Amyot (p. 81-90).
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X.

Le Sachem des Coras.

C’était quelques jours après les événements que nous avons rapportés dans le précédent chapitre.

Il faisait une de ces chaudes et éblouissantes journées comme il n’est pas donné à nos froids climats d’en connaître.

Le soleil déversait à profusion ses chauds rayons, qui faisaient étinceler et miroiter les cailloux et le sable des allées de la huerta (jardin) de l’hacienda de la Noria.

Au fond d’un bosquet d’orangers et de citronniers en fleur, dont les suaves émanations embaumaient l’air, au milieu d’un fourré de cactus, de nopals et d’aloès, une jeune femme dormait nonchalamment étendue dans un hamac de fils de phormium tenax suspendu entre deux orangers.

La tête renversée en arrière, ses longs cheveux noirs dénoués et tombant en désordre sur son cou et sur sa poitrine, ses lèvres de corail légèrement entr’ouvertes et laissant voir l’émail éblouissant de ses dents, doña Clara, car c’était elle qui dormait ainsi d’un sommeil d’enfant, était réellement charmante ; ses traits respiraient le bonheur : aucun nuage n’était encore venu rembrunir l’horizon azuré de sa vie calme et tranquille.

Il était midi à peu près ; il n’y avait pas un souffle dans l’air ; les rayons du soleil, tombant d’aplomb, rendaient la chaleur tellement insupportable et étouffante, que chacun dans l’hacienda se livrait au sommeil et faisait ce que dans ces régions torrides on est convenu de nommer la siesta.

Pourtant, à peu de distance de l’endroit où, calme et souriante, reposait doña Clara, un bruit de pas, imperceptible d’abord, mais qui augmentait de plus en plus, se fit entendre et un homme parut.

Cet homme était Schaw, le plus jeune des fils du squatter.

Comment se trouvait-il en ce lieu ?

Le jeune homme était haletant ; la sueur ruisselait sur son visage.

Arrivé à l’entrée du bosquet, il jeta un regard anxieux sur le hamac.

— Elle est là ! murmura-t-il avec un accent passionné ; elle dort.

Alors il se laissa tomber à genoux sur le sable et resta, muet et tremblant, à admirer la jeune fille.

Il resta longtemps ainsi, le regard fixé sur la dormeuse avec une expression étrange ; enfin il poussa un soupir et, s’arrachant avec effort à cette délicieuse contemplation, il se releva péniblement en murmurant d’une voix faible comme un souffle : — Il faut partir !… Si elle se réveillait ! Oh ! elle ne saura jamais combien je l’aime !…

Il cueillit une fleur d’oranger et la déposa doucement sur la jeune fille, puis il fit quelques pas pour se retirer ; mais, revenant presque aussitôt en arrière, il saisit d’un mouvement nerveux le rebozo de doña Clara qui pendait en dehors du hamac, y appliqua ses lèvres à plusieurs reprises, en disant d’une voix saccadée par l’émotion qu’il éprouvait :

— Il a touché ses cheveux !…

Et, s’élançant hors du bosquet, il s’enfuit à travers la huerta et disparut.

Il avait entendu des pas qui s’approchaient.

En effet, quelques secondes après son départ, don Miguel entra à son tour dans le bosquet.

— Allons ! allons ! dit-il gaiement en secouant le hamac, dormeuse, n’avez-vous pas bientôt fini votre siesta ?

Doña Clara ouvrit les yeux en souriant.

— Je ne dors plus, mon père, dit-elle.

— À la bonne beurre, fit-il, voilà répondre.

Et il s’approcha pour l’embrasser.

Mais soudain, par un mouvement brusque, la jeune fille se redressa comme si elle avait aperçu quelque vision horrible, et son visage se couvrit d’une pâleur livide.

— Qu’est-ce que tu as ? que se passe-t-il ? s’écria l’hacendero avec effroi.

La jeune fille lui montra la fleur d’oranger.

— Eh bien, reprit son père, qu’est-ce que cette fleur a de si effrayant ? elle sera tombée de l’arbre dans ton hamac pendant ton sommeil.

Doña Clara secoua tristement la tête.

— Non, dit-elle ; depuis plusieurs jours, en me réveillant, j’aperçois toujours une fleur jetée ainsi sur moi.

— Tu es folle, le hasard seul est coupable, c’est lui qui a tout fait. Allons, ne pense plus à cela ; tu es pâle comme une morte, enfant, pourquoi t’effrayer ainsi d’une niaiserie ? D’ailleurs, le remède est facile à trouver : puisque maintenant tu as si peur des fleurs, pourquoi ne fais-tu pas ta siesta dans ta chambre à coucher, au lieu de venir te blottir au fond de ce bosquet ?

