Amyot (p. 99-109).
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XII.

El Meson.

Le jour où commence ce récit, le village du Paso del Norte présentait un aspect extraordinaire.

Les cloches sonnaient à toute volée : on fêtait l’anniversaire de sa fondation, trois fois séculaire.

La population del Paso, bien diminuée depuis la proclamation de l’indépendance du Mexique, se pressait dans les églises étincelantes d’or et d’argent.

Les maisons étaient parées de riches tentures, les rues jonchées de fleurs.

Vers le soir les habitants, que la chaleur insupportable d’un soleil tropical avait, pendant une grande partie de la journée, tenus prisonniers dans l’intérieur des maisons, sortirent pour respirer les âcres parfums de la brise du désert, et faire rentrer dans leurs poumons altérés un peu d’air frais.

La poblacion, qui pendant plusieurs heures avait semblé déserte, se réveilla tout à coup ; les cris et les rires se firent de nouveau entendre ; les promenades furent envahies par la foule, et en quelques minutes les mesons se peuplèrent d’oisifs, qui commencèrent à boire du mezcal et du pulque en fumant leur papelito et en raclant le jarabe et la vihuela.

Dans une maison de peu d’apparence, bâtie comme toutes ses compagnes en adobes, recrépie et située à l’angle de la plaza Mayor et de la calle de la Merced, vingt ou vingt-cinq individus, qu’à la plume de leur chapeau, à leur moustache fièrement relevée en croc, et surtout à la longue épée à garde de fer bruni qu’ils portaient sur la hanche, il était facile de reconnaître pour des chercheurs d’aventures, buvaient des torrents d’aguardiente et de pulque en jouant aux cartes, tout en criant comme des sourds et se disputant à qui mieux mieux, en jurant comme des païens et en menaçant à chaque seconde de dégainer leur rapière.

Dans un coin de la salle occupée par ces compagnons incommodes, deux hommes, assis en face l’un de l’autre à une table, semblaient plongés dans de profondes réflexions et laissaient errer autour d’eux des regards distraits, sans songer à boire le contenu de leurs gobelets qui, depuis plus d’une demi-heure, n’avaient pas été vidés.

Ces deux hommes formaient entre eux le plus complet contraste.

Ils étaient jeunes encore.

Le premier, âgé de vingt-cinq ans au plus, avait une de ces physionomies franches, loyales, énergiques, qui appellent la sympathie et attirent le respect.

Son front pâle, son visage d’une blancheur mate, encadré par les épaisses boucles de ses longs cheveux noirs, ses yeux à fleur de tête, couronnés de sourcils bien arqués, son nez aux lignes pures et aux ailes mobiles, sa bouche un peu grande, garnie d’une double rangée de dents d’une blancheur éblouissante, et surmontée d’une fine moustache brune, lui donnaient un cachet de distinction qui ressortait encore davantage à cause de la coupe sévère et peut-être un peu vulgaire des vêtements qui le couvraient.

Il portait le costume des coureurs des bois, c’est-à-dire le mitasse canadien, serré aux hanches et descendant jusqu’à la cheville ; des bottes vaqueras en peau de daim, attachées au genou, et un zarape rayé de couleurs éclatantes.

Un chapeau de paille de Panama était jeté sur la table, à portée de sa main, auprès d’un rifle américain et de deux pistolets doubles, un machete pendait à son côté gauche, et le manche d’un long couteau sortait de sa botte droite.

Son compagnon était petit, trapu ; mais ses membres bien attachés et ses muscles saillants dénotaient une force peu commune ; son visage, dont les traits étaient assez vulgaires, avait une expression railleuse et goguenarde qui disparaissait subitement pour faire place à une certaine noblesse lorsque, sous l’impression d’une émotion forte, ses sourcils se fronçaient, et son regard, ordinairement voilé, rayonnait tout à coup.

