Amyot (p. 109-119).
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XIII.

Le Cèdre-Rouge.

Nous entrerons dans quelques détails indispensables pour faire connaître cet homme que déjà nous avons présenté au lecteur et qui est appelé à jouer un rôle important dans cette histoire.

Le Cèdre-Rouge avait une taille de plus de 6 pieds anglais ; sa tête énorme était attachée à ses épaules carrées par un cou court et musculeux comme celui d’un taureau ; ses membres osseux étaient garnis de muscles durs comme des cordes. Bref, toute sa personne était le spécimen de la force brutale portée à son apogée.

Un bonnet de peau de renard, enfoncé sur sa tête, laissait échapper quelques mèches de cheveux rudes et grisonnants, et tombait sur ses petits yeux gris et ronds rapprochés de son nez recourbé comme le bec d’un oiseau de proie ; sa bouche large était garnie de dents blanches et aiguës ; il avait les pommettes saillantes et violacées, le bas de son visage disparaissait sous une épaisse barbe noire mêlée de poils gris, touffue et emmêlée. Il portait une blouse de calicot rayé, serrée aux hanches par une courroie de cuir brun, dans laquelle étaient passés deux pistolets, une hache et un long couteau ; une paire de leggins en cuir fauve, cousus de distance en distance avec des cheveux, lui tombait jusqu’aux genoux ; ses jambes étaient garanties par des mocksens indiens garnis d’une profusion de perles fausses et de grelots. Une gibecière en peau de daim, qui paraissait pleine, tombait sur sa hanche droite.

Il tenait à la main un rifle américain garni de clous de cuivre.

Nul ne savait qui était le Cèdre-Rouge ni d’où il venait.

Deux ans à peu près avant l’époque où commence ce récit, il avait tout à coup fait son apparition dans le pays, en compagnie d’une femme d’un certain âge, espèce de mégère aux formes masculines, d’un aspect repoussant ; d’une jeune fille de dix-sept ans et de trois vigoureux garçons qui lui ressemblaient trop pour ne pas lui appartenir de très-près, et dont l’âge variait de dix-neuf à vingt-quatre ans.

Le Cèdre-Rouge paraissait avoir cinquante-cinq ans au plus ; le nom sous lequel il était connu lui avait été donné par les Indiens, dont il s’était déclaré l’ennemi implacable, et dont il se vantait d’avoir tué plus de deux cents.

La vieille femme se nommait Betsi, la jeune fille, Ellen ; l’aîné des garçons, Nathan ; le second, Sutter, le dernier, Schaw.

Cette famille avait construit une hutte dans la forêt, à quelques milles del Paso, et vivait seule au désert sans avoir établi de rapports soit avec les habitants du village, soit avec les trappeurs et les coureurs des bois, ses voisins.

Les allures mystérieuses de ces gens inconnus avaient donné prise à bien des commentaires, mais tous étaient restés sans réponse et sans solution, et après deux ans ils étaient aussi inconnus que le premier jour de leur arrivée.

Cependant de lugubres et tristes histoires circulaient sourdement sur leur compte ; ils inspiraient une haine instinctive et une terreur involontaire aux Mexicains ; l’on se disait à voix basse que le vieux Cèdre-Rouge et ses trois fils n’étaient rien moins que des chasseurs de chevelures, c’est-à-dire, dans l’estime publique, des gens placés au-dessous des pirates des prairies, cette race d’oiseaux de proie immonde que chacun redoute et méprise.

L’entrée du Cèdre-Rouge fut significative pour lui ; les hommes peu scrupuleux cependant, qui peuplaient la venta, s’écartèrent brusquement à son approche et lui livrèrent passage avec un empressement mêlé de dégoût.

Le vieux partisan traversa la salle, la tête haute, un sourire de mépris hautain plissa ses lèvres minces à la vue de l’effet que produisait sa présence, et il s’approcha du moine et de ses deux compagnons.

