Amyot (p. 90-99).
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XI.

Conversation.

Valentin Guillois, que nous avons déjà présenté au lecteur dans un précédent ouvrage[1] habitait, ou, pour parler plus correctement, parcourait depuis cinq ou six ans les vastes solitudes du Nouveau-Mexique et du Texas.

On l’avait vu pour la première fois aux environs du rio Puerco, en compagnie du chef Araucan, tous deux à l’affût du tigre.

Ces deux hommes étaient les plus hardis chasseurs de la frontière.

Parfois, lorsqu’ils avaient recueilli une ample moisson de fourrures, ils allaient les vendre dans les villes, renouvelaient leurs provisions de poudre et de balles, achetaient quelques objets indispensables et regagnaient le désert.

Souvent ils s’étaient engagés pour huit, et même quinze jours, avec les propriétaires d’haciendas, pour les débarrasser des bêtes fauves qui désolaient leurs troupeaux ; mais, dès que les animaux féroces étaient détruits, la prime gagnée, quelles que fussent les promesses brillantes que les hacenderos faisaient pour les retenir, ces deux hommes rejetaient leur rifle sur l’épaule et s’en allaient.

Nul ne savait qui ils étaient ni d’où ils venaient.

Valentin et son ami gardaient le plus profond silence sur les événements de leur vie, qui avaient précédé leur apparition dans ces contrées.

Une seule chose avait trahi la nationalité de Valentin, que son compagnon nommait Koutonopi, mot appartenant à la langue des Indiens Aucas, et qui signifie le Vaillant ; sur sa poitrine, le chasseur portait une croix de la Légion d’honneur.

Les prouesses en tous genres exécutées par ces chasseurs étaient incalculables, leurs récits faisaient les délices des habitants des frontières pendant les nuits de bivac ; le nombre de tigres qu’ils avaient tués ne se comptait plus.

Le hasard les avait un jour placés face à face avec don Miguel de Zarate, dans une circonstance étrange, et depuis s’était établie entre eux une suite non interrompue de bons rapports.

En un mot, don Miguel, pendant une nuit de tempête, n’avait dû la vie qu’à la sûreté du coup d’œil de Valentin qui, d’une balle dans la tête, avait foudroyé le cheval du Mexicain au moment où, fou de terreur, n’obéissant plus ni à la voix, ni à la bride, il entraînait irrésistiblement son cavalier vers un gouffre immense, au fond duquel il était sur le point de se précipiter et de disparaître avec lui.

Don Miguel avait juré une reconnaissance éternelle à son sauveur.

Valentin et Curumilla s’étaient faits les précepteurs des enfants de l’hacendero, qui, de leur côté, avaient pris les deux chasseurs en profonde amitié.

Souvent don Pablo avait, en compagnie de ses deux amis, fait de longues chasses dans les prairies.

C’était à eux qu’il devait la justesse de son coup d’œil, son adresse à manier toutes les armes et son habileté à dompter les chevaux.

Il n’existait pas de secrets entre don Miguel Zarate et les chasseurs.

Ils lisaient dans son âme comme dans un livre toujours ouvert.

Ils étaient les confidents désintéressés de ses projets ; car ces rudes coureurs des bois n’estimaient et ne voulaient pour eux qu’une chose, la liberté du désert.

Cependant, malgré la sympathie et l’amitié qui liaient si étroitement ces différents personnages, malgré la confiance qui faisait le fond de leur intimité, jamais don Miguel ou ses enfants n’avaient pu obtenir des chasseurs la confidence des faits antérieurs à leur arrivée dans le pays.

Souvent don Miguel, poussé non par la curiosité, mais seulement par l’intérêt qu’il leur portait, avait cherché par des mots jetés adroitement dans la conversation à les mettre sur la voie des confidences, mais Valentin avait toujours repoussé ces insinuations, assez adroitement cependant pour que le Mexicain ne fût pas blessé de son manque de confiance et se fâchât de ce silence obstiné.

Avec Curumilla, cela avait été plus simple encore.

Enveloppé dans la stoïque impassibilité indienne, retranché dans son mutisme habituel, à toutes les questions il s’était borné à secouer mystérieusement la tête sans répondre un mot.

Enfin, de guerre lasse, l’hacendero et sa famille avaient cessé de chercher à pénétrer des secrets que leurs amis, de parti pris, s’obstinaient à leur cacher.

L’amitié entre eux ne s’était pourtant pas refroidie pour cela, et c’était toujours avec le même plaisir que don Miguel se retrouvait avec les chasseurs après une longue chasse dans les prairies, qui les avait tenus éloignés de l’habitation parfois pendant des mois entiers.

Le Mexicain et le chasseur s’étaient assis auprès du feu, tandis que Curumilla, armé de son couteau à scalper, s’occupait à écorcher les deux jaguars si adroitement tués par don Miguel, et qui étaient de magnifiques bêtes.

