Amyot (p. 44-52).
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VI.

Le jacal des squatters.

Don Pablo n’avait pas raconté à son père les faits dans tous leurs détails et surtout dans toute leur vérité.

Don Pablo était tombé dans un véritable guet-apens.

Il avait été attaqué à l’improviste par les trois frères qui l’auraient tué sans miséricorde, résolus à mettre sa mort sur le compte des bêtes fauves, si tout à coup, au moment où l’un d’eux levait son poignard sur le jeune homme renversé et tenu immobile par ses agresseurs, un secours providentiel ne lui était arrivé dans la personne d’une charmante enfant de seize ans à peine.

La courageuse jeune fille s’élança d’un taillis avec la rapidité d’une biche, et se jeta résolument au milieu des assassins.

— Que faites-vous, mes frères ? s’écria-t-elle d’une voix mélodieuse dont les sons harmonieux résonnèrent amoureusement aux oreilles de don Pablo ; pourquoi voulez-vous tuer cet étranger ?

Les trois squatters, surpris par cette apparition à laquelle ils étaient loin de s’attendre, reculèrent de quelques pas.

Don Pablo profita de cette trêve pour se relever vivement et rentrer en possession de ses armes tombées auprès de lui.

— N’est-ce donc pas assez déjà, continua la jeune fille, de voler cet homme, sans chercher encore à lui arracher la vie ? Fi ! mes frères ! ne savez-vous pas que le sang laisse sur les mains de celui qui le verse des taches que rien ne peut effacer ? Laissez cet homme s’éloigner paisiblement.

Les jeunes gens hésitèrent ; bien que subissant malgré eux l’influence de leur sœur, ils étaient honteux de souscrire ainsi à ses désirs ; pourtant ils n’osaient exprimer leur pensée et lançaient à leur ennemi, qui les attendait de pied ferme, un pistolet de chaque main, des regards chargés de haine et de colère.

— Ellen a raison, dit soudain le plus jeune des frères ; non, je ne veux pas que l’on fasse quoi que ce soit à l’étranger.

Les autres lui jetèrent un regard farouche.

— Tu le défendrais au besoin, n’est-ce pas, Schaw ? lui dit Nathan avec ironie.

— Pourquoi ne le ferais-je pas, si cela était nécessaire ? répondit résolument le jeune homme.

— Eh ! fit en ricanant Sutter, il pense à l’églantine des bois.

À peine cette parole était-elle prononcée que Schaw, le visage pourpre, les traits contractés et les yeux étincelants, se précipita sur son frère le couteau à la main.

Sutter l’attendit de pied ferme.

La jeune fille s’élança entre eux.

— La paix ! la paix ! s’écria-t-elle d’une voix vibrante, osez-vous bien vous menacer entre frères ?

Les deux jeunes gens demeurèrent immobiles, mais en se mesurant de l’œil et prêts à en venir aux mains.

Don Pablo fixait un regard ardent sur la jeune fille.

Elle était réellement admirable en ce moment.

Les traits animés par la colère, le corps cambré, la tête haute, les bras étendus entre les deux hommes, elle ressemblait, à s’y méprendre, à ces druidesses qui, dans les anciens jours, appelaient dans les vieilles forêts de la Germanie les guerriers au combat.

Elle offrait dans toute sa personne le type complet de ces suaves et vaporeuses femmes du Nord.

Sa chevelure blonde et dorée comme des épis mûrs, ses yeux d’une douceur extrême qui reflétaient l’azur du ciel, sa bouche sérieuse aux lèvres roses et aux dents de perles, sa taille souple et mignonne, la blancheur de son teint dont la peau fine et transparente avait encore le duvet de l’adolescence, tout dans cette charmante enfant se réunissait pour en faire la plus séduisante créature qui se puisse imaginer.

Don Pablo, auquel ce genre de beauté était inconnu, se sentait malgré lui attiré vers la jeune fille, il était entièrement subjugué par elle. Oubliant la raison qui l’avait amené en cet endroit, le danger qu’il avait couru et celui qui le menaçait encore, il était fasciné et tremblant devant cette délicieuse apparition, craignant à chaque instant de la voir s’évanouir comme un vain prestige, n’osant détourner d’elle son regard et n’ayant plus de forces que pour l’admirer.