Arrivé près d’eux, il posa lourdement la crosse de son rifle sur le sol, appuya les deux mains croisées sur le canon, et, après avoir jeté un regard louche à ceux en face desquels il se trouvait :

— Que le diable vous emporte, señor padre ! dit-il brusquement au moine d’une voix rauque ; me voici, que me voulez-vous ?

Loin de se fâcher à cette interpellation brutale, celui-ci sourit au colosse et lui tendit la main en lui répondant gracieusement :

— Soyez le bienvenu, Cèdre-Rouge, nous vous attendions avec impatience ; asseyez-vous ici à côté de moi sur cette butaque, tout en buvant un verre de pulque, nous causerons.

— Le diable vous torde le cou et que votre pulque maudit vous étrangle ! Me prenez-vous pour un chétif avorton de votre espèce ? répondit l’autre en se laissant tomber sur le siége qui lui était offert. Faites-moi servir de l’eau-de-vie et de la plus forte ; je ne suis pas un enfant, je suppose.

Sans faire la moindre observation le moine se leva, alla parler à l’hôte et revint avec une bouteille de liqueur dont il versa une large rasade au vieux chasseur.

Celui-ci vida son verre d’un trait, le replaça sur la table en faisant entendre un hum ! sonore, et se tourna vers le moine en grimaçant un sourire.

— Allons, vous n’êtes pas aussi diable que vous êtes noir, señor padre, dit-il en passant sa manche sur sa bouche pour essuyer sa moustache, je vois que nous pourrons nous entendre.

— Il ne tiendra qu’à vous, Cèdre-Rouge, voici deux braves chasseurs canadiens qui ne veulent rien faire sans votre concours.

L’Hercule jeta un regard louche aux jeunes gens.

— Hé ! fit-il, qu’avez-vous besoin de ces enfants ? ne vous ai-je pas promis d’arriver seul avec mes fils au placer ?

— Hé ! hé ! vous êtes vigoureusement taillés, c’est vrai, vous et vos enfants, mais je doute que quatre hommes, fussent-ils encore plus forts que vous ne l’êtes, puissent mener cette affaire à bonne fin ; vous aurez de nombreux ennemis à combattre sur votre route.

— Tant mieux ! plus ils seront, plus nous en tuerons, dit-il avec un rire sinistre.

— Señor padre, interrompit Dick, pour ma part je m’en soucie médiocrement. Mais il se tut tout à coup à un regard que lui lança son compagnon.

— De quoi vous souciez-vous médiocrement, mon joli garçon ? demanda le géant d’un ton goguenard.

— De rien, répondit sèchement le jeune homme ; mettez que je n’ai rien dit.

— Bon ! fit Cèdre-Rouge, ce sera comme vous voudrez ; à votre santé !

Et il fit passer dans son verre le restant du contenu de la bouteille.

— Voyons, dit Harry, peu de paroles, expliquez-vous une fois pour toutes, sans plus de circonlocutions, señor padre.

— Oui, observa Cèdre-Rouge, des hommes ne doivent pas perdre ainsi leur temps à bavarder.

— Fort bien ; voici donc ce que je propose : Cèdre-Rouge réunira d’ici à trois jours trente hommes résolus, dont il aura le commandement, et nous nous mettrons immédiatement en marche pour aller à la recherche du placer ; cela vous convient-il ainsi ?

— Hum ! fit Cèdre-Rouge, pour aller à la recherche de ce placer, encore faut-il au moins savoir à peu près dans quelle direction il se trouve, ou que le diable m’étrangle si je me charge de cette besogne.

— Ne vous inquiétez de rien, Cèdre-Rouge, je vous accompagnerai ; n’ai-je pas un plan des lieux ?

Le colosse lança au moine un regard qui étincela sous sa prunelle fauve, mais il se hâta d’en modérer l’éclat en baissant les yeux.

— C’est vrai, dit-il avec une feinte indifférence, j’avais oublié que vous veniez avec nous ; ainsi, pendant votre absence, vous abandonnerez vos paroissiens ?

— Dieu veillera sur eux.

— Hé ! il aura fort à faire ; enfin cela ne me regarde pas, tout est bien convenu ainsi ; mais pourquoi m’avez-vous obligé à me rendre dans ce meson ?