— Eh ! compadre, dit en riant don Miguel, je commençais à perdre patience et à croire que vous aviez oublié le rendez-vous que vous-même m’aviez donné.

— Je n’oublie jamais rien, vous le savez, répondit sérieusement Valentin ; si je ne suis pas arrivé plus tôt, c’est que la route est longue de mon jacal à cette clairière.

— Dieu me garde de vous adresser un reproche, mon ami ; cependant je vous avoue que la perspective de passer la nuit seul dans cette forêt ne me souriait que médiocrement, et que, si vous n’étiez pas arrivé avant le coucher du soleil, je serais parti.

— Vous auriez eu tort, don Miguel ; ce que j’ai à vous apprendre est pour vous de la dernière importance ; qui sait ce qui en serait résulté si je n’avais pu vous avertir ?

— Vous m’inquiétez, mon ami.

— Je vais m’expliquer : d’abord laissez-moi vous dire que vous avez, il y a quelques jours, commis une grave imprudence, dont les suites menacent d’être on ne peut plus sérieuses pour vous.

— Quelle est cette imprudeuce ?

— Je dis une, c’est deux que j’aurais dû dire.

— J’attends pour vous répondre, fit don Miguel avec un léger mouvement d’impatience, que vous vous décidiez à parler clairement.

— Vous vous êtes pris de querelle avec un bandit nord-américain ?

— Le Cèdre-Rouge.

— Oui, et lorsque vous le teniez entre vos mains, vous l’avez laissé échapper au lieu de le tuer roide.

— C’est vrai, j’ai eu tort ; que voulez-vous, le drôle a la vie dure comme un alligator ; mais, soyez tranquille, si jamais il retombe sous ma main, je vous jure que je ne le manquerai pas.

— En attendant vous l’avez manqué, voilà le mal.

— Comment cela ?

— Vous allez me comprendre. Cet homme est un de ces mauvais drôles, l’écume des États de l’Union américaine, comme il n’en existe que trop sur ces frontières depuis quelques années ; je ne sais comment il est parvenu à tromper votre agent à New-York, mais il a su si bien capter sa confiance, que celui-ci lui a raconté tout ce qu’il savait du secret de votre entreprise.

— Il me l’a dit lui-même.

— Fort bien. C’est alors, n’est-ce pas, que vous l’avez poignardé ?

— Oui, et je lui ai en même temps arraché les griffes, c’est-à-dire que je me suis emparé des lettres qu’il possédait et qui pouvaient me compromettre.

— Erreur ! cet homme est un trop profond scélérat pour ne pas prévoir toutes les chances d’une trahison ; il y avait une dernière lettre, la plus importante, la plus compromettante de toutes, celle-là vous ne l’avez pas prise.

— Je me suis emparé de trois.

— Oui, mais il en avait quatre ; seulement, comme la dernière valait plus à elle seule que toutes les autres ensemble, il la portait toujours sur lui dans un sachet en cuir pendu à son cou par une chaînette d’acier : cette lettre, vous n’avez pas songe à la chercher sur sa poitrine

— Mais quelle importance a donc cette lettre que je ne me rappelle pas avoir écrite, pour que vous appuyiez autant sur ce sujet ?

— Cette lettre est tout simplement le traité passé entre vous, le général Ibañez et M. Wood, et portant vos trois signatures.

Con mil demonios ! s’écria l’hacendero terrifié, je suis perdu alors, car si cet homme possède réellement cette pièce, il ne manquera pas d’en faire usage pour se venger de moi.

— Rien n’est perdu tant que le cœur bat dans la poitrine, don Miguel ; la position est critique, j’en conviens, mais je me suis tiré de situations autrement désespérées que celle dans laquelle vous êtes.

— Que faire ?

— Cèdre-Rouge est debout depuis deux jours ; son premier soin, aussitôt qu’il a pu se tenir à cheval, a été de se rendre à Santa-Fé, la capitale du Nouveau-Mexique, et de vous dénoncer au gouverneur ; cette conduite n’a rien qui doive vous étonner de la part de notre homme.

— Je n’ai plus qu’à fuir au plus vite ?

— Attendez, tout homme possède en germe au fond du cœur, comme appât pour le démon, au moins un des sept péchés capitaux.

— Où voulez-vous en venir ?

— Vous allez voir ; heureusement pour nous, le Cèdre-Rouge les possède, je crois, tous les sept, on ne peut plus développés ; l’avarice surtout est portée chez lui à un degré immense.

— Alors ?

— Alors il est arrivé ceci : notre homme vous a dénoncé au gouvernement comme conspirateur, etc., mais il s’est bien gardé, de prime abord, de se dessaisir des preuves qu’il possédait à l’appui de sa dénonciation ; lorsque le général Ituritz, le gouverneur, lui a demandé cette preuve, Cèdre-Rouge a répondu qu’il était prêt à la donner, mais contre une somme de cent mille piastres en or.