Il portait à peu près le même costume que son compagnon ; seulement le chapeau, sali par la pluie, et les couleurs du zarape mangées par le soleil témoignaient d’un long usage.

Ainsi que le premier personnage que nous avons décrit, il était bien armé.

On reconnaissait facilement, au premier coup d’œil, que ces deux hommes n’appartenaient pas à la race hispano-américaine.

Du reste, leur conversation aurait levé immédiatement tous les doutes à cet égard : ils parlaient entre eux le français usité au Canada.

— Hum ! fit le premier en prenant son gobelet qu’il porta nonchalamment à ses lèvres, tout bien réfléchi, Harry, je crois que nous ferons mieux de remonter à cheval et de repartir que de rester plus longtemps dans ce bouge infect, au milieu de ces gachupines qui coassent comme des grenouilles avant l’orage.

— Le diable emporte votre impatience ! répondit le second d’un ton de mauvaise humeur, ne pouvez-vous un instant rester en repos ?

— Vous appelez cela un instant, Harry ! voilà au moins une heure que nous sommes ici.

— Pardieu ! je vous trouve charmant, Dick, reprit l’autre en riant ; pensez-vous que les affaires se font ainsi au pied levé ?

— En résumé, de quoi s’agit-il ? car je veux que le diable me torde le cou ou qu’un ours gris me serre la gorge si je m’en doute le moins du monde. Depuis cinq ans nous chassons et nous dormons côte à côte ; nous sommes venus ensemble du Canada jusqu’ici ; j’ai pris, je ne sais trop pourquoi ni comment, l’habitude de m’en rapporter à vous pour tout ce qui regarde nos intérêts communs. Je ne serais pourtant pas fâché, ne serait-ce que pour la rareté du fait, de savoir pourquoi diable nous avons quitté les prairies où nous étions si bien pour venir ici où nous sommes si mal.

— Vous êtes-vous repenti, jusqu’à ce jour, de la confiance que vous avez mise en moi ?

— Je ne dis pas cela, Harry, Dieu m’en garde ! Cependant, il me semble…

— Il vous semble mal, interrompit vivement le jeune homme ; laissez-moi faire, et avant trois mois vous aurez deux ou trois fois plein votre chapeau d’or massif, ou je ne suis qu’un sot.

À cette éblouissante promesse, les yeux de Dick, le plus petit des deux chasseurs, brillèrent comme deux étoiles ; il regarda son compagnon avec une espèce d’admiration.

— Oh ! oh ! dit-il à demi voix, retourne-t-il donc placer ?

— Pardieu ! fit l’autre en haussant les épaules, serions-nous ici sans cela ? Mais chut ! voici notre homme.

Effectivement, en ce moment un homme entra.

À son aspect, il se fit un silence subit dans le meson ; les aventuriers, qui jouaient et juraient à toutes les tables, se levèrent comme poussés par un ressort, ôtèrent respectueusement leurs feutres emplumés et se rangèrent, les yeux baissés, sur son passage.

Cet homme resta un instant immobile sur le seuil de la venta, promena un regard profond sur l’assemblée et se dirigea vers les deux chasseurs dont nous avons parlé.

Cet homme portait la robe de moine.

Il avait ce visage ascétique, aux traits durs, aux lignes tranchées, qui forme pour ainsi dire le type du moine espagnol, et dont le Titien a si bien saisi l’expression dans ses toiles.

Il passa au milieu des aventuriers, en leur présentant à droite et à gauche ses larges manches qu’ils baisaient en s’inclinant.

Arrivé auprès des deux chasseurs, il se retourna.

— Continuez vos jeux, mes fils, dit-il à l’assistance. Que ma présence ne trouble pas vos ébats, je veux seulement m’entretenir quelques instants avec ces deux cavaliers.

Les aventuriers ne se firent pas répéter l’invitation, ils reprirent tumultueusement leurs places, et bientôt le bruit et les jurons eurent recommencé avec la même intensité qu’auparavant.

