Amyot (p. 11-19).
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II.

La Lutte.

Les habitants de la frontière mexicaine sont habitués à lutter continuellement contre les fauves, hommes ou bêtes, qui incessamment les attaquent ; l’inconnu ne s’émut donc que médiocrement de la visite inattendue des deux jaguars.

Bien que sa position entre ces féroces ennemis fût assez précaire et qu’il ne se dissimulât nullement le danger qu’il courait seul contre eux, il n’en résolut pas moins de leur faire bravement tête.

Sans perdre de vue le jaguar que le premier il avait aperçu, il obliqua légèrement en faisant quelques pas en arrière, de façon à avoir ses ennemis presque en face, au lieu de se trouver entre eux.

Cette manœuvre, qui exigea un temps assez long, réussit au delà de ses espérances.

Les jaguars le regardaient en se pourléchant et en se passant la patte derrière l’oreille avec ces mouvements pleins de grâce particuliers à la race féline.

Les deux fauves, certains de leur proie, semblaient jouer avec elle et ne se hâtaient pas de la saisir.

Tout en ayant l’œil au guet, le Mexicain ne s’endormait pas dans une trompeuse sécurité ; il savait que la lutte qu’il allait entreprendre était une lutte suprême et il prenait ses précautions.

Les jaguars n’attaquent l’homme que contraints par la nécessité ; ceux-ci cherchaient surtout à saisir le cheval.

La noble bête, solidement attachée par son maître, s’épuisait en vains efforts pour rompre les liens qui la retenaient et s’échapper.

Elle tremblait de terreur aux acres émanations des fauves.

L’inconnu, dès que ses précautions furent prises complétement, épaula son rifle une seconde fois.

En ce moment, les jaguars levèrent la tête en couchant les oreilles et humant l’air avec inquiétude.

Un bruit presque imperceptible s’était fait entendre dans les broussailles.

— Qui va là ? demanda le Mexicain d’une voix forte.

— Un ami, don Miguel Zarate, répondit-on.

— Ah ! c’est vous, don Valentin, reprit le Mexicain ; vous arrivez à propos pour assister à une belle chasse.

— Ah ! ah ! reprit l’homme qui avait déjà parlé ; puis-je vous aider ?

— Inutile, seulement hâtez-vous si vous voulez voir.

Les branches s’écartèrent brusquement et deux hommes apparurent dans la clairière. À la vue des jaguars, ils s’arrêtèrent, non de crainte, car ils posèrent tranquillement à terre la crosse de leurs rifles, mais afin de laisser au chasseur toutes les facilités de sortir victorieux de son téméraire combat.

Les jaguars semblèrent comprendre que le moment d’agir était venu ; comme d’un commun accord, ils se rassemblèrent sur eux-mêmes et bondirent sur leur ennemi.

Le premier, frappé au vol par une balle qui lui traversa l’œil droit, roula sur le sol, où il resta immobile.

Le second fut reçu à la pointe du machete du chasseur, qui, son rifle déchargé, était tombé un genou en terre, le bras gauche garanti par son zarape en avant et le machete de la main droite.

L’homme et le tigre tombèrent l’un sur l’autre en se débattant.

Après une lutte de quelques secondes, un seul des deux adversaires se releva.

Ce fut l’homme.

Le tigre était mort.

Le machete du chasseur, guidé par une main ferme, lui avait traversé le cœur de part en part.

Pendant ce rapide combat, les nouveaux venus n’avaient pas fait un geste, ils étaient demeurés spectateurs impassibles de ce qui s’était passé.

Le Mexicain se releva, plongea deux ou trois fois son machete dans l’herbe pour en essuyer la lame, et, se retournant froidement vers les étrangers :

Que tal ? Qu’en dites-vous ? fit-il.

— Parfaitement joué, répondit le premier ; c’est un des plus jolis coups doubles que j’aie vus de ma vie.

Les deux hommes jetèrent leurs fusils sur l’épaule et s’avancèrent vers le Mexicain, qui rechargeait son rifle avec autant de sang-froid et d’un air aussi tranquille que s’il ne venait pas d’échapper par un miracle d’adresse à un danger terrible.

