Amyot (p. 52-62).
◄   VI.
VIII.  ►

VII.

Les Rangers.

Sur les bords du Rio-San-Pedro, sur le flanc d’une colline, s’élevait une rancheria composée d’une dizaine de jacales habités par une population de soixante individus environ, tout compris, hommes, femmes et enfants.

Ces gens étaient des Indiens Coras, chasseurs et agriculteurs, appartenant à la tribu de la Tortue.

Ces pauvres Indiens vivaient là en paix avec leurs voisins, sous la protection des lois mexicaines.

Gens paisibles et inoffensifs, jamais, depuis près de vingt ans qu’ils étaient venus s’établir à cette place, ils n’avaient donné un sujet de plainte à leurs voisins, qui, au contraire, se félicitaient de les voir prospérer à cause de leurs mœurs douces et hospitalières. Bien que soumis au Mexique, ils se gouvernaient entre eux, à leur manière, obéissant à leurs Caciques et réglant dans l’assemblée de leurs anciens toutes les difficultés qui s’élevaient dans leur village.

La nuit où nous avons vu les squatters abandonner leur hutte après s’être déguisés, une vingtaine d’individus, armés jusqu’aux dents et vêtus de costumes bizarres, le visage noirci afin de se rendre méconnaissables, étaient campés à environ deux lieues de la rancheria, dans une plaine au bord de la rivière.

Assis ou couchés autour de grands feux, ils buvaient, riaient, se disputaient ou jouaient avec force cris et jurons ; deux hommes assis à l’écart, au pied d’un énorme cactus, causaient à voix basse en fumant leurs papillos de maïs.

Ces deux hommes, dont nous avons déjà parlé au lecteur, étaient, l’un, Fray Ambrosio, le chapelain de l’hacienda de la Noria ; l’autre, Andrès Garote, le chasseur.

Andrès Garote était un grand gaillard long et maigre, à la face blême, cauteleuse et sournoise, qui se drapait avec prétention dans des guenilles sordides, mais dont les armes étaient parfaitement en état.

Quels étaient ces individus qui menaient si grand bruit ?

C’étaient des Rangers.

Ceci demande une explication.

Aussitôt après chacune des différentes révolutions qui bouleversent périodiquement le Mexique depuis qu’il a déclaré si pompeusement son indépendance, le premier soin du nouveau président qui arrive au pouvoir est de licencier les volontaires qui ont grossi accidentellement les rangs de l’armée et lui ont fourni les moyens de renverser son prédécesseur.

Ces volontaires, nous devons leur rendre cette justice, forment tout le rebut de la société et tout ce que la nature humaine fournit de plus dégradé ; ces hommes sanguinaires, sans foi ni loi, qui n’ont ni parents ni amis, sont une véritable lèpre pour le pays.

Rejetés brutalement dans la société, la vie nouvelle qu’ils sont contraints d’adopter ne convient nullement à leurs habitudes de meurtre et de pillage ; ne pouvant plus faire la guerre à leurs compatriotes, ils forment des corps francs et s’engagent, moyennant un certain salaire, à faire la chasse aux Indios bravos, c’est-à-dire aux Apaches et aux Comanches qui désolent les frontières mexicaines.

En sus de leur solde, le gouvernement paternel des États-Unis au Texas et du Mexique, dans les États de la Confédération, leur alloue une certaine somme pour chaque chevelure d’Indien qu’ils apportent.

Nous ne croyons rien dire de nouveau en assurant qu’ils sont le fléau des colons et des habitants, qu’ils rançonnent sans pudeur, de toutes les façons, lorsqu’ils ne leur font pas pire.

Ceux qui étaient en ce moment réunis sur les bords du Rio-San-Pedro se préparaient à faire une partie de guerre : tel est le nom qu’ils donnent aux massacres qu’ils organisent contre les Peaux-Rouges.

Vers minuit, le Cèdre-Rouge et ses trois fils arrivèrent au camp des Rangers.

