Amyot (p. 119-128).
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XIV.

Les deux Chasseurs.

Harry et Dick, les deux chasseurs canadiens que nous avons vus, dans le meson du Paso, attablés avec Fray Ambrosio et le Cèdre-Rouge, étaient cependant fort loin de ressembler, au moral, à ces derniers personnages.

C’étaient de francs et hardis chasseurs, dont la plus grande partie de l’existence s’était passée au désert, et qui, dans les vastes solitudes des prairies, s’étaient habitués à une vie pure et exempte des vices que donne la fréquentation des villes.

Pour eux, l’or n’était qu’un moyen de se procurer les objets nécessaires à leur métier de chasseurs et de trappeurs, sans jamais s’imaginer que la possession d’une grande quantité de ce métal jaune, qu’ils méprisaient, pût les mettre à même de se donner des jouissances autres que celles pleines de voluptés qu’ils éprouvaient pendant leurs longues courses à la poursuite des bêtes fauves, courses si pleines de péripéties étranges et de joies saisissantes.

Aussi Dick avait-il été surpris au dernier point, lorsqu’il avait vu son ami accepter avec empressement la proposition du moine, et s’engager pour aller à la recherche d’un placer ; mais, ce qui l’avait plus étonné encore, c’était l’insistance de Harry à ne vouloir partir que si le Cèdre-Rouge dirigeait l’expédition.

Bien que nul ne pût positivement accuser le squatter, grâce aux précautions dont il savait s’entourer, de mener une vie de rapine et de meurtre, cependant les allures mystérieuses qu’il affectait, la solitude dans laquelle il vivait avec sa famille, avaient jeté sur lui un reflet de réprobation.

Chacun le tenait pour un chasseur de chevelures, et pourtant nul n’aurait osé affirmer aucun des faits honteux dont il était accusé.

Il était résulté de cette réprobation générale qui frappait le squatter, réprobation méritée, nous le savons de reste à présent, que parmi les chasseurs et les trappeurs de la frontière, lui et sa famille étaient mis à l’index, et que chacun fuyait non-seulement leur société, mais encore tout contact avec eux.

Dick connaissait à fond le caractère droit, la noblesse de cœur de son ami ; sa conduite en cette circonstance lui parut donc complétement incompréhensible, et il résolut d’avoir avec lui une explication.

À peine furent-ils hors du meson, où Fray Ambrosio embauchait en ce moment des hommes de bonne volonté pour l’aider dans son entreprise hasardeuse, que Dick se pencha à l’oreille de son ami et lui dit en le couvrant d’un regard interrogateur :

— Voici cinq ans que nous chassons ensemble, Harry, que nous dormons côte à côte dans le désert ; jusqu’à présent je me suis toujours laissé conduire par vous, vous laissant libre d’agir à votre guise dans l’intérêt commun ; cependant, ce soir, votre conduite m’a semblé tellement extraordinaire que je suis obligé, au nom de notre amitié qui jusqu’à ce jour ne s’est jamais démentie, de vous demander l’explication de ce qui s’est passé devant moi.

— À quoi bon, mon ami ? ne me connaissez-vous pas assez pour être certain que jamais je ne consentirai à faire une action qui ne serait pas loyale ?

— Jusqu’à ce soir je l’aurais juré, Harry, oui, sur mon honneur, je l’aurais juré…

— Et à présent ? demanda le jeune homme en s’arrêtant et regardant son ami en face.

— À présent, répondit Dick avec une certaine hésitation, dame, je serai franc avec vous, Harry, comme un brave chasseur doit toujours l’être, à présent je ne sais pas si je le ferais, non, véritablement je ne le sais pas.

— Ce que vous me dites là me fait beaucoup de peine, Dick ; vous m’obligez, pour dissiper vos injustes soupçons, à vous confier un secret qui n’est pas à moi, et dont, pour rien au monde, je n’aurais voulu vous faire la confidence.

— Pardonnez-moi, Harry, mais à ma place, j’en suis convaincu, vous agiriez ainsi que je le fais ; nous sommes fort loin de notre pays, que nous ne reverrons peut-être jamais, nous sommes solidaires l’un de l’autre, nos actions doivent être exemptes de toute double interprétation.

— Je ferai ce que vous exigez, Dick, quoi qu’il m’en coûte ; je reconnais la justesse de votre observation ; je comprends combien ma conduite de ce soir a dû vous choquer, vous paraître ambiguë ; je ne veux pas que notre amitié reçoive la moindre atteinte, que le plus petit nuage s’élève entre nous ; vous serez satisfait.

— Je vous remercie, Harry, ce que vous me dites m’ôte un grand poids de dessus la poitrine ; je vous avoue que j’aurais été désespéré de mal penser de vous, mais je vous avoue que les paroles de ce moine intrigant et les manières de son digne acolyte le Cèdre-Rouge, tout cela m’avait mis hors de moi ; si vous ne m’aviez pas si souvent averti de me taire, je crois, Dieu me pardonne, que j’aurais fini par dire leur fait à tous deux.

