Amyot (p. 136-146).
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XVI.

Deux variétés de scélérats.

Maintenant que le lecteur est bien édifié sur le compte de Fray Ambrosio, nous reprendrons la suite de notre récit et nous suivrons le moine à la sortie du meson après l’engagement des aventuriers.

La nuit était calme, silencieuse et sereine, nul bruit ne troublait le silence, si ce n’est le trot de la mule sur les cailloux de la route, ou parfois dans le lointain les abois saccadés des coyotes qui chassaient en troupe, selon leur coutume, quelque daim égaré.

Fray Ambrosio cheminait doucement en réfléchissant aux événements de la soirée, supputant déjà dans son esprit les bénéfices probables de l’expédition qu’il méditait.

Il avait laissé loin derrière lui les dernières maisons du village et s’avançait avec précaution dans un étroit sentier qui serpentait à travers un immense champ de cannes à sucre ; déjà dans le lointain la silhouette des hautes murailles de l’hacienda se détachait en noir à l’horizon ; il espérait arriver avant vingt minutes à l’habitation, lorsque tout à coup sa mule, qui jusque-là avait si paisiblement marché, dressa les oreilles, releva la tête et s’arrêta net.

Brusquement arraché à ses méditations par ce point d’arrêt subit, le moine chercha quel obstacle s’opposait à la continuation de sa route.

À dix pas de lui environ, un homme était arrêté juste au milieu du sentier.

Fray Ambrosio était un homme qui n’était pas facile à effrayer, de plus il était bien armé. Il sortit un des pistolets cachés sous sa robe, l’arma et se prépara à interroger l’individu qui lui barrait si résolûment le passage.

Mais celui-ci, au bruit sec de la détente, jugea prudent de se faire connaître et de ne pas attendre les suites d’une interpellation presque toujours orageuse en semblable circonstance.

— Holà ! cria-t-il d’une voix forte, remettez votre pistolet à votre ceinture, Fray Ambrosio, on ne veut que causer avec vous.

— Diable ! fit le moine, l’heure et le moment sont singulièrement choisis pour une conversation amicale, compère.

— Le temps n’appartient à personne, répondit sentencieusement l’inconnu, je suis forcé de choisir celui dont je puis disposer.

— C’est juste, observa le moine en désarmant tranquillement son pistolet, sans cependant le remettre sous sa robe ; qui diable êtes-vous, compère, et qui vous presse tant de causer avec moi ? voudriez-vous vous confesser, par hasard ?

— Ne m’avez-vous pas reconnu encore, Fray Ambrosio ? faudra-t-il que je vous dise mon nom pour que vous sachiez enfin à qui vous avez affaire ?

— Inutile, compadre, inutile ; mais comment diable se fait-il, Cèdre-Rouge, que je vous rencontre ici ? que pouvez-vous avoir de si pressé à me communiquer ?

— Vous allez le savoir, si vous voulez vous arrêter quelques instants et mettre pied à terre.

— Le diable soit de vous, avec vos lubies ! ne pourriez-vous aussi bien me dire cela demain ? la nuit s’avance, mon habitation est loin encore, et je suis littéralement rompu.

— Bah ! vous vous reposerez parfaitement sur le bord de ce fossé, où vous serez on ne peut mieux ; d’ailleurs, ce que j’ai à vous proposer ne souffre pas de retard.

— C’est donc une proposition que vous voulez me faire ?

— Oui.

— Bah ! Et à quel sujet, s’il vous plaît ?

By God ! au sujet de l’affaire dont nous nous sommes entretenus ce soir au Paso.

— Eh mais, je croyais cela terminé entre nous, et que vous acceptiez mes offres ?

— Pas encore, pas encore, mon maître, cela dépendra de la conversation que nous allons avoir ; ainsi, croyez-moi, mettez pied à terre, venez vous asseoir auprès de moi et expliquons-nous franchement, sans cela rien de fait, je vous en donne ma parole.