Il paraît qu’ils étaient attendus avec impatience, car les bandits les reçurent avec les marques de la plus grande joie et du plus chaleureux enthousiasme.

Les dés, les cartes et les botas de mezcal et de wiskey furent immédiatement abandonnés ; les Rangers montèrent à cheval et vinrent se grouper autour des squatters, auprès desquels s’étaient placés Fray Ambrosio et son ami Andrès Garote.

Le Cèdre-Rouge jeta un regard sur la foule et ne put réprimer un sourire d’orgueil à la vue de la riche collection de bandits de toutes sortes qu’il avait autour de lui et qui le reconnaissaient pour chef.

Il étendit le bras pour réclamer le silence.

Chacun se tut.

Le géant prit alors la parole :

— Señores caballeros, dit-il d’une voix forte et accentuée, qui fit tressaillir d’aise tous ces drôles flattés d’être traités comme des honnêtes gens, l’audace des Peaux-Rouges devient intolérable ; si nous les laissons faire, ils inonderont bientôt le pays, où ils pulluleront si bien qu’ils finiront par nous en chasser ; cet état de choses doit avoir un terme. Le gouvernement se plaint de la rareté des chevelures que nous lui fournissons ; il dit que nous ne remplissons pas les clauses de l’engagement que nous avons contracté envers lui ; il parle de nous licencier, puisque notre service est inutile et par conséquent onéreux à la République. Il est de notre devoir de donner un éclatant démenti à ces assertions malveillantes, et de prouver à ceux qui ont placé leur confiance en nous que nous sommes toujours prêts à nous dévouer pour la cause de l’humanité et de la civilisation. Je vous ai réunis ici pour une expédition de guerre que je médite depuis quelque temps déjà, et que nous exécuterons cette nuit même : nous allons attaquer la rancheria des Indiens Coras, qui, depuis quelques années, ont eu l’audace de s’établir tout près de cet endroit. Ce sont des païens et des voleurs qui ont mérité cent fois le châtiment sévère que nous allons leur infliger ; mais, je vous en prie, seigneurs cavaliers, pas de pitié malentendue ; écrasons cette race de vipères ; qu’il n’en échappe pas un seul ! la chevelure d’un enfant vaut autant que celle d’un guerrier ; ne vous laissez donc attendrir ni par les cris ni par les larmes ; scalpez ! scalpez toujours !


Cette harangue fut accueillie comme elle devait l’être, c’est-à-dire par des hurlements de joie.

— Seigneurs cavaliers, reprit le Cèdre-Rouge, le digne moine qui m’accompagne veut appeler les bénédictions du ciel sur notre entreprise ; à genoux pour recevoir l’absolution qu’il va vous donner.

Les bandits descendirent instantanément de cheval, ôtèrent leurs chapeaux et s’agenouillèrent sur le sable.

Fray Ambrosio récita alors une longue prière qu’ils écoutèrent avec une patience exemplaire, en répondant Amen à chaque verset, et la termina en leur donnant l’absolution.

Les Rangers se relevèrent, joyeux d’être ainsi débarrassés du lourd fardeau de leurs péchés, et se remirent en selle.

Le Cèdre-Rouge dit alors quelques mots à voix basse à l’oreille de Fray Ambrosio, qui baissa affirmativement la tête et s’éloigna immédiatement dans la direction de l’hacienda de la Noria, suivi d’Andrès Garote.

Le squatter se retourna vers les Rangers qui attendaient ses ordres.

— Vous savez où nous allons, seigneurs cavaliers, dit-il ; marchons, et surtout du silence si nous voulons prendre notre gibier au gîte ; vous savez que ces maudits Indiens sont malins comme des oppossums.

La troupe partit au galop. Le Cèdre-Rouge et ses fils marchaient en tête.

Il faisait une de ces nuits calmes, pleines d’âcres senteurs qui portent l’âme à la rêverie, comme l’Amérique seule a le privilége d’en posséder.