Le soleil descendait rapidement à l’horizon, l’ombre des arbres prenait une longueur prodigieuse, le globe du soleil apparaissait comme une boule de feu au milieu de l’azur limpide du ciel.

La nuit n’allait pas tarder à venir, le désert se réveillait ; de toutes parts on entendait, dans les sombres et mystérieuses profondeurs de la forêt vierge, les sourds hurlements des coyotes et des bêtes fauves mêlés aux chants des oiseaux perchés sur toutes les branches.

Splendide concert chanté par tous les hôtes libres et indomptés des prairies à la gloire de Dieu, salut sublime adressé au soleil sur le point de disparaître.

Le désert, silencieux et morne pendant les fortes chaleurs du jour, sortait de sa torpeur maladive à l’approche du soir, et se préparait à prendre ses ébats nocturnes.

Les trois hommes, réunis dans la clairière, rassemblèrent des branches sèches, en firent un monceau et y mirent le feu.

Ils avaient sans doute l’intention de bivaquer une partie de la nuit en cet endroit.

Dès que les flammes du bûcher montèrent joyeusement vers le ciel en longues spirales, les deux inconnus sortirent de leurs gibecières des tortillas de maïs, quelques camotes cuites à l’eau et une gourde de pulque ; ces divers comestibles furent par eux complaisamment étalés sur l’herbe, et les trois hommes commencèrent un repas de chasseur.

Lorsque la gourde eut circulé plusieurs fois, que les tortillas eurent disparu, les nouveaux venus allumèrent leur pipe indienne, et le Mexicain tordit un papelito.

Bien que ce repas eût été court, il dura cependant assez longtemps pour que la nuit fût complétement tombée avant qu’il fût terminé.

Une obscurité complète planait sur la clairière, les reflets rougeâtres de la flamme du foyer se jouaient sur les visages énergiques des trois hommes et leur donnaient une apparence fantastique.

— Maintenant, dit le Mexicain après avoir allumé sa cigarette, je vais, si vous me le permettez, vous expliquer pourquoi j’avais si grande hâte de vous voir.

— Un instant encore, répondit un des chasseurs ; vous savez que dans les déserts les feuilles ont souvent des yeux et les arbres des oreilles ; si d’après ce que vous m’avez laissé entrevoir je ne me trompe pas, vous nous avez donné rendez-vous ici afin que notre entrevue fût secrète.

— En effet, j’ai le plus grand intérêt à ce que rien de ce qui se dira ici ne soit entendu ou seulement soupçonné.

— Fort bien, Curumilla ; allez.

Le second chasseur se leva, saisit son rifle et s’éloigna à pas de loup.

Bientôt il disparut dans l’obscurité.

Son absence fut assez longue.

Tout le temps qu’elle dura, les deux hommes restés auprès du feu n’échangèrent pas une parole.

Enfin, après une demi-heure, le chasseur revint s’asseoir aux côtés de ses compagnons.

— Eh bien ? demanda celui qui l’avait envoyé à la découverte.

— Mes frères peuvent parler, répondit-il laconiquement, le désert est tranquille.

Sur cette assurance les trois hommes bannirent toute inquiétude ; la prudence cependant ne les abandonna pas : ils reprirent leur pipe, et tournant le dos au feu afin de pouvoir parler tout en surveillant les environs :

— Nous sommes prêts à vous entendre, dit le premier chasseur.

— Écoutez-moi avec la plus grande attention, caballeros, répondit le Mexicain. Ce que vous allez entendre est de la plus haute importance.

Les deux hommes inclinèrent silencieusement la tête.

Le Mexicain reprit la parole.

Avant que d’aller plus loin, il nous faut faire connaître au lecteur les deux hommes que nous venons de mettre en scène, et retourner quelques pas en arrière, afin de bien faire comprendre pourquoi don Miguel Zarate, au lieu de les recevoir chez lui, leur avait donné rendez-vous au milieu d’une forêt vierge.

Les deux chasseurs paraissaient Indiens au premier coup d’œil ; mais, en les examinant avec attention, on reconnaissait à certains signes que l’un d’eux était de ces trappeurs blancs, dont l’audace est devenue proverbiale au Mexique.

