Amyot (p. 27-35).
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IV.

Les Peccaris.

Au milieu d’une clairière gisait un cheval éventré après lequel s’acharnaient six ou huit peccaris, tandis qu’une dizaine d’autres attaquaient à coups de boutoir un arbre énorme sur les plus hautes branches duquel un homme était réfugié.

Expliquons au lecteur, qui probablement les connaît fort peu, quels animaux sont les peccaris.

Les peccaris tiennent le milieu entre le porc domestique et le sanglier.

Bien que la taille de cet animal ne dépasse pas ordinairement 70 centimètres de hauteur, et à peu près 1 mètre de longueur du groin à la naissance de la queue, il est cependant sans contredit un des animaux les phis dangereux et les plus redoutés de l’Amérique septentrionale.

La mâchoire du peccari est garnie de boutoirs assez semblables à ceux du saagUer, mais droits et tranchants, dont la longueur varie entre huit et quinze centimètres.

Par la forme de son corps il ressemble au porc, mais les soies clair-semées sur sa peau rugueuse sont colorées par zone ; la partie la plus proche de la peau est blanche et la pointe d’une teinte chocolat. Dès que l’animal entre en fureur, ces soies se hérissent comme les piquants du porc-épic.

Les mouvements des peccaris sont vifs et rapides comme ceux de l’écureuil ; ils vivent ordinairement en troupes de quinze, trente et même cinquante individus.

La force de la tête, du cou et des épaules de ces animaux est telle que lorsqu’ils chargent, rien ne peut résister à l’impétuosité de leurs attaques.

Une particularité assez remarquable de cette espèce est cette rugosité informe qu’ils ont sur le dos et qui contient une liqueur musquée qui s’évapore dès que l’animal est en colère.

Le peccari se nourrit préférablement de glands, de racines, de baies, de grains, de cannes à sucre et de reptiles de toutes sortes ; il est prouvé que les serpents les plus venimeux sont dévorés par eux sans qu’ils en soient incommodés le moins du monde.

La façon dont gîte le peccari est assez singulière ; sa bauge est toujours placée au milieu des canniers touffus et impénétrables qui se trouvent dans les endroits marécageux, auprès d’arbres séculiers comme on en rencontre tant dans les forêts vierges, géants foudroyés, mais debout encore, avec leurs grappes de lianes et de vignes vierges.

Les troncs de ces arbres, qui mesurent parfois jusqu’à douze mètres de circonférence, sont creux pour la plupart et offrent un abri commode aux peccaris qui s’y retirent chaque soir vingt et vingt-cinq ensemble, s’introduisant à reculons les uns après les autres dans la cavité, de façon que le dernier a l’extrémité de son groin placée juste à l’entrée du trou, et reste pour ainsi dire en vedette, chargé de veiller sur le repos de ses compagnons.

Les peccaris sont d’une férocité sans bornes, il ne connaissent pas le danger ou du moins le méprisent complétement ; ils attaquent toujours en troupe et combattent avec une rage sans pareille jusqu’à ce que le dernier succombe, quel que soit l’ennemi qu’ils aient devant eux.

Aussi, hommes et bêtes, chacun fuit la rencontre de ces animaux terribles ; le jaguar lui-même, si fort et si redoutable, devient leur proie, si pour son malheur il a l’imprudence de s’attaquer à eux.

Voici de quelle façon ils procèdent pour vaincre le fauve.

Quand un jaguar a blessé un peccari, ceux-ci se réunissent, lui donnent la chasse et le poursuivent jusqu’à ce qu’ils parviennent à le cerner.

Lorsque toute issue lui est fermée, le jaguar, croyant échapper à ses ennemis, se réfugie sur un arbre ; mais les peccaris ne renoncent pas à leur vengeance : ils s’établissent au pied de l’arbre, recrutant sans cesse de nouveaux alliés et attendant patiemment que, poussé à bout par la faim et la soif, le jaguar se décide à descendre de sa forteresse improvisée.

C’est ce qui ne manque pas d’arriver au bout de deux ou trois jours au plus ; le fauve se décide enfin à s’élancer ; il bondit au milieu de ses ennemis qui l’attendent de pied ferme et l’attaquent bravement ; une bataille terrible s’engage, et le tigre, après avoir jonché le terrain de victimes, succombe enfin sous l’effort des assaillants et est déchiré à coups de boutoir.

D’après tout ce que nous venons de dire, il est facile de comprendre combien la position de l’homme juché au sommet d’un arbre et entouré de peccaris était précaire.