— Le diable emporte les gens qui changent d’avis à chaque instant, et sur lesquels on ne peut pas plus compter que sur un vieux surplis ! grommela le moine d’un air contrarié, tout en descendant de sa mule, qu’il attacha à un buisson.

Le squatter ne sembla pas remarquer la mauvaise humeur du chapelain et le laissa s’installer auprès de lui sans prononcer une parole.

— Là, m’y voici, reprit le moine aussitôt qu’il se fut assis ; je ne sais vraiment point, Cèdre-Rouge, comment je cède aussi facilement à toutes vos lubies.

— Eh ! c’est parce que vous vous doutez bien que votre intérêt en dépend, sans cela vous ne le feriez pas.

— Pourquoi causer ici, en pleine campagne, au lieu d’aller chez vous où nous serions beaucoup mieux ?

Cèdre-Rouge secoua négativement la tête.

— Non, dit-il, pour ce que nous avons à dire la campagne vaut mieux. Ici, nous ne craignons pas les écouteurs aux portes.

— C’est juste. Allons, parlez, je vous écoute.

— Hum ! vous tenez donc bien à ce que ce soit moi qui commande l’expédition que vous projetez ?

— Sans doute ; je vous connais depuis longtemps ; je sais que vous êtes un homme sûr, parfaitement au fait des usages des Indiens, car, si je ne me trompe, la plus grande partie de votre existence s’est passée au milieu d’eux.

— Ne parlons pas de ce que j’ai fait ; ce n’est pas de moi qu’il s’agit en ce moment, mais de vous.

— Comment cela ?

— Bon, bon, laissez-moi dire ; vous avez besoin de moi, il est donc de mon intérêt de me faire payer le plus cher possible.

— Eh ! murmura le moine en faisant la grimace, je ne suis pas riche, compadre, vous le savez de reste.

— Oui, oui, je sais que dès que vous avez quelques piastres ou quelques onces, le monte vous les rafle immédiatement.

— Dame, j’ai toujours eu du malheur au jeu.

— Aussi n’est-ce pas de l’argent que je veux vous demander.

— Oh ! bien alors, si vous n’en voulez pas à ma bourse, nous nous entendrons facilement, compadre ; parlez hardiment.

— J’espère que nous nous entendrons facilement, en effet, d’autant plus que le service que j’attends de vous n’est presque rien et est des plus faciles.

— Pas tant de circonlocutions et venez au but, Cèdre-Rouge ; avec vos diables de manies indiennes de toujours entortiller vos phrases, vous n’en finissez jamais.

— Vous savez que j’ai une haine mortelle pour don Miguel Zarate ?

— J’ai entendu parler de quelque chose comme cela ; ne vous a-t-il pas logé son couteau quelque part dans la poitrine ?

— Oui, et le coup était si rude que j’ai failli en mourir ; mais grâce au diable, me voici debout encore une fois, après être resté près de trois semaines étendu sur le dos comme un cheval de rebut : je veux me venger.

— Je suis obligé de vous dire que vous avez raison ; à votre place, que Satan me torde le cou si je n’en faisais autant.

— N’est-ce pas ?

— Parfaitement.

— Mais pour cela je compte sur votre aide.

— Hum ! ceci est délicat ; je n’ai pas à me plaindre de don Miguel, moi, au contraire ; du reste, je ne vois pas en quoi je puis vous servir.

— Oh ! bien facilement.

— Vous croyez ?

— Vous allez voir.

— Bien, continuez, je vous écoute.

— Don Miguel a une fille ?

— Doña Clara.

— Oui.

— Eh bien !

— Je veux l’enlever.

— Le diable soit des idées biscornues qui vous passent par la tête, compère ! comment voulez-vous que je vous aide à enlever la fille de don Miguel, à qui je n’ai que des obligations ? Non, je ne puis faire cela, en vérité.

— Il le faut, cependant.

— Je ne le ferai pas, vous dis-je.

— Mesurez bien vos paroles, Fray Ambrosio, cette conversation est sérieuse ; avant de refuser aussi péremptoirement de me donner l’aide que je vous demande, réfléchissez bien.