— C’est vrai, mon père, dit la jeune fille toute joyeuse, et qui ne songeait déjà plus à la peur qu’elle avait éprouvée, je suivrai votre conseil.

— Allons, c’est convenu, ne parlons plus de cela ; et maintenant, venez m’embrasser.

La jeune fille se jeta dans les bras de son père, qu’elle accabla de caresses

Tous deux s’assirent sur un banc de gazon et se livrèrent à une de ces délicieuses causeries dont, seuls, ceux qui ont le bonheur d’avoir des enfants sont à même d’apprécier tout le charme.

Sur ces entrefaites, un peon (valet) se présenta.

— Qui vous amène ? demanda don Miguel.

— Seigneurie, répondit le peon, un guerrier Peau-Rouge vient d’arriver à l’hacienda, il désire vous parler.

— Le connaissez-vous ? reprit don Miguel.

— Oh ! oui, seigneurie, c’est Mookapec — la Plume d’Aigle, — le sachem des Coras du Rio-San-Pedro.

— Mookapec ! répéta l’hacendero avec étonnement. Quelle raison a pu l’engager à me venir trouver ? amenez-le-moi.

Le peon se retira ; il reparut au bout de quelques minutes, précédant la Plume-d’Aigle.

Le chef avait revêtu le grand costume de guerre des sachems de sa nation.

Ses cheveux, nattés avec une peau de crotale, étaient relevés sur le sommet de la tête ; au centre était fichée une plume d’aigle ; une blouse de calicot rayé, garnie d’une profusion de grelots, lui descendait jusqu’aux cuisses, défendues des piqûres des moustiques par des caleçons de même étoffe ; il portait des mocksens de peau de pecaris, brodés avec des perles fausses et des piquants de porc-épic ; à ses talons étaient attachées plusieurs queues de loup, signe distinctif des guerriers renommés ; ses hanches étaient serrées par une ceinture de peau d’élan, dans laquelle étaient passés son couteau, sa pipe et son sac à la médecine ; son cou était orné de colliers de griffes d’ours gris et de dents de bison ; enfin, une magnifique robe de bison blanc femelle, peinte en rouge à l’intérieur, était attachée à ses épaules et retombait derrière lui comme un manteau ; de la main droite, il tenait un éventail fait d’une seule aile d’aigle, et, de la main gauche, un rifle américain.

Il y avait quelque chose d’imposant et de singulièrement martial dans l’aspect et la tournure de ce sauvage enfant des bois.

En entrant dans le bosquet, il s’inclina avec grâce devant doña Clara et se tint ensuite immobile et muet devant don Miguel.

Le Mexicain le considéra attentivement, une expression de sombre mélancolie était répandue sur les traits du chef indien.

— Que mon frère soit le bienvenu, lui dit l’hacendero ; à quoi dois-je le plaisir de le voir ?

Le chef jeta un regard à la dérobée à la jeune fille.

Don Miguel comprit ce qu’il désirait, il fit signe à doña Clara de s’éloigner.

Ils restèrent seuls.

— Mon frère peut parler, dit alors l’hacendero, les oreilles d’un ami sont ouvertes. — Oui, mon père est bon, répondit le chef de sa voix gutturale, il aime les Indiens ; malheureusement toutes les Faces-Pâles ne lui ressemblent pas.

— Que veut dire mon frère ? aurait-il à se plaindre de quelqu’un ?

L’Indien sourit tristement.

— Où est la justice pour les Peaux-Rouges ? dit-il ; les Indiens sont des animaux, le grand esprit ne leur a pas donné une âme comme aux Visages-Pâles, ce n’est pas un crime de les tuer !

— Voyons, chef, je vous en prie, ne parlez pas ainsi par énigme, expliquez-vous, pourquoi avez-vous quitté votre tribu ? il y a loin du Rio-San-Pedro ici.

— Mookapec est seul, sa tribu n’existe plus.

— Comment ?

— Les Visages-Pâles sont venus la nuit, comme des jaguars sans courage ; ils ont brûlé le village et massacré tous les habitants, jusqu’aux femmes et aux petits enfants.

— Oh ! c’est affreux, s’écria le ranchero avec horreur.

— Ah ! reprit le chef avec un accent d’ironie terrible, les chevelures des Peaux-Rouges se vendent cher !

— Et connaissez-vous les hommes qui ont commis ce crime atroce ?

— Mookapec les connaît, il se vengera.

— Nommez-moi leur chef, si vous savez son nom.

— Je le sais. Les Visages-Pâles le nomment le Cèdre-Rouge, et les Indiens le Mangeur d’hommes.