— Afin de vous faire faire connaissance avec ces deux chasseurs qui doivent voyager avec nous.

— Permettez, observa Dick, je ne vois pas trop à quoi je puis vous être bon dans tout cela ; mon concours et celui de mon compagnon ne me semblent pas vous être indispensables.

— Pardon ! répondit vivement le moine, je compte entièrement sur vous.

Le colosse s’était levé.

— Comment ! dit-il en posant rudement sa large main sur l’épaule de Dick, vous ne comprenez pas que cet honorable personnage, qui n’a pas hésité à assassiner un homme pour lui voler le secret de son placer, a une peur effroyable de se trouver seul avec moi dans la prairie ? Il redoute que moi je le tue à mon tour pour lui ravir ce secret dont il s’est rendu maître par un crime ! Ah ! ah ! ah !

Et il tourna le dos sans cérémonie.

— Pouvez-vous supposer de telles choses, Cèdre-Rouge ! s’écria le moine.

— Pensez-vous que je ne vous aie pas deviné ? répondit celui-ci ; mais cela m’est égal, faites ce que vous voudrez, je vous laisse libre d’agir à votre guise.

— Comment, vous partez déjà !

— Pardieu ! Qu’ai-je à faire plus longtemps ici ? Tout est convenu entre nous : dans trois jours, trente des meilleurs compagnons de la frontière seront réunis par mes soins à la crique de l’Ours-Gris, où nous vous attendrons.

Après avoir une dernière fois haussé les épaules, il s’en alla sans saluer et sans tourner la tête.

— Il faut avouer, observa Dick, que cet homme a une véritable face de coquin. Quel hideux personnage !

— Oh ! répondit le moine avec un soupir, l’extérieur n’est rien, c’est l’intérieur qu’il faut connaître.

— Pourquoi, alors, puisque vous savez cela, traitez-vous avec lui ?

Le moine rougit légèrement.

— Parce qu’il le faut ! murmura-t-il.

— Très-bien pour vous, reprit Dick ; mais comme rien ne nous oblige, mon ami et moi, à avoir de plus intimes rapports avec cet homme, vous trouverez bon, señor padre…

— Taisez-vous, Dick ! s’écria Harry avec colère, vous ne savez ce que vous dites. Nous vous accompagnerons, señor padre ; vous pouvez compter sur nous pour vous défendre au besoin, car je suppose que Cèdre-Rouge a raison.

— De quelle façon ?

— Oui, vous ne voulez pas remettre sans défense votre vie entre ses mains, et vous avez compté sur nous pour vous protéger. N’est-ce pas cela ?

— Pourquoi feindrais-je plus longtemps ? Oui, cet homme me fait peur, je ne veux pas me livrer à sa merci.

— Tranquillisez-vous, nous serons là, et, sur notre foi de chasseurs, il ne tombera pas un cheveu de votre tête.

Une vive satisfaction parut sur le visage pâle du moine à cette promesse généreuse.

— Merci, dit-il avec chaleur.

La conduite d’Harry semblait si extraordinaire à Dick, qui connaissait les sentiments élevés et la loyauté innée de son compagnon, que, sans chercher à comprendre le mobile qui, dans cette circonstance, le poussait à agir ainsi, il se contenta d’appuyer ses paroles par un signe affirmatif de la tête.

— Soyez persuadés, caballeros, que lorsque nous serons arrivés au placer, je vous ferai large part et que vous ne vous repentirez pas d’être venus avec nous.

— La question d’argent est pour nous de mince intérêt, répondit Harry ; mon ami et moi nous sommes de francs chasseurs qui nous soucions fort peu de ces richesses, qui seraient pour nous plutôt un embarras qu’une source de plaisirs et de jouissances ; la curiosité seule, le désir d’explorer ces contrées inconnues, suffisent pour nous faire entreprendre ce voyage.

— Quelle que soit la raison qui vous fait accepter mes propositions, je ne vous en suis pas moins obligé.

— Maintenant, vous nous permettrez de prendre congé de vous, nous nous tiendrons à votre disposition.