— C’est tout réfléchi, Cèdre-Rouge, je ne consentirai jamais à vous aider à enlever la fille de mon bienfaiteur ; dites-moi ce que vous voudrez, rien ne pourra changer ma résolution à cet égard, elle est immuable.

— Peut-être !

— Oh ! quoi qu’il arrive, je vous jure que rien ne pourra me faire changer.

— Ne jurez pas, Fray Ambrosio, vous feriez un faux serment.

— Ta ! ta ! ta ! Vous êtes fou, compadre ! Ne perdons pas notre temps ; si vous n’avez rien autre à me dire, quelque plaisir que je trouve en votre société, je vous quitte.

— Vous êtes devenu bien subitement scrupuleux, mon maître.

— Il y a commencement à tout, compadre, ainsi n’en parlons plus, et au revoir !

Le moine se leva.

— Vous partez ?

Caraï ! Croyez-vous que je vais coucher ici, par hasard ?

— Fort bien ; vous savez qu’il est inutile que vous comptiez sur moi pour votre expédition ?

— Que voulez-vous ? j’en suis fâché, je tâcherai d’en trouver un autre que vous.

— Bonne chance !

— Merci !

Les deux hommes étaient debout, le moine mettait le pied à l’étrier, Cèdre-Rouge paraissait, lui aussi, prêt à partir.

Au moment de se séparer, le squatter parut se raviser tout à coup.

— À propos, dit-il d’une voix indifférente, soyez donc assez bon pour me donner un renseignement dont j’ai besoin.

— Qu’est-ce encore ? fit le moine.

— Oh ! moins que rien, reprit négligemment le squatter, il s’agit d’un certain don Pedro de Tudela, que vous avez connu dans le temps, je crois.

— Hein ? s’écria le moine en retournant vivement la tête et en restant la jambe en l’air.

— Allons, allons, Fray Ambrosio, continua Cèdre-Rouge d’un ton railleur, venez donc encore quelques instants causer avec moi ; je vous conterai, si vous le désirez, une assez singulière histoire sur ce don Pedro de Tudela que vous avez connu.

Le moine était livide, un tremblement nerveux agitait tous ses membres ; il lâcha la bride de la mule et suivit machinalement le squatter qui se rassit tranquillement à terre en lui faisant signe de l’imiter.

Le moine se laissa tomber sur le sol en étouffant un soupir et essuyant les gouttes d’une sueur froide qui perlaient à ses tempes.

— Eh ! eh ! reprit le squatter au bout d’un instant, c’était, il faut en convenir, un charmant cavalier que ce don Pedro de Tudela, un peu fou peut-être ; mais que voulez-vous ? il était jeune. Je me rappelle qu’à Albany, il y a longtemps de cela déjà, seize ou dix-sept ans à peu près, — comme on vieillit cependant ! — je l’ai connu chez un certain… attendez donc, le nom m’échappe, ne pourriez-vous pas m’aider à le retrouver, par hasard, Fray Ambrosio ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, murmura le moine d’une voix sourde.

Cet homme était dans un état à faire pitié, les veines de son front se gonflaient à se rompre ; il étouffait ; sa main droite tourmentait le manche de son poignard, il fixait sur le squatter un regard empreint d’une haine mortelle.

Celui-ci sembla ne rien voir.

— J’y suis, continua-t-il, cet homme se nommait Walter Brunnel ; c’était un bien digne gentleman.

— Démon ! s’écria le moine d’une voix étranglée, je ne sais qui t’a rendu maître de cet horrible secret ; mais tu vas mourir !

Et il se précipita sur lui, le poignard à la main.

Cèdre-Rouge connaissait Fray Ambrosio de longue date, il était sur ses gardes.

D’un mouvement brusque, il lui arrêta le bras, le lui tordit, et saisissant le poignard qu’il jeta au loin :

— Assez, dit-il d’une voix dure, nous nous comprenons, mon maître ; ne jouez pas ce jeu avec moi, car il vous en cuirait, je vous en avertis.