Leur aspect et leur équipement offraient un singulier mélange de la vie sauvage et de la vie civilisée ; leurs cheveux étaient d’une longueur remarquable ; dans ces contrées où l’on ne combat souvent un homme que pour la gloire de lui ravir sa chevelure, c’est une coquetterie de l’avoir longue et facile à saisir.

Les deux chasseurs la portaient élégamment tressée et entremêlée de peaux de loutre et de cordons aux vives couleurs.

Le reste de leur costume répondait à ce spécimen de leur goût.

Une blouse de chasse de calicot d’un rouge éclatant leur tombait jusqu’aux genoux ; des guêtres garnies de rubans de laine et de grelots entouraient leurs jambes, et leur chaussure se composait de ces moksens constellés de perles fausses que savent si bien confectionner les squaws.

Une couverture bariolée et serrée aux hanches par une ceinture de cuir de daim tanné achevait de les envelopper, mais non pas assez, cependant, pour qu’à chacun de leurs mouvements on ne pût voir briller en dessous le fer des haches, la crosse des pistolets et la poignée des machetes dont ils étaient armés.

Quant à leurs rifles, inutiles en ce moment et négligemment jetés à terre auprès d’eux, si on les avait dépouillés du fourreau de peau d’élan garni de plumes qui les recouvrait, on aurait pu voir avec quel soin leurs possesseurs les avaient ornés de clous de cuivre et peints de différentes couleurs ; car tout, chez ces deux hommes, portait l’empreinte des coutumes indiennes.

Le premier des deux chasseurs était un homme de trente-huit ans au plus, d’une taille élevée et bien prise ; ses membres musculeux et bien attachés dénotaient une grande vigueur corporelle, jointe à une légèreté sans égale ; bien qu’il affectât toutes les manières des Peaux-Rouges, il était facile de reconnaître qu’il appartenait non-seulement à la race blanche sans mélange, mais encore au type normand ou gaulois.

Il était blond ; ses grands yeux bleus et pensifs, ornés de longs cils, avaient une expression de tristesse indéfinissable ; son nez était légèrement busqué, sa bouche grande et ornée de dents d’une éblouissante blancheur ; une épaisse barbe d’un blond cendré couvrait le bas de son visage ; sa physionomie respirait la douceur, la bonté et le courage sans forfanterie, mais complété par une volonté de fer.

Son compagnon appartenait, lui, évidemment à la race indienne, dont il avait tous les signes caractéristiques ; mais, fait étrange, il n’était pas cuivré comme les aborigènes américains du Texas et du Nord-Amérique ; son teint était brun et légèrement olivâtre.

Il avait le front haut, le nez recourbé, les yeux petits mais perçants, la bouche grande et le menton carré ; bref, il offrait le type complet de la race araucane, qui habite, au sud du Chili, un mince territoire.

Ce chasseur avait le front ceint d’un bandeau couleur de pourpre, dans lequel, au-dessus de l’oreille droite, était plantée une plume d’aigle des Andes, signe qui sert à distinguer les ulmènes ou chefs des Aucas.

Ces deux hommes, que le lecteur a sans doute reconnus déjà et qui ont joué un rôle important dans un de nos précédents ouvrages[1], étaient Valentin Guillois, l’ancien sous-officier de spahis, et Curumilla, bon ami, l’ulmen de la tribu du Grand-Lièvre.

Par quel concours inouï de circonstances Valentin et son ami, que nous avons quittés dix ans auparavant au Chili, dans l’hacienda de la Paloma, se trouvaient-ils à présent au fond des forêts vierges de l’Apacherie, à près de deux mille lieues du pays où nous les avons laissés ?

C’est ce que nous allons expliquer au lecteur en ouvrant une parenthèse indispensable pour l’intelligence des faits qui vont suivre.

Du reste, le moment est des mieux choisis pour ouvrir cette parenthèse, puisque les trois chasseurs causent gaiement autour de leur brasier, que la nuit est sombre, la forêt tranquille, et que rien ne semble devoir venir troubler leurs confidences.

  1. Le Grand Chef des Aucas 2 vol. in-12 Amyot, éditeur.