— Vous avez montré beaucoup de prudence en gardant le silence, soyez persuadé que je vous en ai une sincère obligation ; bientôt vous comprendrez tout, je suis convaincu que vous m’approuverez complétement.

— Je n’en doute pas, Harry, je n’en doute pas, et maintenant que je suis certain de m’être trompé, vous me voyez tout joyeux.

En causant ainsi, les deux chasseurs, qui marchaient de ce pas gymnastique enlevé et rapide particulier aux hommes habitués à franchir de grandes distances à pied, étaient sortis du village et se trouvaient assez loin déjà dans la plaine.

La nuit était magnifique, le ciel d’un bleu profond, un nombre incalculable d’étoiles étincelantes semblaient nager dans l’éther. La lune répandait à profusion ses rayons argentés sur le paysage.

L’âcre parfum des fleurs embaumait l’atmosphère.

Les deux chasseurs marchaient toujours.

— Où allons-nous donc ainsi, Harry ? demanda Dick ; il me semble que nous ferions mieux de prendre quelques heures de repos, au lieu de nous fatiguer sans raison et sans but.

— Je ne fais jamais rien sans raison, mon ami, vous le savez, répondit Harry ; laissez-vous donc guider par moi, bientôt nous arriverons.

— Faites comme vous l’entendrez, mon ami, je ne dis plus rien.

— Maintenant, sachez que le chasseur français, que vous connaissez, Koutonepi, m’a prié, pour certaines raisons que j’ignore, de surveiller Fray Ambrosio ; voilà un des motifs qui m’ont fait assister à l’entrevue de ce soir, bien que je me soucie aussi peu d’un placer que d’une peau de rat musqué.

— Koutonepi est le premier chasseur de la frontière, souvent il nous a rendu service dans le désert ; vous avez bien agi, Harry, en faisant ce qu’il vous avait demandé.

— Quant à la seconde raison qui m’a dicté ma conduite, bientôt vous la connaîtrez.

Moitié causant, moitié rêvant, les jeunes gens atteignirent la vallée du Bison, et ne tardèrent pas à s’engager dans la forêt qui servait de retraite au squatter et à sa famille.

— Où diable allons-nous ? ne put s’empêcher de dire Dick.

— Silence, répondit l’autre, nous approchons.

Les ténèbres étaient profondes dans la forêt, l’épaisseur du dôme de feuillage sous lequel marchaient les deux chasseurs interceptait complétement la lumière des rayons lunaires ; cependant les Canadiens, habitués de longue date aux courses de nuit, s’avancèrent aussi facilement au milieu du chaos de lianes et d’arbres, enchevêtrés les uns dans les autres, que s’ils avaient été en plein jour.

Arrivés à un certain endroit où les arbres, un peu moins pressés, formaient une espèce de carrefour et laissaient passer une lueur incertaine et tremblotante, Harry s’arrêta en faisant signe à son compagnon de s’arrêter.

— C’est ici, dit-il ; seulement, comme la personne qui va venir m’attend seul, que votre présence imprévue pourrait l’effrayer, cachez-vous derrière ce mélèze ; surtout ne venez pas avant que je vous appelle.

— Oh ! oh ! fit en riant le chasseur, m’auriez-vous, par hasard, amené à un rendez-vous d’amour, Harry ?

— Vous allez en juger, répondit laconiquement celui-ci, cachez-vous.

Dick, vivement intrigué, ne se fit pas répéter l’invitation, il s’effaça derrière l’arbre que son ami lui avait désigné, et qui, derrière son énorme tronc, aurait pu abriter dix hommes.

Dès que Harry fut seul, il porta les doigts à sa bouche et, à trois reprises différentes, il imita le cri du chat-huant avec une perfection telle que Dick lui-même y fut pris et leva machinalement la tête pour chercher l’oiseau dans les hautes branches de l’arbre auprès duquel il se trouvait.

Presque aussitôt, un léger bruit se fit entendre dans les buissons et une forme svelte et blanche apparut dans le carrefour

C’était une femme.

Cette femme était Ellen.

Elle s’avança rapidement vers le jeune homme.

— Oh ! c’est vous, Harry, dit-elle avec joie ; Dieu soit béni ! j’avais peur que vous ne vinssiez pas, il est tard.

— C’est vrai, Ellen, pardonnez-moi ; j’ai fait toute la diligence possible cependant, ce n’est pas ma faute si je ne suis pas arrivé plus tôt.

— Que vous êtes bon, Harry, de vous donner autant de peines pour moi ; comment pourrai-je jamais reconnaître les services continuels que vous me rendez.

— Oh ! ne parlons pas de cela, c’est un bonheur pour moi de faire quelque chose qui vous soit agréable.

— Hélas ! murmura la jeune fille, Dieu m’est témoin que j’ai une profonde amitié pour vous, Harry.

Le jeune homme soupira tout bas.

— J’ai fait ce que vous m’aviez demandé, dit-il assez brusquement.

— Ainsi, c’est vrai, mon père songe à quitter ce pays pour aller plus loin encore.