Le moine retomba assis, sans avoir la force de faire un geste, de prononcer une parole.

Le squatter le considéra un instant avec un mélange de pitié et de dédain, haussant imperceptiblement les épaules :

— Voilà seize ans que je possède ce secret, dit-il, jamais il n’est sorti de ma poitrine ; je continuerai à garder le silence, à une condition.

— Laquelle ?

— Je veux que tu m’aides à enlever la fille de l’hacendero.

— Je t’y aiderai.

— Fais-y bien attention, il me faut une coopération franche et loyale, n’essaye pas de me trahir.

— Je t’aiderai, te dis-je.

— Bien, je compte sur ta parole ; du reste, sois tranquille, mon maître, je te surveillerai.

— Assez de menaces, que faut-il faire ?

— Quand partons-nous pour l’Apacheria ?

— Tu viens donc ?

— Sans doute.

Un sourire sinistre plissa les lèvres pâles du moine.

— Nous partirons dans huit jours, dit-il.

— C’est bien ! Le jour du départ, une heure avant de nous mettre en route, tu me livreras la jeune fille.

— Comment ferai-je pour l’obliger à me suivre ?

— Cela ne me regarde pas, c’est ton affaire.

— Cependant !

— Je le veux.

— Soit, répondit le moine avec effort, je le ferai : mais souviens-toi, démon, que, si quelque jour je te tiens entre mes mains, comme aujourd’hui je suis entre les tiennes, je serai sans pitié et je te ferai payer tout ce que je souffre en ce moment.

— Tu auras raison, c’est ton droit ; seulement je doute que jamais tu puisses m’atteindre.

— Peut-être !

— Qui vivra verra ; en attendant, c’est moi aujourd’hui qui suis le maître, je compte sur ton obéissance.

— J’obéirai.

— C’est convenu. Maintenant, autre chose : combien as-tu recruté d’hommes ce soir ?

— Vingt environ.

— C’est peu ; mais avec les soixante que je te fournirai, nous aurons une troupe assez respectable pour en imposer aux Indiens.

— Dieu le veuille !

— Soyez tranquille, mon maître, fit le squatter en reprenant l’accent amical qu’il avait au début de la conversation, je m’engage à vous conduire tout droit à votre placer ; je n’ai pas vécu dix ans avec les Indiens sans être au fait de toutes leurs ruses.

— Enfin, répondit le moine en se levant, vous savez, Cèdre-Rouge, ce qui est entendu entre nous ; le placer nous appartiendra par moitié. Il est donc de votre intérêt de nous y faire arriver sans encombre.

— Nous y arriverons ; maintenant que nous n’avons plus rien à nous dire, que nous sommes d’accord sur tous les points, car nous sommes d’accord sur tous les points… n’est-ce pas ? fit-il avec intention.

— Sur tous, oui.

— Nous pouvons nous séparer et nous rendre chacun chez nous. Sans rancune, mon maître ! Je vous disais bien que je parviendrais à vous faire changer d’avis ! Voyez-vous, Fray Ambrosio, ajouta-t-il d’un ton goguenard qui fit blêmir le moine de rage, en toute chose il ne s’agit que de s’entendre.

Il se leva, jeta son rifle sur l’épaule, et, se détournant brusquement, il s’éloigna à grands pas.

Le moine resta un moment comme atterré de ce qui venait de se passer. Tout à coup il porta vivement la main sous sa robe, saisit un pistolet et ajusta le squatter. Mais, avant qu’il eût le temps de lâcher la détente, son ennemi disparut subitement dans un pli de terrain en poussant un formidable éclat de rire dont l’écho railleur vint résonner à son oreille et lui révéla toute l’immensité de son impuissance.

— Oh ! murmura-t-il en se mettant en selle, comment ce démon a-t-il découvert ce secret que je croyais ignoré de tous ?…

Et il s’éloigna sombre et pensif.

Une demi-heure plus tard il arriva à l’hacienda de la Noria, dont la porte lui fut ouverte par un peon affidé, car tout le monde dormait : il était minuit passé.