— Allez, messieurs, je ne vous retiendrai pas davantage ; je sais où vous trouver quand j’aurai besoin de vous.

Les jeunes gens prirent leurs chapeaux, jetèrent leurs rifles sur leurs épaules et sortirent du meson.

Le moine les suivit des yeux.

— Oh ! murmura-t-il, je crois que je puis me fier à ceux-là, ils ont encore dans les veines quelques gouttes de ce loyal sang français qui méprise la trahison. C’est égal, ajouta-t-il comme par réflexion, je prendrai mes sûretés.

Après cet aparté, il se leva et regarda autour de lui.

La salle était pleine d’aventuriers qui buvaient ou jouaient au monte et dont les énergiques figures tranchaient dans la demi-obscurité de la salle, à peine éclairée par une lampe fumeuse.

Après un instant de réflexion, le moine frappa résolument sur la table avec son poing fermé, en criant d’une voix haute et accentuée :

— Señores caballeros, veuillez m’écouter, je vous prie ; j’ai, je le crois, une proposition avantageuse à vous faire.

Les assistants tournèrent la tête, ceux qui jouaient abandonnèrent pour un moment leurs cartes et leurs dés ; seuls les buveurs conservèrent en main les verres qu’ils tenaient, mais tous s’approchèrent du moine, autour duquel ils se groupèrent avec curiosité.

— Caballeros, continua-t-il, si je ne me trompe, vous êtes tous ici des gentilshommes que la fortune a plus ou moins maltraités.

Les aventuriers, par un mouvement automatique d’une régularité inouïe, baissèrent tous affirmativement la tête à la fois.

— Si vous le voulez, reprit-il avec un sourire imperceptible, je me charge de réparer les torts qu’elle a eus à votre égard.

Les aventuriers dressèrent les oreilles.

— Parlez ! parlez, señor padre ! s’écrièrent-ils avec joie.

— De quoi s’agit-il ? demanda un homme à la mine patibulaire, qui se trouvait au premier rang.

— D’une partie de guerre que je veux tenter sous peu de jours en Apacheria, dit le moine, et pour laquelle j’ai besoin de vous.

À cette proposition, l’ardeur première des assistants se refroidit visiblement ; les Comanches et les Apaches inspirent une profonde terreur aux habitants des frontières mexicaines.

Le moine devina l’effet qu’il avait produit, mais il reprit, sans laisser voir qu’il s’en était aperçu :

— Je vous prends tous à mon service pendant un mois, dit-il, à raison de quatre piastres par jour.

À cette offre magnifique, les yeux des aventuriers brillèrent de convoitise ; la peur fit place à l’avarice, et ils s’écrièrent avec joie :

— Nous acceptons, révérend père !

— Mais, reprit l’homme qui déjà avait parlé, nous serions heureux, señor padre, que, avant de nous mettre en route, vous nous donniez votre sainte bénédiction et vous nous absolviez des quelques péchés véniels que nous avons pu commettre.

— Oui, hurla l’assistance, nous serions heureux si vous consentiez à cela, révérend père.

Le moine parut réfléchir.

Les aventuriers attendirent avec anxiété.

— Eh bien, soit ! répondit-il après un moment, comme l’œuvre à laquelle je vous emploierai ne peut être que méritoire aux yeux de Dieu, je vous donnerai ma bénédiction et je vous accorderai l’absolution de vos péchés.

Pendant quelques instants ce fut dans la salle un concert épouvantable de cris et de trépignements de joie.

Le moine réclama le silence. Dès qu’il fut rétabli :

— Maintenant, dit-il, caballeros, donnez-moi chacun vos noms, afin que je puisse vous trouver dès que j’aurai besoin de vous.

Alors il s’assit et commença l’enrôlement des aventuriers qui devaient composer, avec les hommes que lui fournirait le Cèdre-Rouge, la troupe qu’il comptait mener avec lui à la recherche du placer.

Nous abandonnerons pour quelques instants le digne moine dans la salle du meson del Paso pour suivre les deux chasseurs canadiens.