Amyot (p. 19-27).
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III.

Don Miguel Zarate.

Si le Mexique était mieux gouverné, ce serait sans contredit un des pays les plus riches du globe.

En effet, c’est dans cette contrée que se trouvent les fortunes particulières les plus considérables.

Depuis que les Américains des États-Unis ont révélé au monde, en s’emparant de la moitié du Mexique, où tend leur ambition, les habitants de ce beau pays sont un peu sortis de la torpeur dans laquelle ils se complaisaient et ont tenté de grands efforts pour coloniser leurs provinces et appeler sur leur sol, si riche et si fécond, des hommes intelligents, travailleurs et industrieux, qui pussent changer la face des choses et faire régner l’abondance et la richesse partout où, avant eux, ne se trouvaient que ruines, désolation, incurie et misère.

Malheureusement, les nobles efforts tentés jusqu’à ce jour sont, par une fatalité incompréhensible, restés sans résultat, soit à cause de l’apathie naturelle des habitants, soit par la faute du gouvernement mexicain lui-même.

Cependant de grands propriétaires, comprenant toute l’opportunité de la mesure proposée et combien il était de leur intérêt de combattre l’influence mortelle, pour leur nationalité, des invasions américaines, se sont généreusement dévoués à la réalisation de cette grande question d’économie sociale qui, malheureusement, devient de plus en plus irréalisable.

En effet, dans l’Amérique du Nord deux races ennemies se trouvent en présence :

La race anglo-saxonne et la race espagnole.

Les Anglo-Saxons sont dévorés d’une ardeur de conquête et d’une rage d’envahissement que rien ne peut arrêter ni même retarder.

On ne peut voir sans étonnement les tendances expansives de ce peuple mobile et singulier, composé hétérogène de toutes les races que la misère ou les mauvais instincts ont, dans le principe, chassé d’Europe, et qui se sent gêné dans un immense territoire que pourtant sa faiblesse numérique l’empêche d’occuper tout entier.

Emprisonné dans le réseau de ses vastes frontières, se faisant un droit de la force, il déplace continuellement les limites de ses voisins et empiète sans relâche sur des terrains dont il n’a que faire.

Journellement des compagnies d’émigrants abandonnent leurs demeures et, le rifle sur l’épaule, la hache à la main, elles se dirigent vers le Sud comme poussées par une volonté plus forte qu’elles, sans que les montagnes, les déserts, les forêts vierges ou les larges fleuves soient assez puissants pour les contraindre à faire halte quelques instants.

Les Américains du Nord se figurent, en général, qu’ils sont les instruments de la Providence, chargés par les décrets du Tout-Puissant de peupler et de civiliser le nouveau monde.

C’est avec une impatience fébrile qu’ils comptent les heures qui doivent encore s’écouler jusqu’au jour, prochain dans leur pensée, où leur race et leur système gouvernemental occuperont tout l’espace compris entre le cap Nord et l’isthme de Panama, à l’exclusion des républiqiies espagnoles d’un côté et des colonies anglaises de l’autre.

Ces projets, dont les Américains du Nord ne font nullement mystère, mais dont, au contraire, ils se vantent hautement, sont parfaitement connus des Mexicains, lesquels détestent cordialement leurs voisins et emploient tous les moyens en leur pouvoir pour leur créer des difficultés et mettre des entraves à leurs invasions successives.

Au nombre des propriétaires du Nouveau-Mexique qui se résolurent à faire de grands sacrifices afin d’arrêter ou du moins de retarder l’invasion imminente du Nord-Amérique, il y en avait un le plus riche et peut-être le premier de tous par son intelligence et l’influence dont à juste titre il jouissait dans le pays.

Il se nommait don Miguel Acamaricthzin Zarate.

Quoi qu’on en dise, la population indienne au Mexique dépasse du double la population blanche et possède une énorme influence.

Don Miguel Zarate descendait en ligne directe d’Acamarichtzin, premier roi de Mexico, dont le nom s’était, comme un précieux héritage, conservé dans sa famille.