Le ciel, d’un bleu sombre était plaqué d’un nombre infini d’étoiles, au milieu desquelles resplendissait la majestueuse croix du Sud, étincelant comme un manteau de roi ; l’atmosphère était d’une transparence inouïe, qui laissait distinguer les objets à une grande distance ; la lune répandait à profusion ses rayons argentés, qui donnaient au paysage une apparence fantastique ; une brise mystérieuse courait sur la cime houleuse des grands arbres, et parfois de vagues rumeurs traversaient l’espace et se perdaient dans le lointain.

Les sombres cavaliers couraient toujours, silencieux et mornes, semblables à ces fantômes des anciennes légendes qui se pressent dans l’ombre pour accomplir une œuvre sans nom.

Au bout d’une heure à peine on atteignit la rancheria.

Tout reposait dans le village, aucune lumière ne brillait dans les jacales ; les Indiens, fatigués des durs labeurs du jour, se reposaient pleins de confiance dans la foi jurée, ne redoutant aucune trahison.

Le Cèdre-Rouge fit halte à vingt pas de la rancheria.

Il disposa ses cavaliers de façon à envelopper le village de tous les côtés.

Lorsque chacun eut pris son poste, que les torches furent allumées, le Cèdre-Rouge poussa le redoutable cri de guerre des Apaches, et les Rangers se précipitèrent à fond de train sur le village, en poussant des hurlements horribles et en brandissant leurs torches, qu’ils jetèrent sur les jacales.

Alors il se passa une scène de carnage que la plume humaine est impuissante à décrire.

Les malheureux Indiens, surpris dans leur sommeil, se précipitaient, effarés, à demi nus, hors de leurs pauvres demeures, et étaient impitoyablement massacrés et scalpés par les Rangers, qui agitaient, avec des rires de démons, ces chevelures fumantes et dégouttantes de sang.

Femmes, enfants, vieillards, tous étaient tués avec des raffinements de barbarie.

Le village, incendié par les torches des Rangers, ne fut plus bientôt qu’un immense bûcher où s’agitaient pêle-mêle les victimes et les bourreaux.

Cependant quelques Indiens étaient parvenus à se réunir ; formés en une troupe compacte d’une vingtaine d’hommes, ils opposaient une résistance désespérée à leurs assassins, exaspérés par l’odeur du sang et l’enivrement du carnage.

En tête de cette troupe se tenait un Indien de haute taille, à demi nu, aux traits intelligents, qui, armé d’un soc de charrue dont il se servait avec une force et une adresse extrêmes, assommait tous les assaillants qui s’approchaient à portée de son arme terrible.

Cet homme était le Cacique des Coras. À ses pieds gisaient, éventrés, sa mère, sa femme et ses deux enfants ; le malheureux luttait avec l’énergie du désespoir ; il avait fait le sacrifice de sa vie, mais il voulait la vendre le plus cher possible.

Vainement les Rangers avaient tiré sur lui, le Cacique semblait invulnérable ; de toutes les balles dirigées contre sa personne, aucune ne l’avait atteint.

Il combattait toujours, sans que le poids de son arme parût fatiguer son bras.

Les Rangers s’excitaient les uns les autres à en finir avec lui, pourtant aucun n’osait l’approcher.

Mais ce combat de géants ne pouvait durer longtemps encore ; des vingt compagnons qu’il avait auprès de lui en commençant la lutte, le Cacique n’en voyait plus que deux ou trois debout, les autres étaient morts.

11 fallait en finir. Le cercle qui enveloppait le valeureux Indien se resserrait de plus en plus ; désormais ce n’était plus pour lui qu’une question de temps.

Les Rangers, reconnaissant l’impossibilité de vaincre cet homme au cœur de lion, avaient changé de tactique.

Ils ne l’attaquaient plus, ils se contentaient de former autour de lui un cercle infranchissable, attendant prudemment, pour s’élancer sur cette proie qui ne pouvait leur échapper, que ses forces fussent totalement épuisées.