Ses ennemis semblaient déterminés à ne pas quitter la place ; ils tournaient sournoisement autour de l’arbre, attaquaient sa base à coups de boutoir, puis, reconnaissant l’inutilité de leurs attaques, ils se couchaient tranquillement auprès du cadavre du cheval, que déjà ils avaient sacrifié à leur colère.

Don Miguel se sentit ému de pitié pour le pauvre diable dont la position se faisait d’instant en instant plus critique.

Vainement il se creusait la tête pour venir en aide au malheureux dont la perte était assurée.

Attaquer les peccaris aurait été une imprudence extrême et n’aurait produit d’autre résultat que celui de détourner sur lui la fureur de ces animaux, sans pour cela sauver celui qu’il voulait secourir.

Cependant le temps pressait ; que faire ? comment sans se sacrifier soi-même, sauver l’homme qui courait un si grand péril ?

Le Mexicain hésita longtemps. Laisser sans secours cet homme dont la mort était certaine, semblait impossible à don Miguel. Cette idée, qui plusieurs fois déjà s’était présentée à sa pensée, il l’avait énergiquement repoussée, tant elle lui semblait monstrueuse.

Enfin il résolut, coûte que coûte, de tenter l’impossible en faveur de cet homme inconnu, que, par cette solidarité qui règne au désert, il se serait, au fond du cœur, accusé plus tard d’avoir tué s’il ne le sortait pas du péril dans lequel il se trouvait.

La position de l’inconnu était d’autant plus critique que, dans sa précipitation à se mettre à l’abri des attaques de ses ennemis, il avait laissé tomber son rifle qui était sur le sol au pied de l’arbre, et, par conséquent, n’avait pas d’armes pour se défendre et tâcher de se sauver de haute lutte.

Malgré la finesse de leur odorat, les peccaris n’avaient pas éventé l’approche de don Miguel, qui, par un hasard providentiel, avait pénétré dans le bois du côté opposé au vent.

Le Mexicain mit pied à terre en poussant un soupir, flatta un instant son cheval, qu’il débarrassa en un tour de main de ses harnais.

Le noble animal, habitué aux caresses de son maître, remuait la tête avec de petits mouvements de joie et fixait sur lui ses grands yeux intelligents.

Don Miguel ne put retenir un soupir ; une larme coula sur ses jours hâlées. Sur le point d’accomplir le terrible sacrifice qu’il s’imposait, il hésita.

C’était son compagnon fidèle, presque un ami, dont il allait se séparer ; mais la vie d’un homme était en jeu : le Mexicain refoula dans son cœur les sentiments qui l’agitaient et sa résolution fut prise.

Il passa une longe au cou de son cheval, et, malgré sa résistance obstinée, il l’obligea à s’avancer jusqu’à l’entrée de la clairière où les peccaris étaient rassemblés.

Un frêle rideau de lianes et de feuilles le dérobait seul à leur vue.

Arrivé là, don Miguel s’arrêta ; il eut encore une seconde d’hésitation, une seule, puis, saisissant un morceau d amadou, qu’il alluma tout en flattant le pauvre animal, fl le lui introduisit dans l’oreille.

L’effet en fut subit et terrible. Le cheval poussa un hennissement de douleur, et, rendu fou par la brûlure, il bondit en avant et se précipita dans la clairière en cherchant vainement à se débarrasser de cet amadou qui se consumait dans son oreille en lui occasionnant une souffrance horrible.

Don Miguel s’était vivement jeté de côté et suivait d’un regard anxieux le résultat de la terrible tentative qu’il venait de faire pour sauver l’inconnu.

À la vue du cheval qui apparut subitement au milieu d’eux, les peccaris se relevèrent brusquement, formèrent un groupe compact et s’élancèrent tête baissée à la poursuite du cheval, sans penser davantage à l’homme.

L’animal, aiguillonné encore par la terreur que lui causaient ses féroces ennemis, détalait avec la rapidité d’une flèche, brisant du poitrail tous les obstacles qu’il trouvait sur son passage, et suivi de près par les peccaris.

L’homme était sauvé !

Mais à quel prix !

Don Miguel étouffa un dernier soupir de regret et s’élança dans la clairière.

L’inconnu était déjà descendu de l’arbre où il avait trouvé un abri, mais l’émotion qu’il avait éprouvée était tellement forte qu’il restait assis à terre, presque sans connaissance.

— Alerte, alerte ! lui dit vivement don Miguel, hâtons-nous, nous n’avons pas un instant à perdre, les peccaris peuvent se raviser et revenir d’un moment à l’autre.

— C’est vrai, murmura l’inconnu d’une voix sourde en jetant autour de lui un regard épouvanté ; partons, partons de suite !

Il fit un effort sur lui-même, saisit son rifle et se releva.

