient ivres.

— Quel beau combat ! Quel beau combat ! s’écriaient-ils avec admiration.

Cependant les deux adversaires, rendus hideux par le sang qui coulait de leurs blessures et souillait leur visage, épiaient de nouveau l’occasion de fondre l’un sur l’autre.

Soudain ils s’élancèrent. Mais cette fois ce n’était plus une simple escarmouche, c’était le combat véritable, atroce et sans merci.

Les deux hommes s’étaient saisis corps à corps et, enlacés comme deux serpents, ils se tordaient par mouvements saccadés, cherchant à se poignarder mutuellement et s’excitant à la lutte par des cris de rage et de triomphe.

L’enthousiasme des spectateurs était à son comble ; ils riaient, battaient des mains et poussaient des hurlements inarticulés en excitant les combattants à ne pas lâcher prise.

Enfin les deux ennemis roulèrent sur le sol, toujours enlacés l’un à l’autre.

Pendant quelques secondes le combat continua à terre, sans qu’il fût possible de distinguer qui était vainqueur ou vaincu.

Tout à coup l’un d’eux, qui n’avait plus forme humaine et dont le corps était rouge comme celui d’un Indien, se redressa en brandissant son couteau.

C’était Joaquin.

Son frère se précipita vers lui pour le féliciter de sa victoire.

Tout à coup le gambusino s’affaissa sur lui-même et s’évanouit.

Tomaso ne se releva pas, il resta immobile, étendu sur le sol raboteux du meson.

Il était mort.

Cette scène avait été si rapide, le dénoûment si imprévu, que, malgré eux, les assistants étaient restés muets et comme frappés de stupeur.

Soudain le prêtre, que tous avaient oublié, se leva et s’avança au milieu de la salle, jeta autour de lui un regard qui fit baisser les yeux aux plus résolus.

— Retirez-vous tous, dit-il d’une voix sombre ; maintenant que vous avez laissé accomplir cette œuvre de sauvages, le prêtre doit remplir son ministère et ravir, s’il en est temps encore, au démon l’âme de ce chrétien qui va mourir ; allez !

Les aventuriers baissèrent la tête.

Au bout de quelques minutes, le prêtre resta seul avec les deux hommes, dont l’un était mort et l’autre entrait en agonie.

Nul ne put dire ce qui se passa dans cette salle ; mais lorsqu’un quart d’heure plus tard le prêtre en sortit, ses yeux lançaient des lueurs étranges.

Joaquin avait rendu le dernier soupir. En ouvrant la porte pour sortir, Fray Ambrosio se heurta contre un homme qui se rejeta vivement en arrière pour lui livrer passage.

Cet homme était Andrès Garote.

Que faisait-il, l’œil appuyé à la serrure, pendant que le moine confessait son frère ?

L’aventurier ne confia à personne ce qu’il avait aperçu pendant ce quart d’heure suprême.

Le moine ne remarqua pas dans l’ombre l’homme qu’il avait failli renverser.

Voilà de quelle façon Fray Ambrosio s’était rendu maître du secret du gambusino, et comment il savait seul à présent dans quel endroit se trouvait le placer.