Le Coras comprit l’intention de ses ennemis ; un sourire de dédain plissa ses lèvres hautaines, et il s’élança résolument au-devant de ces hommes qui reculaient devant lui.

Soudain, d’un mouvement plus prompt que la pensée, il jeta avec une force inouïe le soc de charrue au milieu des Rangers, et, bondissant comme une panthère, il sauta sur un cheval et se cramponna après le cavalier avec une vigueur surhumaine.

Avant que les Rangers fussent revenus de la surprise que leur causa cet assaut imprévu, par un effort désespéré, tout en maintenant le cavalier qu’il avait saisi, il tira de sa ceinture un poignard à lame courte et effilée et l’enfonça jusqu’à la poignée dans les flancs du cheval, qui poussa un hennissement de douleur, se précipita tête baissée au milieu de la foule et l’emporta avec une vitesse vertigineuse.

Les Rangers, rendus furieux d’avoir été joués par un homme seul, et de voir ainsi leur ennemi le plus terrible leur échapper, s’élancèrent à sa poursuite.

Mais, avec la liberté, le Coras avait reconquis toute son énergie, il était sauvé désormais.

Malgré les efforts désespérés que les Rangers tentèrent pour l’atteindre, il disparut dans la nuit.

Le Cacique continua à fuir jusqu’à ce qu’il sentît le cheval manquer sous lui.

Il n’avait pas lâché le cavalier qui était à demi étranglé par sa rude étreinte, et tous deux roulèrent sur le sol.

Cet homme portait le costume des Indiens Apaches.

Le Coras le considéra un instant avec attention, puis un sourire de mépris plissa ses lèvres.

— Tu n’es pas un Peau-Rouge, lui dit-il d’une voix rauque, tu n’es qu’un chien des faces pâles. Pourquoi revêtir la peau d’un lion, puisque tu es un lâche coyote ?

Le Ranger, encore étourdi par la chute qu’il venait de faire et la pression qu’il avait subie, ne répondit pas.

— Je pourrais te tuer, continua l’Indien, mais ma vengeance ne serait pas complète. Il faut que toi et les tiens vous me payiez tout le sang innocent que vous avez lâchement versé cette nuit. Je vais te marquer, afin de te reconnaître plus tard.

Alors, avec un sang-froid terrible, le Coras renversa le Ranger sur le dos, lui appuya le genou sur la poitrine et, lui enfonçant un doigt dans l’œil droit par un mouvement de rotation d’une rapidité extrême, il le fit jaillir de l’orbite et le lui arracha.

À cette affreuse mutilation, le misérable poussa un cri de douleur impossible à rendre.

L’Indien se releva.

— Va, lui dit-il, maintenant je suis certain de te retrouver quand je le voudrai.

En ce moment, un bruit de chevaux résonna à peu de distance ; évidemment les Rangers avaient entendu le cri de leur compagnon et accouraient à son secours.

Le Coras s’élança au milieu des buissons et disparut.

Quelques minutes plus tard les Rangers arrivèrent.

— Nathan, mon fils ! s’écria le Cèdre-Rouge en se précipitant en bas de son cheval et se jetant sur le corps du blessé, Nathan, mon premier-né, il est mort !

— Non ! répondit un des Rangers, mais il est bien malade.

C’était en effet le fils aîné du squatter que le Cacique avait mutilé.

Le Cèdre-Rouge saisit dans ses bras le corps de son fils, qui était évanoui ; il le plaça en travers devant lui sur la selle, et la troupe repartit au galop.

Les Rangers avaient accompli leur œuvre ; ils avaient soixante chevelures humaines pendues à leurs ceintures.

La rancheria des Coras n’était plus qu’un monceau de cendres.

De tous les habitants de ce malheureux village, seul le Cacique avait survécu.

Il suffisait pour venger ses frères !