— Oh ! quant à celui-là, vous êtes vengé, chef, car il est mort.

— Mon père se trompe.

— Comment ! je me trompe ; c’est moi-même qui l’ai tué.

L’Indien secoua la tête.

— Le Cèdre-Rouge a la vie dure, dit-il ; la lame du couteau dont mon père s’est servi était trop courte ; le Cèdre-Rouge est blessé, mais dans quelques jours il sera de nouveau debout, prêt à tuer les Indiens et à les scalper.

Cette nouvelle atterra l’hacendero.

L’ennemi dont il croyait s’être débarrassé vivait, c’était une nouvelle lutte à soutenir.

— Que mon père prenne garde, continua le chef, le Cèdre-Rouge a juré qu’il se vengerait.

— Oh ! je ne lui en laisserai pas le temps. Cet homme est un démon dont il faut à tout prix purger la terre avant que les forces lui soient revenues et qu’il recommence le cours de ses assassinats.

— J’aiderai mon père dans sa vengeance.

— Merci, chef, je ne refuse pas votre offre ; peut-être bientôt aurai-je besoin de l’aide de tous mes amis.

— Et maintenant, que comptez-vous faire ?

— Puisque les Visages-Pâles le repoussent, la Plume-d’Aigle va se retirer au désert ; il a des amis parmi les Comanches, ce sont des Peaux-Rouges, ils l’accueilleront avec joie.

— Je n’essayerai pas de combattre votre détermination, chef, elle est juste, et si plus tard vous exercez de terribles représailles contre les blancs, ils ne pourront se plaindre, eux-mêmes l’auront voulu.

Quand part mon frère ?

— Au coucher du soleil.

— Reposez-vous ici aujourd’hui, demain il sera assez tôt pour vous mettre en route.

— Il faut que Mookapec parte aujourd’hui.

— Agissez donc à votre guise ; avez-vous un cheval ?

— Non, mais à la première manada que je trouverai j’en lacerai un.

— Je ne veux pas que vous partiez ainsi, je vous donnerai un cheval.

— Merci, mon père est bon, le chef indien se souviendra…

— Venez, vous le choisirez vous-même.

— J’ai encore quelques mots à dire à mon père.

— Parlez, chef, je vous écoute.

— Koutonepi, le chasseur pâle, m’a chargé de donner à mon père un avertissement important.

— Quel est-il ?

— Un grand danger menace mon père ; Koutonepi désire voir mon père le plus tôt possible afin de lui apprendre lui-même ce dont il s’agit.

— Bien, mon frère dira au chasseur que demain je me trouverai à la clairière du Chêne-Foudroyé, et que je l’y attendrai jusqu’au soir.

— Je rapporterai fidèlement les paroles de mon père au chasseur.

Les deux hommes sortirent alors du bosquet et se dirigèrent à grands pas vers l’hacienda.

Don Miguel laissa le chef Coras choisir lui-même un cheval, et pendant que le sachem harnachait sa monture, il se retira dans sa chambre à coucher et fit dire à son fils de venir le joindre.

Le jeune homme était complétement guéri de sa blessure.

Son père lui apprit qu’il était obligé de s’absenter pour quelques jours ; il lui confia la direction de l’hacienda, en lui recommandant surtout de ne pas s’éloigner de la ferme et de veiller attentivement sur sa sœur.

Le jeune homme lui promit tout ce qu’il voulut, heureux de jouir pendant quelques jours d’une liberté entière.

Après avoir embrassé sa fille et son fils une dernière fois, don Miguel se rendit dans le patio (cour).

En l’attendant, le chef s’amusait à faire exécuter des voltes et des courbettes à un magnifique cheval qu’il avait choisi.

Don Miguel admira pendant quelques minutes l’adresse et la grâce de l’Indien, qui maniait ce cheval avec autant d’élégance et de facilité que le meilleur ginète mexicain, puis il se mit en selle, et les deux hommes piquèrent du côté du paso del Norte, qu’il leur fallait absolument traverser pour gagner le désert et se rendre à la clairière du Chêne-Foudroyé.

Le voyage fut silencieux ; les deux hommes réfléchissaient profondément.

Au moment où ils entrèrent dans le Paso, le soleil se couchait à l’horizon dans un flot de vapeurs rougeâtres, ce qui présageait un orage pour la nuit.

À l’entrée du village, ils se séparèrent. Le lendemain, ainsi que nous l’avons dit dans notre premier chapitre, don Miguel sortit au point du jour et se rendit à la clairière.

Maintenant nous fermerons cette trop longue parenthèse, mais qui était indispensable pour que le lecteur comprît bien les faits qui vont suivre, et nous reprendrons notre récit au point où nous l’avons laissé.