— Oui, Ellen, et dans des contrées affreuses, au milieu d’Indiens féroces.

La jeune fille fit un mouvement de terreur.

— Savez-vous pourquoi il veut partir ? reprit-elle.

— Oui, il va à la recherche d’un placer d’or.

— Hélas ! qui me protégera, qui me défendra désormais si nous nous en allons ?

— Moi, Ellen, s’écria le chasseur avec feu ; ne vous ai-je pas juré de vous suivre partout ?

— C’est vrai, dit-elle tristement, mais à quoi bon risquer votre vie dans le lointain voyage que nous allons entreprendre ? Non, Harry, restez ici, je ne puis consentir à votre départ. D’après ce que j’ai entendu dire à mon père, la troupe qu’il commandera sera nombreuse, elle n’aura presque rien à craindre des Indiens, au lieu que vous, obligé de vous cacher, vous serez seul en butte à des dangers terribles ; non, Harry, je ne le souffrirai pas.

— Détrompez-vous, Ellen, je ne serai pas contraint de me cacher, je ne serai pas seul, je ferai partie de la troupe de votre père.

— Il serait possible, Harry ! s’écria-t-elle avec une expression de joie qui fit tressaillir le jeune homme.

— Je me suis engagé ce soir dans sa troupe.

— Oh ! fit-elle, nous pourrons donc nous voir souvent, alors ?

— Tant que vous le voudrez, Ellen, puisque je serai là.

— Oh ! maintenant j’ai hâte de m’éloigner d’ici, je voudrais déjà être partie.

— Cela ne tardera pas, soyez tranquille ; je suis convaincu que d’ici à sept à huit jours nous nous mettrons en route.

— Merci de la bonne nouvelle que vous m’apportez, Harry.

— Votre père et votre mère sont-ils toujours aussi mauvais pour vous, Ellen ?

— Mon Dieu ! c’est toujours à peu près la même chose, et cependant leur conduite est étrange à mon égard : souvent elle me semble incompréhensible, tant elle est empreinte de bizarreries ; il y a des instants où ils paraissent m’aimer beaucoup ; mon père, surtout, me caresse, m’embrasse, puis tout à coup, je ne sais pourquoi, il me repousse rudement et me lance des regards qui me font frémir.

— C’est étrange, en vérité, Ellen.

— N’est-ce pas ? Il y a surtout une chose dont je ne puis me rendre compte.

— Dites-la-moi, Ellen ; peut-être pourrai-je vous l’expliquer.

— Vous savez que toute ma famille est protestante ?

— Oui.

— Eh bien, moi, je suis catholique.

— Ceci est bizarre, en effet.

— Je porte au cou un petit crucifix d’or ; chaque fois que le hasard fait briller ce bijou aux yeux de mon père et de ma mère, ils entrent en fureur, menacent de me frapper, et m’ordonnent de le cacher au plus vite : comprenez-vous ce que cela veut dire, Harry ?

— Non, je n’y comprends rien, Ellen ; mais croyez-moi, attendons tout du temps, peut-être nous fera-t-il trouver le mot de l’énigme que nous cherchons vainement en ce moment.

— Allons, votre présence m’a rendue heureuse pour longtemps, Harry, maintenant je vais me retirer.

— Déjà ?

— Il le faut, mon ami ; croyez bien que je suis aussi triste que vous de cette séparation, mais mon père n’est pas encore de retour, il peut arriver au jacal d’un instant à l’autre, s’il s’apercevait que je ne suis pas endormie, qui sait ce qui arriverait ?

En disant cette dernière parole, la jeune fille tendit au chasseur sa main fine et délicate, le Canadien la porta à ses lèvres avec passion ; Ellen retira vivement sa main, et, bondissant comme une biche effarouchée, elle s’élança dans la forêt où elle ne tarda pas à disparaître, en jetant pour adieu au jeune homme ce mot qui le fit tressaillir de joie :

— À bientôt !

Harry resta longtemps les regards fixés sur l’endroit où la séduisante vision s’était évanouie ; enfin il poussa un soupir, jeta son rifle sur son épaule, et se retourna comme pour s’en aller.

Dick était devant lui.

Harry fit un geste de surprise, il avait oublié la présence de son ami.

Celui-ci sourit d’un air de bonne humeur.

— Je comprends maintenant votre conduite, Harry, lui dit-il, vous avez eu raison d’agir ainsi que vous l’avez fait ; pardonnez-moi mes injustes soupçons et comptez sur moi partout et toujours.

Harry serra silencieusement la main que lui tendait son ami, et ils reprirent à grands pas le chemin du village du Paso.

Sur la lisière de la forêt, ils croisèrent un homme qui passa sans les voir.

C’était le Cèdre-Rouge.

Dès qu’il fut un peu éloigné, Harry arrêta son compagnon, et lui désignant le squatter, dont la longue silhouette noire glissait parmi les arbres :

— Cet homme, lui dit-il en lui posant la main sur l’épaule, cache au fond de son cœur un secret horrible que j’ignore, mais que j’ai juré de découvrir.