Amyot (p. 36-44).
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V.

La blessure.

Au lever du soleil, don Miguel Zarate, monté sur un excellent cheval, quitta le Paso et se dirigea vers l’hacienda, qu’il habitait avec sa famille.

Cette hacienda était située à quelques nulles du presidio de San Elezario, dans une position délicieuse ; on la nommait l’hacienda de la Noria (la ferme du Puits).

La propriété habitée par don Miguel Zarate s’élevait au centre du vaste delta formé par le del Norte et le rio San-Pedro, ou rivière du Diable.

C’était une de ces fortes et massives constructions comme seuls les Espagnols savaient en bâtir lorsqu’ils étaient maîtres absolus du Mexique.

L’hacienda formait un grand parallélogramme soutenu, de distance en distance, par d’énormes contreforts de pierre de taille ; de même que toutes les habitations des frontières, qui sont plutôt des forteresses que des maisons, elle n’était percée sur la campagne que de rares et étroites fenêtres ressemblant à des meurtrières, et garnies de solides barreaux de fer.

Cette demeure était entourée d’un épais mur d’enceinte, garni à son sommet d’espèces de créneaux nommés almenas, qui indiquaient la noblesse du propriétaire.

En dedans de ce mur, mais séparés des appartements principaux, se trouvaient les communs, composés des écuries, des remises, des granges et du logement des peones.

À l’extrémité de la cour s’élevait, dans l’angle de l’hacienda, au-dessus de son toit en terrasse, le haut clocher carré de la chapelle.

Cette chapelle était desservie par un moine nommé Fray Ambrosio.

Une campagne magnifique formait à cette ferme une splendide ceinture.

Au fond d’une vallée, longue de plus de cinquante milles, se trouvaient des bois de cactus de forme conique, surchargés de fleurs et de fruits, et dont le tronc avait jusqu’à cinq et six pieds de diamètre.

Don Miguel employait un nombre considérable de peones, à cause de la culture de la canne à sucre qu’il faisait sur une grande échelle.

Chacun sait que la canne se plante en la couchant horizontalement dans des sillons d’un demi-pied de profondeur. De chaque nœud sort une tige qui atteint une hauteur de trois mètres environ, et que l’on coupe au bout d’un an pour en extraire le sucre.

Rien de pittoresque comme l’aspect que présente un champ de cannes.

Il faisait une de ces superbes matinées américaines pendant lesquelles la nature semble en fête.

Le centzontle (le rossignol américain) jetait souvent les notes harmonieuses de son chant ; les cardinaux à la gorge rose, les oiseaux bleus, les perroquets, gazouillaient et babillaient gaiement sous la feuillée ; au loin dans la plaine galopaient par troupes de légers antilopes, de craintifs asshatas, et parfois, à l’extrême imite de l’horizon, passaient en galopant des manadas effarés de chevaux sauvages, qui soulevaient des flots d’une poussière impalpable sous le choc de leurs sabots rapides.

Quelques alligators, nonchalamment étendus dans la vase du fleuve, séchaient leurs écailles au soleil, et, au plus haut des airs, de grands aigles de la Sierra Madre planaient majestueusement au-dessus de la vallée.

Don Miguel s’avançait rapidement au sobrepaso, allure favorite des ginetes mexicains, et qui consiste à faire lever les jambes de devant du cheval, tandis que celles de derrière rasent presque le sol, espèce d’amble particulier, qui est très-doux et très-rapide.

L’hacendero ne mit guère que quatre heures à frauchir la distance qui le séparait de son habitation, où il arriva vers neuf heures du matin.

Il fut reçu sur le seuil de sa demeure par sa fille, qui, prévenue de son arrivée, s’était hâtée de venir au-devant de lui.

Don Miguel était absent de chez lui depuis une quinzaine de jours ; ce fut donc avec le plus grand plaisir qu’il reçut les caresses de sa fille.

Lorsqu’il l’eut embrassée à plusieurs reprises, tout en continuant à la tenir étroitement serrée dans ses bras, il la considéra attentivement pendant quelques secondes.

— Qu’as-tu donc, mi querida Clara ? lui demanda-t-il avec intérêt, tu sembles toute triste ; serais-tu donc fâchée de me voir ? ajouta-t-il en souriant.

— Oh ! vous ne le croyez pas, mon père, répondit-elle vivement, vous savez combien votre présence me rend heureuse au contraire.