Le moine sourit, prit une butaque et s’assit entre les deux chasseurs en leur jetant un regard investigateur.

Ceux-ci avaient suivi d’un œil railleur toutes les péripéties de cette scène ; ils laissèrent, sans faire un mouvement, le moine prendre place auprès d’eux.

Dès qu’il se fut assis, Harry lui versa un grand verre de pulque et plaça à sa portée des carrés de feuille de maïs et du tabac.

Buvez et fumez, señor padre, lui dit-il.

Le moine, sans faire d’observation, tordit une cigarette, l’alluma, prit le verre de pulque, le vida d’un trait, puis appuyant les coudes sur la table et penchant la tête en avant :

— Vous êtes exacts, dit-il.

— Voici une heure que nous attendons, observa Dick d’un ton bourru.

— Qu’est-ce qu’une heure en face de l’éternité ? dit le moine avec un sourire.

— Ne perdons pas plus de temps, reprit Harry ; que venez-vous nous proposer ?

Le moine jeta un regard soupçonneux autour de lui, et baissant la voix :

— Je puis, si vous le voulez, vous faire riches en quelques jours.

— De quoi s’agit-il ? fit Dick.

— Mon Dieu, reprit le moine, cette fortune que je vous offre m’est bien indifférente à moi personnellement ; si j’ai un désir ardent de me l’approprier, c’est que d’abord elle n’appartient à personne et qu’elle me permettra de soulager la misère des milliers d’individus dont le Tout-Puissant m’a confié le sort.

— C’est entendu, señor padre, répondit sérieusement Harry, ne nous appesantissons pas davantage sur ce détail ; d’après ce que vous m’avez dit il y a quelques jours, vous avez découvert un riche placer.

— Pas moi, fit vivement le moine.

— Peu importe, pourvu qu’il existe, répondit Dick.

— Pardonnez-moi, cela importe beaucoup : je ne veux pas assumer sur moi la responsabilité d’une telle découverte ; si, comme je le crois, on se met à sa recherche, elle peut entraîner la mort de plusieurs individus, et l’Église abhorre le sang.

— Très-bien, vous voulez seulement en profiter.

— Pas pour moi.

— Pour vos paroissiens, fort bien ; mais tâchons d’en finir, si cela est possible, notre temps est trop précieux pour que nous nous amusions ainsi à le perdre en vains discours.

Valga me Dios ! s’écria le moine en se signant, comme vous avez conservé la fougue de votre origine française ! Ayez un peu de patience, je vais m’expliquer.

— C’est tout ce que nous désirons.

— Mais vous me promettez…

— Rien, interrompit Dick ; nous sommes de francs chasseurs, nous n’avons pas l’habitude de nous engager ainsi légèrement avant de savoir positivement ce qu’on exige de nous.

Harry appuya d’un mouvement de tête les paroles de son ami.

Le moine but un verre de pulque et aspira coup sur coup quelques bouffées de fumée.

— Votre volonté soit faite, dit-il ; vous êtes des hommes terribles. Voici ce dont il s’agit.

— Voyons.

— Un pauvre diable de gambusino, perdu je ne sais comment dans le grand désert, a découvert à une certaine distance, entre le rio Gila et le Colorado, dans une contrée bouleversée par les convulsions de la nature, le plus riche placer que l’imagination la plus folle puisse se figurer. D’après ce qu’il dit, l’or est éparpillé à fleur de terre, dans un réseau de deux ou trois milles, en pépites dont chacune peut faire la fortune d’un homme. Ce gambusino, ébloui par ces trésors, mais incapable seul de se les approprier, a déployé la plus grande énergie, bravé les plus grands périls pour regagner les régions civilisées. Ce n’est qu’à force d’audace et de témérité qu’il est parvenu à échapper aux innombrables ennemis qui l’épiaient et le traquaient de toutes parts ; enfin, Dieu a permis qu’il atteignît le Paso sain et sauf à travers mille dangers sans cesse renaissants.