Propriétaire d’une fortune incalculable, don ]Iiguel vivait dans ses immenses propriétés comme un roi dans son emphire, aimé et respecté des Indiens, qu’il protégeait efficacement chaque fois que l’occasion s’en présentait, et qui avaient pour lui une vénération qu’ils poussaient presque jusqu’à l’idolâtrie, car ils voyaient en lui le descendant d’un de leurs rois les plus célèbres et le défenseur né de leur race.

Au nouveau Mexique, la population indienne a beaucoup augmenté depuis un demi-siècle. Certains auteurs prétendent même qu’elle est aujourd’hui plus nombreuse qu’avant la conquête, ce qui est possible avec l’apathie des Espagnols et l’incurie qu’ils ont sans cesse déployée dans leurs luttes contre elle.

Mais les Indiens sont demeurés stationnaires au milieu de la marche incessante du progrès et de la civilisation ; ils conservent encore aujourd’hui intacts les traits principaux de leurs anciennes mœurs. Épars çà et là dans de misérables villages ou ranchos, ils vivent en tribus séparées, gouvernés par leurs caciques ; c’est à peine s’ils ont mêlé quelques mots espagnols à leurs idiomes, qu’ils parlent comme au temps des Aztèques.

Le seul changement apparent qui se soit effectué en eux, c’est leur conversion au catholicisme, conversion plus que problématique, puisqu’ils conservent avec le plus grand soin tous les souvenirs de leur ancienne religion, qu’ils en suivent tous les rites en secret, et qu’ils en ont gardé toutes les superstitieuses pratiques.

Ces Indiens, au Nouveau-Mexique surtout, bien que nommés Indios fideles (Indiens fidèles), sont toujours prêts, à la première occasion, à se liguer avec leurs congénères du désert ; et dans les excursions des Comanches et des Apaches, il est rare que des Indiens fidèles ne leur servent pas d’éclaireurs, de guides et d’espions.

La famille de don Miguel Zarate s’était, quelques années après la conquête de cet aventurier de génie nommé Cortès, retirée au Nouveau-Mexique, qu’elle n’avait plus quitté depuis.

Don Miguel avait suivi avec soin la politique de sa famille en resserrant le plus possible les liens d’amitié et de bon voisinage qui, depuis un temps immémorial, le liaient aux Indiens, fidèles ou non.

Cette politique avait porté ses fruits. Tous les ans, au mois de septembre, que les Comanches nomment la lune du Mexique, tant ils ont pris l’habitude de leurs incursions périodiques contre les blancs, lorsque les terribles guerriers rouges, précédés par le meurtre et l’incendie, se ruaient comme un torrent sur les malheureux habitants qu’ils massacraient et sur les fermes qu’ils saccageaient, sans pitié ni pour l’âge ni pour le sexe, seules les propriétés de don Miguel Zarate étaient respectées, et non-seulement on ne lui causait aucun dommage, mais encore si parfois, sans intention, un champ était foulé sous le pas des chevaux, ou quelques arbres brûlés ou arrachés par des pillards, le mal était immédiatement réparé sans que le propriétaire eût besoin de se plaindre.

Cette conduite des Indiens n’avait pas laissé que de soulever contre don Miguel une jalousie extrême de la part des habitants, qui se voyaient ruinés périodiquement par les Indios bravos. On avait porté contre lui des plaintes vives au gouvernement de Mexico ; mais quels que fussent le pouvoir de ses ennemis et les moyens qu’ils avaient employés pour le perdre, le riche hacendero n’avait jamais été inquiété sérieusement, d’abord parce que le Nouveau-Mexique est trop éloigné de la capitale pour que ses habitants aient rien à redouter de ceux qui gouvernent, et qu’ensuite don Miguel était trop riche pour qu’il ne lui fût pas facile d’imposer silence à ceux qui étaient le plus disposés à lui nuire.

Don Miguel de Zarate, dont nous avons, dans un précédent chapitre, fait le portrait au lecteur, était resté veuf après trois ans de mariage, avec deux enfants, un fils et une fille, âgés, à l’époque où s’ouvre ce récit, le fils de vingt-quatre ans et la fille de dix-sept.