— Merci, mon enfant ; mais d’où vient alors la tristesse que je vois répandue sur tes traits ?

La jeune fille baissa les yeux sans répondre.

Don Miguel jeta un regard inquisiteur autour de lui.

— Où est don Pablo, dit-il, comment n’est-il pas venu à ma rencontre, serait-il absent de l’hacienda ?

— Non, mon père, il est ici.

— Eh bien, alors, d’où provient qu’il ne se trouve pas auprès de toi ?

— C’est que… dit la jeune fille en hésitant.

— C’est que ?

— Il est malade.

— Malade ! mon fils ! s’écria don Miguel.

— Je me trompe, reprit doña Clara.

— Explique-toi, au nom du Ciel !

— C’est que, mon père, Pablo est blessé.

— Blessé ! exclama l’hacendero, et, repoussant brusquement sa fille, il se précipita vers la maison, monta rapidement les quelques marches du perron, traversa plusieurs salles sans s’arrêter, et arriva dans la chambre de son fils.

Le jeune homme était étendu pâle et défait sur son lit.

En apercevant son père, il sourit en lui tendant la main.

Don Miguel aimait beaucoup son fils, qui était son seul héritier.

Il s’avança vers lui.

— Quelle est cette blessure dont on m’a parlé ? lui demanda-t-il avec agitation.

— Moins que rien, mon père, répondit le jeune homme en échangeant un regard d’intelligence avec sa sœur qui entrait en ce moment. Clara est une folle qui, dans sa tendresse, vous a alarmé à tort.

— Mais enfin tu es blessé ? reprit le père.

— Oui, mais je vous répète que ce n’est rien.

— Enfin explique-toi ; où et comment as-tu reçu cette blessure ?

Le jeune homme rougit et garda le silence.

— Je veux le savoir, dit avec insistance don Miguel.

— Mon Dieu, mon père, répondit don Pablo d’un ton de mauvaise humeur, je ne comprends pas pourquoi vous vous inquiétez ainsi pour une cause aussi futile ; je ne suis pas un enfant pour lequel on doive trembler à la moindre égratignure, bien des fois je me suis blessé sans que vous vous en soyez si fort préoccupé.

— C’est possible ; mais la façon dont tu me réponds, le soin que tu sembles vouloir mettre à me laisser ignorer la cause de cette blessure, enfin tout me dit que, cette fois, tu veux me cacher quelque chose de grave.

— Vous vous trompez, mon père, et vous allez en convenir vous-même.

— Je ne demande pas mieux ; parle. Clara, mon enfant, va donner l’ordre de tout préparer pour le déjeuner. Je meurs littéralement de faim.

La jeune fille sortit.

— À nous deux maintenant, reprit don Miguel. Et d’abord où es-tu blessé ?

— Oh ! mon Dieu, j’ai l’épaule égratignée légèrement ; si je suis couché, il y a dans mon fait plus de paresse que d’autre chose.

— Hum ! qui t’a ainsi égratigné l’épaule ?

— Une balle.

— Comment ? une balle ! Tu t’es donc battu, malheureux ! s’écria don Miguel en tressaillant.

Le jeune homme sourit, pressa la main de son père, et se penchant vers lui :

— Voici ce qui s’est passé, lui dit-il :

— J’écoute, répondit don Miguel en faisant sur lui-même un effort pour se calmer.

— Deux jours après votre départ, mon père, continua don Pablo, je surveillais, ainsi que vous me l’aviez recommandé, les travaux de la sucrerie et la coupe des cannes, lorsqu’un chasseur que vous avez souvent vu rôder aux environs de l’habitation, un certain Andrès Garote, m’accosta au moment où, après avoir donné quelques ordres au majordome, j’allais rentrer. Après m’avoir salué obséquieusement, suivant son habitude, le drôle sourit cauteleusement, et, baissant la voix afin de ne pas être entendu de ceux qui m’entouraient : « N’est-ce pas, don Pablo, me dit-il, que vous donneriez de bon cœur une demi-once à celui qui vous apprendrait une nouvelle importante ? — C’est selon, lui répondis-je, car connaissant l’homme de longue date, je savais qu’il n’y avait pas trop à s’y fier. — Bah ! votre grâce est si riche, reprit-il insidieusement, qu’une misérable somme comme celle-là est moins que rien dans sa poche, au lieu que dans la mienne elle me ferait grand bien. »