Cette jeune fille, si frêle et si délicate, formait un contraste étrange avec les hautes statures et les traits sombres et accentués de ses frères, dont les façons sauvages et abruptes faisaient encore ressortir l’élégance et le charme répandus sur toute sa personne.

Cependant cette scène ne pouvait se prolonger plus longtemps, il était urgent de la terminer.

La jeune fille s’avança vers don Pablo.

— Monsieur, lui dit-elle avec un doux sourire, vous n’avez plus rien à craindre de mes frères, vos armes vous sont inutiles ; vous pouvez remonter à cheval et partir sans crainte, nul ne s’opposera à votre départ.

Le jeune homme comprit qu’il n’avait aucun prétexte pour prolonger son séjour en cet endroit : il baissa la tête, remit ses pistolets dans ses fontes, sauta sur son cheval et s’éloigna à regret et le plus doucement possible.

À peine avait-il fait une lieue qu’il entendit le pas précipité d’un cheval derrière lui.

Il se retourna.

Le cavaUer qui s’avançait était Schaw.

Il eut bientôt rejoint don Pablo. Les jeunes gens marchèrent assez longtemps côte à côte sans échanger une parole.

Tous deux paraissaient plongés dans de profondes méditations.

Arrivés sur la lisière de la forêt, Schaw arrêta son cheval et posa doucement sa main droite sur la bride de celui du Mexicain.

Don Pablo s’arrêta, lui aussi, à cet attouchement, et attendit en fixant sur son étrange compagnon un regard interrogateur.

— Étranger, dit le jeune homme, ma sœur m’envoie ; elle vous prie de garder, si cela vous est possible, le secret sur ce qui s’est passé aujourd’hui entre nous ; elle regrette vivement l’attaque dont vous avez été victime et la blessure que vous avez reçue ; elle tâchera d’engager notre père le Cèdre-Rouge à s’éloigner de vos propriétés.

— Remerciez pour moi votre sœur, répondit don Pablo ; dites-lui que ses moindres désirs seront toujours des ordres pour moi, et que je serai heureux de les exécuter.

— Je lui répéterai vos paroles.

— Merci. Rendez-moi un dernier service.

— Parlez.

— Comment se nomme votre sœur ?

— Ellen. C’est l’ange gardien de notre foyer ; moi, je me nomme Schaw.

— Je vous suis obligé de m’avoir fait connaître votre nom, bien que je ne devine pas la raison qui vous pousse à agir ainsi.

— Je vais vous le dire. J’aime ma sœur Ellen pardessus tout ; elle m’a recommandé de vous offrir mon amitié. Je lui obéis. Souvenez-vous, étranger, que Schaw est à vous, à la vie, à la mort.

Je ne l’oublierai pas, bien que j’espère n’être jamais dans la nécessité de vous rappeler vos paroles.

— Tant pis, fit l’Américain en secouant la tête ; mais si quelque jour l’occasion s’en présente, je vous prouverai, foi de Kentukien, que je suis homme de parole.

Et, tournant précipitamment la tête de son cheval en arrière, le jeune homme disparut rapidement dans les méandres de la forêt.

La vallée du Bison, éclairée par les derniers rayons du soleil couchant, semblait un lac de verdure auquel la brume dorée du soir donnait des tons magiques. Une folle brise courait insoucieuse de la haute cime des cèdres, des catalpas, des tulipiers et des arbres du Pérou, aux grandes herbes des rives du rio San-Pedro.

Don Pablo laissait flotter nonchalamment les rênes sur le cou de son cheval, et s’avançait tout rêveur au milieu des piverts aux ailes d’or, des choucas empourprés, et des cardinaux qui voltigeaient çà et là de branche en branche en saluant, chacun dans son langage, l’approche de la nuit.

Une heure plus tard, le jeune homme arrivait à l’hacienda.

Mais la blessure qu’il avait reçue à l’épaule était plus grave qu’il ne l’avait d’abord supposé ; il avait été obligé, à son grand regret, de garder le lit, ce qui l’avait empêché, malgré ce qui s’était passé, de chercher à revoir la jeune fille dont l’image était profondément gravée dans son cœur.

Dès que le Mexicain se fut éloigné, les squatters se remirent à abattre les arbres et faire des planches, travail qu’ils n’abandonnèrent que lorsque la nuit fut devenue tout à fait noire.

Ellen était rentrée dans l’intérieur du jacal, où elle s’occupait, avec sa mère, des soins du ménage.