Par un pressentiment dont il ne put se rendre compte, don Miguel éprouva malgré lui, à l’aspect de cet homme que jusque-là il avait à peine regardé, un sentiment de défiance et de dégoût invincible.

Par suite de la vie qu’il était obligé de mener sur ces frontières fréquentées par des gens de toutes sortes, bien souvent l’hacendero s’était trouvé en rapport avec des chasseurs et des trappeurs qui étaient loin de payer de mine, mais jamais, jusque-là, le hasard ne l’avait placé en présence d’un individu d’une aussi sinistre apparence.

Cependant il ne laissa rien voir de ce qu’il éprouvait, et engagea cet homme à le suivre.

Celui-ci ne se fit pas répéter l’invitation : il avait hâte de s’éloigner de ce lieu où il avait été si près de trouver la mort.

Grâce à la connaissance que le Mexicain avait du pays, le bois fut bientôt traversé, et les deux hommes, au bout d’une heure de marche à peine, arrivèrent sur le bord du del Norte, juste en face du village.

Leur course avait été si rapide, leur préoccupation si grande, qu’ils n’avaient pas échangé une parole, tant ils redoutaient à chaque instant de voir apparaître les peccaris.

Heureusement il n’en fut rien, et ils atteignirent le gué sans être inquiétés de nouveau.

Don Miguel s’était chargé des harnais de son cheval, il les jeta sur le sol et regarda autour de lui dans l’espoir de découvrir quelqu’un qui pût l’aider à traverser la rivière.

Son attente ne fut pas trompée : juste au moment où ils arrivaient au gué, un arriero se préparait à passer de l’autre côté du fleuve avec sa recca de mules ; il s’offrit, avec cette générosité innée chez les Mexicains, à les conduire tous deux au Paso.

Les deux hommes acceptèrent avec empressement, montèrent chacun sur une mule, et une demi-heure plus tard ils se trouvèrent en sûreté dans le village.

Après avoir donné quelques réaux à l’arriero pour payer le service qu’il lui avait rendu, don Miguel reprit les harnais de son cheval et fit un pas pour s’éloigner.

L’inconnu l’arrêta :

— Nous nous séparons ici, caballero, dit-il d’une voix rude avec un accent anglais fortement prononcé ; mais avant de nous quitter, laissez-moi vous exprimer ma profonde reconnaissance pour la façon noble et généreuse dont vous m’avez sauvé la vie au péril de la vôtre.

— Monsieur, répondit simplement le Mexicain, je n’ai fait que mon devoir en vous sauvant : au désert, tous les hommes sont frères et se doivent protection ; ne me remerciez donc pas, je vous prie, pour une action bien simple : tout autre à ma place eût agi comme je l’ai fait.

— Peut-être, reprit l’inconnu ; pourtant soyez assez bon, je vous prie, pour me dire votre nom, afin que je sache à qui je dois la vie.

— Cela est inutile, fit don Miguel en souriant ; seulement, comme je vous crois étranger à ce pays, laissez-moi vous donner un conseil.

— Lequel, monsieur ?

— Celui de ne plus, dorénavant, vous attaquer aux peccaris ; ce sont des ennemis terribles que l’on ne peut vaincre que lorsque l’on se trouve en nombre ; un homme seul commet, en les attaquant, une folie impardonnable dont il est toujours victime.

— Soyez convaincu, monsieur, que la leçon que j’ai reçue aujourd’hui me profitera et que jamais je ne me fourrerai dans un guêpier semblable ; j’ai été trop près de payer cher mon imprudence. Mais je vous en prie, monsieur, ne nous séparons pas sans que je sache le nom de mon sauveur.

— Puisque vous l’exigez, monsieur, apprenez-le donc : je suis don Miguel de Zarate.

L’inconnu lui jeta un regard étrange en réprimant un mouvement de surprise.

— Ah ! fit-il d’un ton singulier, merci, don Miguel Zarate ; sans vous connaître personnellement, je savais déjà votre nom.

— C’est possible, répondit l’hacendero, car je suis fort connu dans ce pays, où ma famille est établie depuis de longues années.

— Moi, monsieur, je suis celui que les Indiens nomment Ouitchasta-jouté, le mangeur d’hommes ; et les chasseurs, mes confrères, le Cèdre-Rouge.

Et après avoir porté la main à son bonnet, par forme de salut, cet homme jeta son rifle sur l’épaule, tourna sur lui-même et s’éloigna à grands pas.

Don Miguel le suivit un instant des yeux, puis il se dirigea tout pensif vers la maison qu’il habitait au Paso.

L’hacendero ne se doutait pas qu’il avait sacrifié son cheval favori pour sauver la vie à son ennemi le plus implacable.