À part ses défauts, ce drôle nous a parfois rendu quelques petits services ; et puis, comme il le disait, une demi-once n’est qu’une misère ; je la lui donnai, il se hâta de la faire disparaître dans son habit, et se penchant à mon oreille : Merci, don Pablo, me dit−il, je ne vous volerai pas votre argent ; votre cheval est reposé, il peut fournir une longue course : rendez-vous à la vallée du Bison, là vous apprendrez quelque chose qui vous intéressera. Ce fut en vain que je le pressai de s’expliquer plus clairement, il me fut impossible d’en rien tirer davantage. Seulement, avant de me quitter : Don Pablo, ajouta-t-il, vous avez de bonnes armes, munissez-vous-en, on ne sait pas ce qui peut arriver. Je ne sais pourquoi la confidence tronquée de ce drôle, ses réticences même, éveillèrent ma curiosité ; je résolus de me rendre à la vallée du Bison afin d’avoir le mot de cette énigme.

— Andrès Garote est un coquin qui te tendait un piége, dans lequel tu es tombé, mon fils, interrompit don Miguel.

— Non, mon père, vous vous trompez : Andrès a été loyal envers moi, je n’ai que des remercîments à lui faire ; seulement, peut-être aurait-il dû s’expliquer plus catégoriquement.

L’hacendero hocha la tête d’un air de doute.

— Continue, dit-il.

— J’entrai à l’habitation, je pris mes armes, puis, monté sur Negro, mon coureur noir, je me dirigeai vers la vallée du Bison. Vous savez, mon père, que l’endroit que nous nommons ainsi, et qui nous appartient, est une immense forêt de cèdres et d’érables de près de quarante milles de tour et traversée dans toute sa longueur par un large affluent du rio San-Pedro.

— Certes, je le sais, et je compte, l’année prochaine, y faire exécuter des abatis dans les hautes futaies.

— Vous n’aurez pas besoin de vous donner cette peine, fit le jeune homme en souriant, un autre a pris ce soin pour vous.

— Hein ? qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria l’hacendero avec colère ; qui a osé ?

— Eh ! mon Dieu, un de ces misérables squatters hérétiques, ainsi qu’ils se nomment eux-mêmes ; le coquin a trouvé le lieu à sa convenance et s’y est tranquillement établi avec toute sa couvée de louveteaux, trois grands drôles à mine patibulaire, qui m’ont ri au nez quand je leur ai signifié que la forêt m’appartenait, et qui m’ont répondu, en me couchant en joue, qu’ils étaient Nord-Américains, qu’ils se souciaient de moi comme d’un coyote, que la terre était au premier occupant, et que je leur ferais un sensible plaisir en déguerpissant au plus vite. Ma foi, que vous dirai-je de plus, mon père ? je tiens de vous, j’ai le sang chaud, je hais cordialement cette race de pirates yankees qui, depuis quelques années, se sont abattus dans notre beau pays comme une nuée de moustiques. Je voyais notre forêt mise au pillage, nos plus beaux arbres abattus ; je ne pus rester impassible devant l’insolence de ces drôles, et la querelle devint si vive qu’ils tirèrent sur moi.

Virgen santissima ! s’écria don Miguel avec colère ; ils payeront cher, je te le jure, l’affront qu’ils t’ont fait ; j’en tirerai une vengeance exemplaire.

— Pourquoi vous emporter ainsi, mon père ? répondit le jeune homme visiblement contrarié de l’effet que son récit avait produit, le dégât que ces gens nous causent n’est en réalité que peu sensible pour nous ; j’ai eu tort de me laisser aller à la colère.

— Tu as eu raison, au contraire ; je ne veux pas que ces voleurs du Nord viennent exercer ici leurs rapines ; je saurai y mettre ordre.

— Je vous assure que, si vous consentez à me laisser faire, je suis certain d’arranger cette affaire à votre entière satisfaction.

— Je te défends de tenter la moindre démarche, ceci me regarde à présent ; quoi qu’il arrive, je ne veux pas que tu t’en mêles ; me le promets-tu ?

— Puisque vous l’exigez, je vous le promets, mon père.

— C’est bien ; guéris-toi le plus tôt possible, et sois tranquille ; les Yankees me payeront cher le sang qu’ils t’ont tiré.

Sur ces paroles, don Miguel se retira ; son fils se laissa retomber sur son lit en étouffant un soupir et en poussant une sourde exclamation de colère.