— Fort bien, observa Dick, tout ceci peut à la rigueur être vrai ; mais pourquoi, au lieu de nous parler de ce placer que vous ne connaissez pas plus que nous, n’avez-vous pas amené ce gambusino ? Il nous aurait fourni les renseignements positifs qui nous sont indispensables, en supposant que nous consentions à vous aider dans la recherche de ce trésor.

— Hélas ! répondit le moine en baissant hypocritement les yeux, le malheureux ne devait pas profiter de cette découverte faite au prix de tant de périls. Deux jours à peine après son arrivée au Paso, il se prit de querelle avec un autre gambusino et reçut une navajada qui le conduisit quelques heures plus tard au tombeau.

— Eh mais, alors, observa Harry, comment avez-vous pu connaître tous ces détails, señor padre ?

— D’une façon bien simple, mon fils, c’est moi qui, à ses derniers moments, réconciliai ce pauvre misérable avec Dieu, et, ajouta-t-il avec un air de componction parfaitement joué, lorsqu’il comprit que sa fin était prochaine, que rien ne pouvait le sauver, il me confia, par reconnaissance pour les consolations que je lui prodiguais, ce que je viens de vous dire, me révéla le gisement du placer, et, pour plus de sûreté, il me remit une carte grossière qu’il avait tracée sur les lieux mêmes : vous voyez que nous pouvons aller presque à coup sûr.

— Oui, fit Harry d’un air pensif, mais pourquoi, au lieu de vous adresser d’abord aux Mexicains, vos compatriotes, nous proposez-vous de vous aider dans cette entreprise ?

— Parce que les Mexicains sont des hommes sur lesquels on ne peut pas compter, et qu’avant d’atteindre le placer nous aurons à combattre les Apaches et les Comanches, sur le territoire desquels il se trouve.

Après ces paroles il y eut un silence assez long entre les trois interlocuteurs.

Chacun réfléchissait profondément à ce qu’il venait d’entendre.

Le moine suivait d’un regard voilé l’impression produite sur les chasseurs par sa confidence, mais son espoir fut déçu ; leurs physionomies demeurèrent impassibles.

Enfin Dick reprit la parole d’un ton bourru, après avoir jeté à son compagnon un regard d’intelligence.

— Tout cela est fort bien, dit-il, mais il serait absurde de supposer que deux hommes, si braves qu’ils soient, puissent tenter une telle entreprise dans des régions inconnues, peuplées de tribus féroces ; il faudrait être au moins cinquante hommes résolus et dévoués, sans cela rien n’est possible.

— Vous avez raison, aussi n’ai-je pas compté sur vous deux seulement ; vous aurez sous vos ordres des hommes déterminés, choisis par moi avec soin, et moi-même je vous accompagnerai.

— Malheureusement, si vous avez compté sur nous, vous vous êtes trompé, señor padre, dit péremptoirement Harry ; nous sommes de loyaux chasseurs, mais le métier de gambusino ne nous convient nullement ; quand il s’agirait pour nous d’une fortune incalculable, nous ne consentirions pas à faire partie d’une expédition de chercheurs d’or.

— Quand même le Cèdre-Rouge serait à la tête de cette expédition et consentirait à en prendre la direction ? insinua le moine avec une voix pateline et un regard louche.

Le chasseur tressaillit, une rougeur fébrile envahit son visage, et ce fut d’une voix étranglée par l’émotion qu’il s’écria :

— Lui en avez-vous donc parlé ?

— Le voilà lui-même, interrogez-le, répondit le moine.

En effet, un homme entrait en ce moment dans le meson.

Harry baissa la tête d’un air confus, Dick battit avec son poignard une marche sur la table, en sifflant entre ses dents.

Un sourire d’une expression indéfinissable errait sur les lèvres pâles du moine.