Doña Clara, ainsi se nommait la fille de don Miguel, était la plus charmante enfant qui se puisse imaginer ; elle avait une de ces têtes de vierges de Murillo, dont les grands yeux noirs ombragés de longs cils soyeux, le front pur et la bouche rêveuse, semblent promettre des joies divines ; son teint, légèrement bruni par les chauds rayons du soleil, avait ce reflet doré qui sied tant aux femmes de ces contrées intertropicales ; elle était petite, mais toute mignonne et toute gracieuse.

Douce et naïve, ignorante comme une créole, cette délicieuse enfant était adorée par son père, qui voyait revivre en elle la femme qu’il avait tant aimée.

Les Indiens la suivaient des yeux, lorsque parfois elle passait pensive en effeuillant une fleur devant leurs misérables jacales (huttes), et courbant à peine les plantes sur lesquelles elle posait son pied délicat ; dans leur cœur ils comparaient cette frêle jeune fille, aux contours suaves et vaporeux, à la vierge des premières amours, cette sublime création de la religion indienne, qui tient une si grande place dans la mythologie aztèque.

Don Pablo Zarate, le fils de l’hacendero, était un homme de haute taille, fortement charpenté, aux traits durs et caractérisés, au regard hautain, bien qu’empreint de douceur et de bonté.

Doué d’une force peu commune, adroit à tous les exercices du corps, don Pablo était renommé dans toute la contrée pour son talent à dompter les chevaux les plus fougueux et la justesse de son coup d’œil à la chasse. Déterminé chasseur, hardi coureur des bois, ce jeune homme, lorsqu’il avait un bon cheval entre les jambes et son rifle à la main, ne connaissait pas, homme ou bête, d’ennemi capable de lui barrer le passage.

Le respect et la vénération qu’ils avaient pour le père, les Indiens, avec leur foi naïve, les reportaient sur le fils, en qui ils se figuraient voir la personnification de Huitzilopochtli, ce terrible dieu de la guerre des Aztèques auquel, lors de la dédicace de son teocali, soixante-deux mille victimes humaines furent sacrifiées en un seul jour.

Les Zarates étaient donc, à l’époque où commence cette histoire, de véritables rois au Nouveau-Mexique.

La félicité dont ils jouissaient fut tout à coup troublée par un de ces incidents vulgaires qui, bien que peu importants en eux-mêmes, ne laissent pas que de causer une perturbation générale et un malaise sans cause apparente, par cela même qu’il est impossible de les prévoir ou de les prévenir. Voici le fait :

Don Miguel Zarate possédait aux environs del Paso de vastes propriétés qui s’étendaient au loin, consistant pour la plupart en haciendas, en immenses prairies et en forêts.

Un jour, don Miguel revenait de faire, comme il en avait l’habitude, une visite à ses haciendas ; il était tard, et il pressait son cheval afin d’atteindre avant la nuit le gué de la rivière, lorsqu’à trois ou quatre lieues au plus de l’endroit vers lequel il se dirigeait, au moment où il allait entrer dans un épais bois de cotonniers qu’il lui fallait traverser avant d’atteindre le gué, son attention fut tout à coup attirée par des cris mêlés à des grognements qui partaient du bois dans lequel il allait s’engager.

L’hacendero s’arrêta afin de se rendre bien compte du bruit insolite qu’il entendait, et pencha la tête en avant afin de voir ce qui se passait.

Mais il lui fut impossible de rien distinguer au travers du chaos de lianes et de broussailles qui interceptaient la vue.

Cependant le bruit devenait de plus en plus fort, les cris redoublaient, mêlés à des jurons et des exclamations de colère.

Le cheval du Mexicain couchait les oreilles, renâclait et refusait d’avancer.

Cependant il fallait prendre un parti. Don Miguel pensa que peut-être un homme attaqué par les bêtes fauves courait un danger imminent ; il ne consulta que son cœur, et, malgré la répugnance visible de son cheval, il l’obligea à marcher en avant et à entrer dans le bois.

À peine avait-il fait quelques pas, qu’il s’arrêta étonné devant l’étrange spectacle qui s’offrit à sa vue.