Ce jacal était une misérable hutte, faite à la hâte avec des branches d’arbres entrelacées, qui tremblait à tous les vents et laissait pénétrer à l’intérieur la pluie et le soleil.

Cette hutte était partagée en trois compartiments : celui de droite servait de chambre à coucher aux deux femmes, les hommes dormaient dans celui de gauche ; le compartiment du milieu, meublé de bancs vermoulus et d’une table faite avec des ais mal équarris, était à la fois la salle à manger et la cuisine.

Il était tard ; les squatters, réunis autour du feu sur lequel bouillait une grande marmite en fer, attendaient silencieusement le retour du Cèdre-Rouge, qui depuis le matin était absent.

Enfin le galop d’un cheval résonna sourdement sur les détritus sans nom accumulés depuis des années sur le sol de la forêt ; le bruit se rapprocha peu à peu, un cheval s’arrêta devant le jacal et un homme parut :

C’était le Cèdre-Rouge.

Les squatters tournèrent lentement la tête vers lui, mais sans se déranger autrement, et sans lui adresser la parole.

Ellen seule se leva et s’avança vers son père, qu’elle embrassa avec effusion.

Le géant saisit la jeune fille dans ses bras nerveux, la souleva de terre et l’embrassa à plusieurs reprises, en lui disant de sa rude voix que la tendresse adoucissait sensiblement :

— Bonsoir, ma colombe.

Puis il la posa à terre et, sans plus s’occuper d’elle, il se laissa lourdement tomber sur un banc auprès de la table, en présentant ses pieds au feu.

— Allons, femme, dit-il au bout d’un instant, à souper, au nom du diable ! j’ai une faim de coyote.

La femme ne le fit pas répéter ; quelques minutes plus tard, un immense plat de frijoles au piment, mélangés de cecina, fumait sur la table avec de larges pots de pulque.

Le repas fut court et silencieux.

Les quatre hommes mangeaient avec une voracité extrême.

Dès que les frijoles et la cecina eurent disparu, le Cèdre-Rouge et ses fils allumèrent leurs pipes et commencèrent à fumer tout en buvant de larges traits de whisky, mais toujours sans parler.

Enfin le Cèdre-Rouge ôta sa pipe de sa bouche et frappa un grand coup de poing sur la table, en disant brutalement :

— Allons, les femmes, décampez ! vous n’avez plus que faire ici, vous nous gênez, allez au diable !

Ellen et sa mère sortirent immédiatement et se retirèrent dans le compartiment qui leur était réservé.

Pendant quelques instants on les entendit aller et venir, puis tout retomba dans le silence.

Le Cèdre-Rouge fit un geste.

Sutter se leva et alla doucement appliquer son oreille contre la séparation ; il écouta quelques secondes en retenant sa respiration, puis il revint prendre sa place en disant laconiquement :

— Elles dorment.

— Alerte, mes louveteaux, fit à voix basse le vieux squatter, hâtons-nous, nous n’avons pas une minute à perdre, les autres nous attendent.

Alors il se passa une scène étrange dans cette salle sordide, éclairée seulement par la lueur mourante du foyer.

Les quatre hommes se levèrent, ouvrirent un grand bahut placé près de la cloison, et en sortirent divers objets de formes bizarres, leggins, mitanes, robes de bisons, colliers de griffes d’ours gris, bref, des costumes complets d’Indiens apaches.

Les squatters se déguisaient en Peaux-Rouges ; lorsqu’ils eurent revêtu ces vêtements qui les rendaient méconnaissables, ils complétèrent la métamorphose en se peignant le visage de différentes couleurs.

Certes, le voyageur que le hasard aurait en ce moment amené dans le jacal, l’aurait cru habité par des Apaches ou des Comanches.

Les vêtements que les squatters avaient quittés furent renfermés dans le coffre dont le Cèdre-Rouge garda sur lui la clef, et les quatre hommes, armés de leurs rifles américains, quittèrent la hutte, montèrent sur leurs chevaux qui les attendaient tout sellés et partirent à fond de train à travers les sentiers sinueux de la forêt.

À l’instant où ils disparaissaient dans les ténèbres, Ellen parut à la porte de la hutte, jeta un regard désolé du côté où ils s’étaient éloignés et se laissa tomber sur le sol en murmurant avec désespoir :

— Mon Dieu ! quelle œuvre du démon vont-ils donc encore accomplir cette nuit !…