— Ah ! fit l’hacendero en respirant ; et qu’a dit Ituritz ?

— Le général est un de vos ennemis les plus intimes, ceci est vrai ; il donnerait beaucoup pour avoir le plaisir de vous faire fusiller.

— En effet.

— Oui, mais cependant la somme lui a paru ce qu’elle est réellement, exorbitante, d’autant plus qu’il serait obligé de la sortir tout entière de sa caisse, car le gouvernement ne reconnaît pas de semblables transactions.

— Et alors, qu’est-ce que le Cèdre-Rouge a fait ?

— Il ne s’est pas tenu pour battu ; au contraire, il a dit au général qu’il lui donnait huit jours pour réfléchir, et il est tranquillement sorti du cabildo.

— Hum ! Et quel jour cette visite a-t-elle été faite par lui au général Ituritz ?

— Hier matin, ce qui fait que vous avez encore devant vous six jours pour agir.

— Six jours, c’est bien peu.

— Eh ! fit le Français avec un mouvement d’épaules d’une expression impossible à rendre, dans mon pays…

— Oui, mais vous êtes Français, vous autres !

— C’est vrai ; aussi avez-vous le double du temps que celui qui nous est nécessaire ! Voyons, trêve de raillerie : vous êtes un homme d’une énergie peu commune : vous voulez réellement le bien de votre pays, ne vous laissez pas abattre par le premier revers ; qui sait ? peut-être tout est-il pour le mieux !

— Eh ! mon ami, je suis seul ; le général Ibañez, celui qui pourrait me seconder dans ce moment critique, est à cinquante lieues d’ici ; que puis-je faire ? Rien.

— Tout. J’ai prévu votre objection ; la Plume-d’Aigle, le sachem des Coras, est allé, de ma part, trouver Ibañez ; vous savez avec quelle célérité marchent les Indiens ; dans quelques heures il nous amènera le général, j’en suis convaincu.

Don Miguel regarda le chasseur avec un mélange d’admiration et de respect.

— Vous avez fait cela, mon ami ? lui dit-il en lui prenant chaleureusement la main.

— Pardieu ! répondit gaiement Valentin, j’ai bien fait autre chose encore ; quand l’heure sera venue, je vous le dirai. Mais ne perdons pas de temps ; que comptez-vous faire actuellement ?

— Agir.

— Bien, voilà comme j’aime à vous entendre parler.

— Oui, mais il faut d’abord que je puisse m’entendre avec le général.

— C’est juste ; ceci est la moindre des choses, répondit Valentin en levant les yeux au ciel et consultant attentivement la position des étoiles ; il est huit heures, la Plume-d’Aigle et celui qu’il amène doivent, à minuit, se trouver à l’entrée du Cañon del buitre ; nous avons quatre heures devant nous, c’est plus qu’il ne nous en faut, puisque nous n’avons qu’une dizaine de lieues à franchir.

— Partons ! partons ! s’écria vivement don Miguel.

— Un instant, rien ne nous presse encore ; soyez tranquille, nous arriverons à temps.

Il se tourna alors vers Curumilla et lui dit en langue araucana quelques mots que l’hacendero ne comprit pas.

L’Indien se leva sans répondre et disparut dans l’épaisseur de la forêt.

— Vous savez, reprit Valentin, que j’ai l’habitude, par goût, de voyager toujours à pied ; cependant comme, dans les circonstances présentes, les minutes sont précieuses et que nous ne devons pas les perdre, je me suis muni de deux chevaux.

— Vous pensez à tout, mon ami.

— Oui, quand il s’agit de ceux que j’aime, répondit Valentin avec un soupir rétrospectif.

Il y eut un moment de silence entre les deux hommes.

Au bout d’un quart d’heure à peine, il se fit un bruit dans les broussailles, les branches s’écartèrent et Curumilla rentra dans la clairière.

Il tenait deux chevaux en bride.

Ces nobles bêtes, qui étaient des mustangs presque indomptés, ressemblaient à s’y méprendre aux chevaux des Apaches dont ils foulaient le territoire ; ils étaient littéralement couverts de plumes d’aigle, de perles fausses et de rubans ; de longues taches rouges et blanches, plaquées à la façon persane et chinoise, complétaient leur déguisement en achevant de les rendre méconnaissables.

— En selle, s’écria don Miguel dès qu’il les aperçut ; l’heure se passe.

— Un mot encore, répondit Valentin.

— Dites.

— Vous avez toujours pour chapelain un certain moine, nommé Fray Ambrosio, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Prenez garde à cet homme ; il vous trahit.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Bon ! Je m’en souviendrai.

— Fort bien. Maintenant en route, fit Valentin en enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval.

Et les trois cavaliers s’élancèrent dans la nuit avec une rapidité vertigineuse.

  1. Le Grand chef des Aucas, 2 vol. in-12. Paris, Amyot.